"missionnaire hétérogène".   
interview du P. Armel Duteil


[inédit]

(Entretien avec Placide Mandona)

S’ENRACINER EN DIEU POUR VIVRE HEUREUX

Foi et parcours missionnaire en Dieu, par Dieu et pour Dieu

L’ Harmattan


PENSEE D’OUVERTURE :

« Quand j’ignore Dieu, je vieillis, mais quand je m’accroche à Lui, je me rajeunis de plus. Telle est ma conviction la plus intime et la plus évidente, bref, ma théologie sans quiproquo»

Placide Mandona


Liminaire

Missionnaire incontestable, serviteur infatigable, prêtre disponible, affranchi des banalités quotidiennes, tels pourraient être les expressions à utiliser lorsqu’on veut parler du père Armel Duteil. Oui, il s’agit d’un prêtre catholique, d’un missionnaire claquemuré en Dieu et en sa Bonne Nouvelle, d’un personnage religieux atypique, d’une aventure missionnaire hétérogène où s’entrecroise un programme de vie et de foi fondé en Celui qui donne à chaque être son essence et son existence. Voilà le résumé d’une vie pleinement consacrée à Dieu et à son peuple, voilà ce que j’ai toujours entendu dire lorsque je fréquentais, jadis, et fréquente ce religieux missionnaire, voilà ce que d’aucuns tenteraient de dire, à chaque instant qu’ils voient ce missionnaire usé par un vélo qui date (…). Cela pour exprimer avec virulence l’enracinement en Dieu.

Certes, lorsqu’on prend Dieu au sérieux, tout donne l’impression d’avoir vaincu les guerres à venir, les attaques farfelues, la crise de la foi comme toutes les autres formes de crise. Armel le sait si bien et tente de le vivre malgré ses infirmités de tout homme faillible, de tout homme qui vit non seulement pour Dieu, mais aussi en Dieu et par Dieu. Pourrait se manifester ici un schéma exégétique du chemin, de la vérité et de la vie au sens faible de l’entendement. La véritable vie ne se trouve qu’en Dieu, il est le commencement sans commencement, le commencement de tout commencement, la fin sans fin, bref, la vie dans sa plénitude, la gloire dans sa célébrissime expression, l’amour dans son sens plénier. Aimer Dieu, c’est aussi accepter l’autre comme visage (Lévinas), l’autre comme frère, l’autre dans sa posture indigente, l’autre dans ses doutes et sa foi. C’est une des leçons pratiques que connaissent ceux qui fréquentent ce vaillant prêtre de Dieu qui se refuse tout le luxe mondain pour se consacrer à son vieux vélo pastoral dans les rues et ruelles de son Sénégal, de sa Guinée, de son Libéria, de son Congo et de sa France natale qu’il revoit rarement. S’enraciner en Dieu pour vivre heureux, c’est proclamer la confiance en cette acclamation solennelle de Saint Paul : « Qui pourra nous séparer de l’amour de Dieu ? ». Rien ! Absolument rien ! En tout nous sommes vainqueurs grâce à ce Jésus voie, vérité et vie. C’est sur la base de cette confiance que ce français quittera son pays pour des aventures africaines en République du Congo pour une pastorale en profondeur, au Libéria pour une pastorale auprès des milliers des réfugiés, en Guinée pour la promotion de la justice sociale, de la paix et du développement, au Sénégal pour le dialogue islamo-chrétien, la pastorale de la prison mais aussi pour la quête du développement de ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté et peut être demain au ciel pour rendre gloire à Dieu ad vitam aeternam. Missionnaire, c’est cela. « Soyez missionnaire, rien que cela » (Charles Cardinal Lavigerie). L’essence de la vie missionnaire c’est, redire Dieu autrement et simplement, sans tintamarre ni brouhaha, mais avec le cœur de Dieu, les yeux compatissants de la très Sainte Vierge Marie, le regard bienveillant de Jésus et la protection permanente de l’Esprit Saint. Convaincu de cela, la vie missionnaire ne pourra qu’être rose en dépit des soubresauts et opprobres de notre existence avec ses limites et ses calculs.


S’enraciner en Dieu revient également à annoncer le règne de Dieu terrestre dans l’attente du pas encore-là, c’est tout cela que notre foi catholique nous enseigne. Armel missionnaire spiritain l’aurait déjà compris, d’où le sens de cette élection de Dieu comme prêtre missionnaire auprès de ses sœurs et frères africains. La force et la puissance de Dieu s’arrange et se faufile dans chaque être humain prêt à accueillir Dieu. Il fallait ce livre, il le fallait à tout le moins, il le fallait au moment voulu. Il le fallait parce que je trouvais en cet homme-prêtre quelqu’un d’enraciné en Dieu et en ses paroles : les Saintes Ecritures. Depuis près de deux années, j’ai eu la chance de nouer avec Armel Duteil des liens de tendre, de fidèle et respectueuse affection qui m’ont profondément enrichi, spirituellement, intellectuellement et, mieux encore, moralement parlant : des leçons d’élégance, de tolérance, de dignité face aux épreuves de la vie, voire des leçons de la vie aussi. Il y aurait tant à dire sur la vie dans son sens plénier ! Si j’ai eu l’honneur de le rencontrer pour ce livre, je reconnais ses encouragements, son sens de la vérité, mais aussi la profondeur dans sa façon de procéder. Pour le dire honnêtement, c’est, par estime pour l’homme autant que par admiration pour sa vie menée pauvrement, que j’ai tenu à réaliser cette œuvre spirituelle, ce que tu lis en cet instant, c’est la vie dans son expérience du temps existentiel, dans son expérience de Dieu, dans son expérience essentielle. Bref la vie dans sa brièveté en Dieu, par Dieu et pour Dieu du militaire devenu prêtre de Dieu.


Un prêtre heureux, parfaitement, un missionnaire pour l’Afrique ! Comment s’étonner de l’intérêt qu’il manifesta très vite pour la République populaire du Congo (République du Congo Brazzaville), à qui il consacra, dès les années 60, un premier apostolat et quelques livres didactiques. Il serait téméraire de l’affirmer : Armel Duteil est bien ce prêtre au sens fort et exact d’autant plus qu’il n’oublie rien de son passé, de ses blessures mais aussi de son infidélité. Mais peut-être c’est l’homme unifié qui m’a parlé, qui me parlait et qui parle encore. Peut-être est-ce un écrivain unifié qui nous partage sa vie missionnaire à cœur ouvert. Je veux l’espérer. Nous allons l’espérer. Ainsi peut commencer ce long entretien sur la vie dans ses diverses facettes de ce baobab français de nature mais sénégalais dans son enracinement.


Placide Mandona

Dakar, le 03 juillet 2016 en la fête de Saint Thomas apôtre


PREMIERE PARTIE : A L’ORIGINE DU SENS

«Tout Homme a ses racines, Armel Duteil aussi. »


SES SOUCHES


Placide Mandona : Commençons par vos racines. Qui êtes-vous ?

Je suis originaire d’une île de Bretagne sud, l’île de Houat. La plupart de mes parents sont donc des marins ou des pécheurs. Cela veut dire des gens qui ont la culture des peuples de la mer, et une culture internationale ouverte au monde. La plupart de mes grands-parents et grands oncles, ont non seulement fait plusieurs fois le tour du monde, mais ont travaillé de nombreuses années au Sénégal, au Congo, en Côte d’Ivoire, à Madagascar, en Afrique du Nord, dans les Terres Neuves, Saint Pierre et Miquelon ou ailleurs encore. Mon propre frère était marin, il faisait les lignes d’Amérique du Sud, et ensuite du Pérou aux Philippines. Un autre frère, après avoir travaillé en Egypte et en Arabie Saoudite, est à la retraite maintenant. Il est retourné à l’île de Houat, où il a recommencé la pêche. Même si suite à la vie moderne et surtout aux difficultés actuelles de la pêche et du métier de marin, beaucoup de mes cousins ne sont plus marins ou pécheurs, ils vivent à l’étranger, en Australie, aux Etats-Unis, en Angleterre… ou ailleurs. Mon père était fils d’un officier de marine qui avait fait les campagnes du Rif au Maroc, d’Abyssinie et de Somalie et du Tonkin (Vietnam) pour terminer en Algérie. C’est ce qui explique que mon père soit né et ait grandi en Algérie et qu’il ait tenu à revenir travailler en Afrique. Il était électricien à l’arsenal de la marine de Dakar. Et plusieurs de mes oncles ont travaillé également à la marine de Dakar. C’est ainsi que moi-même j’ai passé toute ma jeunesse au Sénégal



Placide Mandona : Quel serait le sens de votre nom : DUTEIL et pourquoi  pas Durand, Lustiger ou Ricœur? Mon nom DUTEIL, n’est pas un nom breton. Car celui de mon grand-père paternel venant de la région de Nantes. Par contre ma mère a un nom typiquement breton, SCOUARNEC.

Placide Mandona : Pourquoi le prénom chrétien Armel et non pas André, Jean-Claude, Blaise-Pascal, Jacques ou Philippe ?

Mon prénom Armel est aussi breton, surtout pour les garçons. Il signifie « Prince Ours » (Arzel). Et beaucoup de villages en Bretagne s’appellent Saint Armel, Ploharmel, Plouarnel, Ploëmel…Plou signifie  village en breton. Un de mes grands oncles maternels s’appelait Armel. Et c’est ma grand-mère qui a demandé qu’on me donne son nom. Il est mort en mer comme beaucoup de mes parents et amis. Jusqu’à maintenant dans notre île de Houat, le 15 Août, nous avons une grande prière pour tous les marins et pécheurs péris en mer. Pas seulement pour ceux qui sont originaires de l’île, mais pour tous les pécheurs morts dans l’exercice de leur métier si difficile et si dangereux. Et aux marins, en particulier au moment de la guerre, des attaques des pirates ou d’autres circonstances. Le bateau de mon grand père été torpillé par un sous-marin allemand au large de Madagascar, au cours de la 1° guerre mondiale. Actuellement, même si les conditions de travail ne sont plus aussi dangereuses, il y’a encore beaucoup de gens qui meurent noyés dans la mer. Et bien sûr, maintenant, à notre prière du 15 Août, nous prions spécialement pour tous les émigrés qui partent en Europe et qui se noient en Méditerranée et dans toutes les autres mers du monde.

Armel était un moine irlandais missionnaire, venu évangéliser la Gaule. Il était conseiller du roi à Paris, avant de devoir s’exiler en Bretagne. Moi-même, je suis devenu majeur un vendredi saint. Ma mère me l’a aussi souvent rappelé, me disant que c’était un signe pour un futur religieux missionnaire

Je suis un prématuré du sixième mois né au cours d’un bombardement pendant la deuxième Guerre Mondiale. Et j’ai été aussitôt baptisé par mon père, avant d’être ondoyé à l’Eglise où ma mère m’a souvent raconté que, dès que nous sommes entrés à l’Eglise j’ai tourné ma tête vers le vitrail de Saint Armel de cette église. Je dis souvent en riant qu’il faut donc me pardonner si je n’ai toujours pas une théologie traditionnelle, car j’étais baptisé par un laïc !


Placide Mandona : La vie, l’expérience, le royaume d’enfance. Comment voudriez-vous les aborder ?



J’ai grandi à Dakar. Mon milieu familial s’est donc limité à mon père et à ma mère, avec mes 3 jeunes frères et ma sœur, tous les autres membres de nos deux familles étant dispersés dans le monde entier. Mes parents formaient un couple uni et aussi très ouvert aux autres. Nous recevions souvent des gens à la maison, en particulier des nouveaux venus qui venaient travailler au Sénégal. Mon père avait été longtemps responsable de la JOC et cela l’avait beaucoup marqué. Bien qu’éloignés de nos parents, notre grande famille a toujours été très importante pour nous. Nous rentrions en Bretagne tous les trois ans pour les congés…par bateau bien sûr ! Et à chaque fois nous étions heureux de retrouver notre famille. Comme mes frères par la suite, je m’embarquais pendant ces vacances sur un bateau de pêche, généralement un sardinier, car sur ces bateaux l’ambiance était très bonne : nous étions entre seize à dix-huit membres d’équipage à bord pour pouvoir tirer les grands filets (la bolinge) à la main, avant que les bateaux de pêche ne soient modernisés et mécanisés. Cette modernisation a d’ailleurs entrainé le pillage des fonds marins, ce qui cause tous les problèmes actuels de la pêche, la disparition des poissons et le chômage de pécheurs. Il n’y a plus de sardiniers dans la zone de Houat car la sardine a disparu de cette région. Même quand j’ai été grand séminariste, puis prêtre j’ai toujours tenu à m’embarquer pendant mes séjours dans mon île, soit pour la pêche aux casiers, au filet ou au chalut (la plus dure), soit à la ligne (celle que j’aime le moins). C’est ce qui m’a permis quand j’étais à Saint-Louis les années 1980 à 1996 d’avoir de très bonnes relations avec les pécheurs de Guèt-Ndar, et de participer à leur réflexion dans le syndicat des pêcheurs et les groupements de pêche. Ces bonnes relations m’ont permis aussi de faire embarquer sur des pirogues des enfants de la rue, pour les aider à avoir un travail, et en même temps sortir de la drogue.

La famille a toujours été considérée comme le lieu par excellence de la transmission des valeurs, de la définition du pèlerinage terrestre, bref, le moule indispensable pour une croissance psychologique intégrale(…) Quel serait l’influence de votre milieu familial sur votre éducation et sur l’éclosion de la foi en un Dieu Un et Trine ?

Mes parents étaient croyants et pratiquants, mais ils ne m’ont pas poussé à être prêtre. En effet, mon père a eu une enfance très difficile : il était encore à l’école primaire quand son père est mort, et sa mère était paralysée. Troisième et dernier garçon de la famille, le médecin familial lui avait appris à faire les injections et à s’occuper de sa mère malade (ce qu’il a continué de faire quand nous étions nous-mêmes malades). A cause de cela il a du abandonner les études aussitôt après le certificat d’étude, pour entrer comme apprenti électricien à l’arsenal de la marine de Lorient en Bretagne (avant de partir pour le Sénégal). Cette enfance difficile a beaucoup marqué mon père. C’est grâce à l’organisation interne de la marine qu’il a pu passer ouvrier, technicien, puis ingénieur au cours des années. Ayant réussi à s’en sortir, il voulait que ses enfants continuent leurs études pour aller le plus loin possible, le dépasser et réussir leur vie professionnelle. Avec ma mère, ils ont fait de gros efforts pour cela. C’est pourquoi, quand j’ai été reçu au BAC au lycée Van VollenHoven de Dakar mon père a tenu à ce que je commence d’abord par travailler, avant d’entrer au grand séminaire. J’ai donc travaillé dans la société d’électricité Jeumont. Mon père étant électricien, il m’a trouvé cette place facilement. Déjà il avait refusé que j’entre au petit séminaire, préférant que je fasse mes études en restant en famille, d’abord au collège des Maristes à Hann puis au lycée Van VollenHoven (actuel lycée Lamine GUEYE), pour que je connaisse la vie en société, comme les autres jeunes, et que je puisse décider librement de mon avenir, sans m’engager trop jeune. En effet, pendant son apprentissage et quand il était ouvrier, mon père a été très marqué par un camarade qui, après plusieurs de travail à l’arsenal, était entré au séminaire des ainés et était devenu ensuite prêtre ouvrier. Ce prêtre m’a d’ailleurs beaucoup marqué par la suite, étant resté un ami de la famille. Dans son souci de me voir heureux et à l’aise dans la société, mon père me disait souvent : « il vaut mieux être un bon travailleur plutôt qu’un mauvais prêtre ». Ce à quoi je lui répondais : « mais il vaut mieux être un bon prêtre, plutôt qu’un mauvais travailleur » Il me disait aussi : « si tu fais l’école polytechnique, tu auras de nombreux amis bien placés, et des relations qui pourront t’aider ensuite quand tu seras prêtre, par exemple pour construire des églises ». C’est pourquoi, pendant mes études à Dakar, mon père m’a fait rencontrer le directeur de l’arsenal et plusieurs ingénieurs pour me convaincre. Mais ils n’ont pas pu le faire, et j’ai continué à vouloir être missionnaire. En voyant ma décision bien arrêtée, mon père a finalement accepté, et je suis donc entré au noviciat des Spiritains en septembre 1957 en France. En effet, les missionnaires présents au Sénégal étaient des spiritains (religieux de la Congrégation du Saint Esprit). Je les connaissais bien pas seulement comme prêtres de la paroisse, mais aussi parce que j’étais souvent parti avec toute la famille dans de ombreuses missions où mon père se chargeait avec des ouvriers qu’il entraînait avec lui de refaire les installations électriques des églises ou des presbytères. Et à l’occasion des camps scouts, j’avais aussi découvert leur façon de travailler sur le terrain. J’avais bien rêvé être jésuite et missionnaire en Chine, mais les frontières s’étaient fermées. Et l’aumônier de notre collège m’avait convaincu qu’il valait mieux, vue ma jeunesse passée en Afrique, rester travailler dans ce continent.

Quelle place nécessaire accordezvous à vos frères, à vos sœurs et à tous les autres membres de votre famille ? Pouvez-vous nous parler de votre parcours scolaire ?



Pour l’école primaire, mon père nous avait inscrits avec mes 2 jeunes frères à l’école Saint Michel. Nous n’étions que quatre français (avec un autre élève). Cela m’a beaucoup aidé à connaître les différentes cultures du Sénégal, et bien sûr à commencer à parler le wolof. Je me suis fait de très nombreux amis sénégalais, et cette amitié dure encore. Il m’arrive de rencontrer encore aujourd’hui des camarades de l’école primaire, avec qui nous avons fait nos études. J’ai fait ensuite mes études au collège de Hann, tenu par les pères Maristes, un collège vraiment international. Cela m’a ouvert au monde en m’apportant aussi une culture religieuse importante, ouverte aux autres religions. Pendant ces années, j’ai lancé et pris la responsabilité d’un groupe de prière, et je participais à des partages d’évangile. En même temps, j’étais scout, comme mes frères et sœurs. Cela nous a apporté une éducation et nous a surtout appris à travailler avec les autres. J’ai franchi toutes les étapes depuis louveteau à routier (compagnon) et même assistant au chef de troupe, la dernière année. Avoir le même type de formation et d’engagement nous a beaucoup unis entre frères et soeur. Même si chacun d’entre nous a ensuite suivi sa voie. Mais surtout cela nous a appris à nous engager et à agir ensemble.

Que voulez-vous dire ?

Je ne vais pas développer ce qu’est le scoutisme, ce mouvement d’éducation est suffisamment connu. Cela m’a permis d’être ensuite aumônier scout jusqu’à maintenant. Et quand le mouvement était interdit, par exemple au Congo après la révolution, j’ai pu utiliser la méthode scoute, pas seulement dans la catéchèse et les groupes paroissiaux qui subsistaient, mais aussi avec les jeunes de la JMNR, la Jeunesse du Mouvement National de la Révolution, en secteur rural où je me trouvais alors.

C’est aussi dans le scoutisme que j’ai appris la mixité, beaucoup plus qu’à l’école. En effet, il y avait une très bonne collaboration entre les scouts et les guides, beaucoup d’entre eux étant d’ailleurs frères et sœurs. Cela m’a beaucoup aidé pour être à l’aise ensuite avec les jeunes filles et les femmes dans mes différentes responsabilités. Et à chercher à chaque fois à leur donner la place qui leur revient…ce qui n’est pas toujours facile dans la pratique jusqu’à maintenant, malgré les grandes déclarations sur la parité et la libération de la femme. Il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine.

Cette amitié et ce soutien se sont continués jusqu’à maintenant. Ainsi quand après 50 ans, ma sœur s’est retrouvée avec ses anciennes camarades guides dans une rencontre de retrouvailles et qu’elle leur a expliqué ce que je faisais dans les camps de réfugiés en Guinée, ils se sont organisés pour nous soutenir, en particulier pour les jardins d’enfants, l’aménagement des sources et les petits projets de développement. Et quand je suis venu à Dakar, ils ont continué à me soutenir, spécialement pour mon travail dans les prisons, en nous envoyant par conteneur de la nourriture, du matériel médical, des outils pour les ateliers que vous voulions lancer et des ordinateurs pour la formation des détenus.

Pour en revenir aux études, ensuite j’ai continué au lycée public Van VollenHoven. Ce qui a été une nouvelle étape pour moi, me permettant de sortir du milieu religieux catholique. C’est dans ce lycée que j’ai passé le Bac en série scientifique (maths élèm). Avec le futur cardinal Hyacinthe Thiandoum alors jeune prêtre, nous avons cherché à lancer la JEC au lycée. Et je participais comme ma sœur aux activités de l’aumônerie, avec les dominicains qui venaient d’arriver dans le diocèse (en 1956).

Placide Mandona : Pouvez-vous expliquer un peu plus en quoi ce temps vous a marqué et formé ?

Au temps de l’école primaire, j’ai commencé à être enfant de choeur à la Cathédrale. J’ai suivi les différentes étapes jusqu’à devenir cérémoniaire, quand j’étais au lycée. En même temps, j’étais CV-AV (Coeur-Vaillant-Ame Vaillante : le mouvement d’Action Catholique des enfants). Ce fut ma première formation à un engagement chrétien ouvert à tous, dans la vie sociale. Je faisais aussi partie de la chorale des enfants lancée par maître Sorano, un grand serviteur du pays au temps de la colonisation, avant l’indépendance. C’est pourquoi, en reconnaissance, on a donné son nom au grand théâtre national de Dakar. Il nous a donné le goût du chant et de la musique. Ensuite, chez les scouts nous chantions beaucoup. Et c’étaient des chants éducatifs nous soutenant dans nos engagements, nous donnant un sens moral et nous confortant dans notre idéal. Cela m’a beaucoup soutenu. Et m’a aidé tout au long de mon apostolat, pour mettre de l’animation et de la joie dans les différents groupes avec lesquels j’ai travaillé Ce n’étaient pas seulement des danses ou des chants de divertissement, comme trop souvent maintenant. Entré au grand séminaire, je me suis initié au solfège et j’ai appris à jouer de l’harmonium. Je me suis formé au chant grégorien et suis devenu maître de chœur. Parti étudier la théologie en Suisse, j’ai appris à jouer de l’orgue et j’ai même donné des concerts. Et quand je suis parti au Congo comme militaire, tout en étant dans l’escadron blindé (les anciens chars de la 2° DB du maréchal Leclerc que l’on avait ramené à Brazzaville), j’étais dans la musique militaire. De retour au grand séminaire, j’ai eu la grande chance de faire partie de la chorale du père Deiss, un compositeur spiritain très connu, avec qui nous avons enregistré plusieurs disques de chants religieux. Mais je me suis aperçu que la musique me demandait beaucoup de temps. Aussi, tout en continuant de chanter et faire chanter, j’ai décidé de ne plus être maître de chœur et de ne plus jouer de l’orgue ou de l’harmonium, me contentant de la guitare. Ne voulant pas limiter mon apostolat à la liturgie et la chorale, mais cherchant à m’engager davantage dans la société.

Placide Mandona : Qui de papa et de maman semble important dans votre vie ? La question peut se comprendre comme choix : qui est-ce que vous aimez plus entre papa et maman ?

On ne m’a jamais demandé de choisir entre mon père et mère et cette idée ne m’est jamais venue à l’esprit. Ils formaient un couple uni, d’autant plus que ma mère était assez effacée et discrète, et donc soumise à son mari (dans le bon sens), comme l’étaient la plupart des épouses de ce temps. A cette époque, on ne parlait pas encore beaucoup de la libération de la femme. Pour moi, mon père et ma mère allaient ensemble, même si je me suis aperçu, par la suite en grandissant, que ma mère trouvait que mon père était parfois trop dur envers moi, et qu’elle en souffrait. Etant l’ainé, mon père voulait que je marche droit, pour montrer le bon chemin à mes jeunes frères et sœur.


II. LE CHOIX DE DIEU OU LA FOI EN UN DIEU TRINITAIRE



Placide Mandona : La foi, qu’est-ce ?

Pour moi, la FOI c’est la confiance dans l’amour. C’est connaître quelqu’un, Jésus-Christ, Fils de Dieu fait homme, ami de tous et de chacun, que j’aime et en qui je fais confiance. A ce moment-là, j’essaie de vivre avec Lui dans toute ma vie, et d’agir comme Lui.

Les gens disent mordicus que vous êtes humble, je m’en vais vous poser une question : qu’est-ce qui fait que l’humilité soit au cœur de votre façon de procéder, mieux, de votre ontos comme le dirai le métaphysicien en colère? Il y a plus. La foi est-elle l’élément moteur de votre sens d’humilité ?

L’humilité ? Je ne saurais pas dire si je suis vraiment humble, mais j’essaie de l’être le plus possible, et de résister à ma tendance naturelle qui me pousserait à dominer et à commander.

L’Eglise nous enseigne un Dieu en trois hypostases, est-ce rationnel 


Un Dieu en trois hypostases : Ce n’est pas rationnel, c’est un mystère. Dieu dépasse largement notre capacité de le comprendre et de le saisir. Ce n’est pas rationnel, mais ce n’est pas idiot (irrationnel). C’est Jésus lui-même qui nous la fait connaître. Pas par des théories, mais en appelant Dieu son Père, et en nous envoyant le Saint-Esprit. Il nous les a fait connaître par ses paroles, mais surtout par toute sa vie.. Cela veut dire que Dieu est Amour, ouverture et don total de soi aux autres. Et que Dieu est une famille. Amour et esprit de famille (de communauté), c’est la base pour une vie heureuse et réussie. C’est ce qui me soutient et m’entraine dans la vie, comme le dit Jésus : « il ‘y a pas de grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Je respecte les réflexions des théologiens, pour chercher à faire « comprendre » la Trinité. Mais pour moi, l’essentiel c’est de chercher à vivre avec Jésus, mon grand Frère et mon ami, en fils du Père, au souffle du Saint Esprit.

N’avez-vous jamais douté de Dieu ?

C’est Dieu qui m’a appelé, que ce soit pour la vie chrétienne ou pour ma vie sacerdotale, religieuse et missionnaire. J’ai souvent été fatigué, inquiet devant les difficultés de la vie, et déçu par mes propres fautes et erreurs. Le comportement de certains chrétiens m’a fait parfois beaucoup souffrir. Mais je n’ai jamais douté de Dieu et de son Amour. Heureusement, car je ne sais pas comment je l’aurais vécu.

Quelle sorte de foi avez-vous : celle naturelle ou surnaturelle ?

Je pense effectivement que l’homme est naturellement religieux, mais que le laïcisme tend à supprimer cette orientation profonde. Le laïcisme athée, et non pas la laïcité qui est une bonne chose. Beaucoup d’enfants en Occident ne sont plus éduqués dans la Foi chrétienne, ni dans aucune religion. Mais même si tout le monde a des sentiments religieux au fond de lui, il n’est pas pour autant « un chrétien qui s’ignore », comme on l’a dit parfois. Cela c’est de la récupération. C’est annexer les gens, au lieu de respecter la liberté de leur choix, ou de leurs opinions (car ce n’est pas toujours un choix réfléchi). Il est essentiel de reconnaître la Foi des autres dans ce qu’elle est, et les différents chemins qui conduisent vers Dieu. Pour moi, la foi chrétienne reste un don gratuit de Dieu, sans aucun mérite de notre part. Et pour lequel nous n’aurons jamais fini de dire merci.

N’êtes –vous jamais passé à un certain moment de votre vie et suite à une certaine difficulté existentielle de passer inopinément de l’incroyance la plus tranquille à la foi la plus entêtée ?



J’ai grandi dans une famille Catholique, j’ai été croyant dès mon enfance. Mais bien sûr ma Foi s’est approfondie au fur et à mesure avec la catéchèse, mais surtout mes engagements comme servant de messe à la Cathédrale et comme scout, et ensuite comme aumônier de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), par l’exemple et le témoignage de laïcs chrétiens engagés et également des amis musulmans avec qui j’ai vécu et agi. Pour moi dans la Foi, ce qui est important ce n’est pas le dogme, c’est la personne de Jésus Christ qui m’a ébloui, qui continue de m’attirer et que j’essaie de connaître de mieux en mieux en méditant son Evangile, pour vivre davantage avec Lui et comme Lui. Et c’est un chemin de Joie qui ne sera jamais fini.

J’ai appris en philosophie chez les Jésuites (Saint Pierre Canisius-Kimwenza / Kinshasa) que l’on peut dire de l’homme qu’il est « religieux par nature », ou de l’âme humaine qu’elle est naturellement chrétienne surtout celle de l’Africain (Luka Lu ne NKuka, sj), mais il reste à déterminer le rapport entre la foi et la religiosité naturelle : la foi en tant que réponse personnelle à la Parole de Dieu vivant, exprimée finalement et définitivement au Seigneur. Comment vous retrouvez-vous dans cette affirmation ?

Je suis d’accord avec cela. Mais je ne suis pas d’accord quand on dit (pour se rassurer ?) qu’en Afrique il n’y a pas d’athées. C’est insulter ceux qui se disent sincèrement athées, même s’ils ne sont pas nombreux.



Voudriez-vous nous parler des vertus théologales et cardinales ? Quel est le fondement de la foi catholique ?

Les vertus théologales c’est ce qui nous permet de vivre la Foi en Dieu Père, Fils et Saint-Esprit : Foi, Amour, et Espérance. Ce qui est important ce n’est pas de les connaître, mais de les vivre avec nos frères et nos sœurs, comme Jésus la fait. Encore une fois, le fondement de la Foi Catholique c’est Jésus-Christ. Je crois en Dieu, tel que Jésus-Christ nous la fait connaître.

Les vertus cardinales sont importantes pour une vie morale, mais ce n’est pas ma priorité. J’aime beaucoup cette parole de Saint Augustin : « aime et fais ce que tu veux »…à condition de bien la comprendre bien sûr. Paul nous dit (Gal 5,13) : « Vous avez été appelés à la liberté. Mais que cette liberté ne se tourne pas en prétexte pour la chair ». Dans l’Eglise Catholique, la morale est basée sur les vertus théologales. Ou plutôt sur Jésus Christ et son Evangile. Et je souffre de voir que certains catéchistes se contentent trop souvent d’enseigner une morale pour « gagner » les sacrements, et pas assez à faire connaître et aimer Jésus, pour vivre avec Lui. Car si on L’aime, on cherche à vivre comme Lui. De même, certaines homélies se limitent à la morale, et sont même très moralisantes. J‘ai entendu des homélies où on ne citait même pas une fois le nom de Jésus ! Dans les autres religions et chez les non-croyants, il y a des gens qui vivent une vraie vie morale. Le fondement de la foi catholique, c’est Jésus. Ce n’est ni un Livre comme chez les musulmans, ni une morale comme dans la religion traditionnelle. Ce ne sont pas les missionnaires qui ont fait connaître les dix commandements aux gns des religions traditionnelles africaines, ils les connaissaient déjà dans leur cœur. Et ils croyaient déjà en Dieu.

Etes –vous chrétien du berceau (comme disent les anglo-saxons) ou chrétien de l’’après berceau ?

Je suis chrétien depuis ma naissance comme je l’ai expliqué.

Ancien membre sous l’uniforme de l’armée française. Pourriez-vous nous expliquer ce passage sérieux de votre vie ?

Comme tout citoyen français, je devais faire le service militaire. Etant étudiant, j’avais obtenu un sursis. C’était la fin de la guerre d’Algérie, en 1962. J’étais en deuxième année de théologie à l’Université de Fribourg en Suisse. Mais je ne voulais pas rester enfermé dans une caserne en France. Aussi j’ai cassé mon sursis, et je me suis engagé dans l’infanterie de marine (c’était normal pour moi) « par devancement d’appel pour un service outre-mer », selon la formule EVSLOM (Engagé Volontaire pour le Service Légal Outre-Mer). Ainsi j’étais sûr de partir à l’étranger. Après la formation militaire (les classes) au bataillon africain de Fréjus (Puget sur Argens), j’ai été envoyé au Congo. Malgré de nombreuses pressions de l’armée qui cherchait des officiers, j’ai refusé de faire l’Ecole des Officiers de Réserve (EOR), voulant faire de ce service militaire une expérience pour mieux connaître la vie des gens et la réalité des choses à la base, comme simple soldat. Je me suis donc retrouvé à Brazzaville dans l’escadron blindé : les anciens chars du Général Leclerc pendant la deuxième Guerre Mondiale, que l’on avait ramenés au Congo, et dans la musique comme je l’ai expliqué plus haut. Heureusement, je n’ai pas eu à me battre, ni à tuer des gens. Au moment de la révolution congolaise (13-15 Aout 1963) j’encadrais une colonie de vacances de plus d’une centaine d’enfants au sud du pays à Pointe Noire (en effet j’avais passé mes diplômes nécessaires pour cela pendant mes études au séminaire de philosophie). Nous avons eu très peu, mais n’avons subi aucun dommage, grâce à Dieu. En effet, l’Archevêque avait demandé au général de me donner un ordre de mission, pour travailler à l’éducation des jeunes dans les quartiers nord de Brazzaville, en particulier à la paroisse de Muleke tenue alors par l’abbé Emile Biayenda qui sera par la suite cardinal, puis assassiné pour des motifs politiques. Je lui suis très reconnaissant de l’amitié et de la confiance qu’il m’a accordées, et j’ai tressé des liens très profonds avec sa sœur religieuse et toute sa famille, ayant servi ensuite à Kindamba-Vinza, sa région d’origine. Cet apostolat m’a beaucoup intéressé, m’a permis d’apprendre le lingala, de connaître la culture congolaise et de travailler avec les mouvements de jeunes. Jusqu’au moment où ces mouvements ont été supprimés et remplacés par la J.M.N.R (Jeunesse unique du Mouvement National Révolutionnaire congolais). Pendant une deuxième année, j’ai donc vécu une expérience tout à fait nouvelle : celle de la naissance de la République Populaire du Congo, un régime marxiste avec toutes les difficultés que cela a comporté : accusations, arrestations, et même torture de certains prêtres et de nombreux militants chrétiens en particulier des syndicalistes de la C.A.T.C (Confédération Africaine des Travailleurs Chrétiens). Les chrétiens ont donc été amenés à choisir leur camp et à témoigner de leur foi au milieu des persécutions. Pour ceux et celles qui ont tenu le coup, cela leur a demandé d’approfondir leur foi et de s’engager plus profondément. Pour nous chrétiens, il n'était plus possible de nous appuyer sur nos œuvres traditionnelles : les écoles catholiques étaient nationalisées, tous les mouvements de jeunes et d’adultes interdits. Il nous a fallu revenir à l’essentiel et au témoignage de la foi dans la vie de chaque jour. Car on nous empêchait de parler, mais on ne pouvait pas nous empêcher de vivre notre foi au milieu du peuple, et cela se voyait. Bien sûr les contacts et les relations d’amitié que j’avais noués la première année m’ont beaucoup aidé, et permis de continuer à soutenir jeunes et adultes. Pas seulement pour qu’ils pratiquent leur religion, mais qu’ils s’engagent dans les organisations du pays, même si elles étaient officiellement marxistes, pour continuer à se mettre au service de la population, et maintenir le plus possible l’esprit chrétien dans ce qu’ils faisaient.

A cette époque, il y avait plusieurs missionnaires laïcs venus travailler pour quelques années au service de l’Eglise, en particulier dans les écoles, les dispensaires et les mouvements. Ils ont dû quitter le pays après la révolution, mais nous sommes restés en relation. Ainsi, 35 ans plus tard, une enseignante est venue en Guinée m’aider à lancer des jardins d’enfants dans les camps de réfugiés et les villages, et ensuite pendant plusieurs années, assurer la formation continue des éducateurs.

Ayant terminé mon service militaire, j’ai quitté avec grand regret le Congo en Août 1964, pour continuer mes études de théologie.

Dans une allocution à l’Académie française, Jean-Luc Marion disait à peu près ceci : «  La parole précède, donc elle appelle. Et ici tout s’éclaire. Car ce qui vaut de la parole telle que l’Académie l’entend, celle des hommes, vaut plus encore de la Parole de Dieu, telle que l’Église l’entend ». La question est ainsi : quelle importance théorique et pratique accordez-vous à la parole de Dieu ?

La Parole de Dieu est absolument essentielle à notre foi. Elle remplit notre cœur et nous éclaire. Nous croyons en Dieu Père, tel que Jésus-Christ nous l’a fait connaître. J’ai toujours cherché à comprendre, à méditer et à partager cette Parole de Dieu, déjà quand j’étais scout et élève. C’est pourquoi j’ai beaucoup aimé les études de théologie, surtout à mon retour du service militaire dans notre séminaire de la banlieue sud de Paris, à Chevilly Larue. Car à Fribourg, les cours étaient très théoriques et en latin, préparant à des diplômes universitaires. Ce qui ne m’intéressait pas, ayant peur d’être retenu par la suite pour enseigner dans un grand séminaire, au lieu de travailler sur le terrain. Au contraire, à Chevilly, les cours étaient beaucoup plus pratiques et nous préparaient au travail missionnaire. J’exerçais mes activités pastorales dans un bidonville de Villejuif où s’étaient réfugié de nombreux nord africains musulmans, à cause de la guerre d’Algérie, et des jeunes portugais fuyant le pays pour ne pas être envoyés au Mozambique, en Angola ou en Guinée Bissao faire la guerre contre les mouvements luttant pour l’indépendance. J’y ai été formé et souvent bousculé par un prêtre absolument extraordinaire et très proche des pauvres : le père Christian Roussin. Un livre-témoignage a été écrit sur lui : « les pauvres à la porte », que j’ai beaucoup médité. Cela dans un quartier très populaire, avec une équipe de prêtres très dynamiques, proches de la population. C’est là que j’ai appris à lire et à comprendre la Parole de Dieu à partir de la vie, grâce à ma participation à la JOC et ensuite à l’ACO (Action Catholique Ouvrière). C’est pourquoi, je ne suis pas un théologien, mais simplement un pasteur. Et les réponses que je donne ne sont ni des paroles d’Evangile, ni des réponses officielles de l’Eglise. C’est seulement la façon dont je vois les choses, à partir de ce que Dieu m’a donné la grâce de vivre. Mais c’est peut être cela être théologien : discerner dans la vie de la communauté dont on partage les activités, les appels que l‘Esprit Saint nous adresse. Pour moi, on ne peut pas être théologien en chambre.

A la fin de mes études en théologie, j’ai participé à un stage intensif sur les langues africaines, ce qui m’a permis ensuite d’apprendre plus facilement les différentes langues africaines des régions où j’ai servi, et d’enseigner et de traduire la Parole de Dieu dans ces différentes langues. Et de composer des livrets dans ces langues au Congo, puis en Guinée. En 2.010 pendant mes congés, j’ai rencontré une éditrice qui m’a proposé d’imprimer des livres contenant mes commentaires de la Parole de Dieu pour chaque jour.

Déjà, j’avais enregistré ces commentaires, et d’autres émissions pour la radio en langues différentes selon les pays où je me trouvais. Ce que je continue encore actuellement au Sénégal en Français et en Wolof. Ce qui me vaut aussi des invitations dans différentes télévisions du pays.

Mais ce qui est essentiel dans tout cela, c’est la personne de Jésus Christ lui-même : l’Evangile, c’est la Bonne Nouvelle de Jésus Christ. Pour moi vivant en milieu musulman c’est important. L’Islam c’est la religion du livre et pour nos amis musulmans, le Coran est sorti de la bouche même de Dieu. Pour nous ce qui est à la base de notre Foi ce n’est pas un livre, c’est une parole vivante, le Verbe de Dieu, Jésus Lui-même qui s’est fait homme. Et dont la Parole a été d’abord vécue et méditée dans différentes communautés chrétiennes, avant d’être écrite dans les quatre évangiles et les épîtres..

La foi catholique a toujours été accusée d’être celle des images et de beaucoup de symboles. Pourquoi prier devant les statues ?

C’est une question qui revient sans cesse. Sans arrêt, les catholiques sont accusés à ce sujet, surtout par les gens des sectes. Pourtant, pour moi la question est simple : nous n’adorons pas le morceau de bois ou de plâtre qui est devant nous. Mais nous sommes des êtres humains avec un corps, nous avons besoin de voir et de sentir les choses. La statue d’un saint nous permet de nous rappeler comment il a vécu. C’est un encouragement à faire nous-mêmes ce qu’il a vécu.. Actuellement dans la grande paroisse de la banlieue où je me trouve, beaucoup de chrétiens n’ont pas eu la chance d’aller à l’école. Ils ne savent pas lire : les statues et les images les aident à vivre leur foi plus personnellement, plus concrètement et plus profondément. Le statues ne sont pas pour nous des idoles qui nous sauvent. Et nous avons besoin de symboles pour vivre. Même si j’admire l’intensité et la profondeur de la foi des musulmans qui m’entourent, et qui refusent toute représentation de Dieu, du prophète Muhammad et même de toute personne humaine. C’est important d’apprendre à nous accepter différents pour nous compléter et progresser ensemble.


L’approche christocentrique emporte sur l’approche de Dieu Père ? Pourquoi cette discrimination des trois hypostases ?

Personnellement je ne fais pas de séparation entre le Christ et Dieu Père. Jésus se présente toujours comme Fils du Père. Et le Père c’est celui qui nous a donné le Fils pour nous sauver. D’ailleurs la liturgie nous fait prier sans cesse le Père dans le Fils et le Saint Esprit. Jésus le dit clairement dans sa prière avant de mourir : « Père, tout ce qui est à toi est à moi. Et tout ce qui est à moi est à toi ». Et c’est ensemble qu’ils nous envoient le Saint Esprit. Jésus est le chemin vers le Père qui nous faire vivre dans sa vérité, comme Il l’a dit Lui-même (Jean 14,6)

Est-ce possible de concilier la foi et nos cultures ?

C’est une grande question à laquelle il n’est pas possible de répondre en quelques lignes. C’est ce qu’on appelle dans l’Eglise l’inculturation. Il s’agit d’enraciner la Foi dans chacune de nos cultures et d’enrichir notre Foi par les valeurs de chaque culture. On parle beaucoup de l’inculturation aujourd’hui, mais il faut bien reconnaître qu’elle se limite souvent à la liturgie et aux processions d’offertoire. Alors qu’il s’agit de vivre sa Foi dans sa culture, dans la vie de tous les jours, de construire les communautés chrétiennes sur le modèle et la base des communautés traditionnelles de villages, d’animer les réunions de communauté selon le schéma des rencontres familiales, et surtout de voir comment christianiser nos coutumes à partir de nos valeurs. C’est chercher à construire notre société dans l’esprit de l’Evangile, en voyant en même temps comment vivre nos valeurs traditionnelles dans le monde moderne, à la manière de Jésus-Christ Lui-même. Car Jésus a été vraiment juif, profondément enraciné dans son peuple, sa culture et sa religion. Mais il est clair que la plupart des Eglises africaines sont encore très marquées, et même dominées par l’Occident. Ainsi dans le diocèse où je travaille, on continue de célébrer les sacrements selon le rituel français, sans aucune adaptation. C’est incroyable ! Et en ville, presque toutes les messes sont célébrées en français, alors qu’il y a une langue populaire, qui n’est pas la langue maternelle des différents chrétiens, mais que pratiquement tous comprennent, le ouolof. Les traditions liturgiques ont été faites et approuvées, mais on ne les utilise pas. Et l’une de mes grandes souffrances, c’est de voir que nos jeunes confrères qui viennent travailler au Sénégal n’apprennent ni le ouolof ni les autres langues locales. Contrairement aux anciens missionnaires. C’est absolument inadmissible, et un vrai retour en arrière.

C’est tout à fait possible de concilier la foi et nos cultures. Encore faut-il le vouloir et faire les efforts nécessaires pour cela. Pour ma part, partout où j’ai travaillé, j’ai toujours cherché à intégrer les rites et les symboles de la culture locale dans nos célébrations, malgré parfois les réticences de certains confrères et de chrétiens occidentalisés…ou prétendant l’être.


Quel est le degré de votre foi ?

C’est Dieu qui le sait. Peut-être que les autres peuvent aussi en juger d’une certaine manière, à partir de ma façon de vivre. Je réponds donc comme Jeanne d’arc : «  si j’ai la Foi, que Dieu m’y garde; si je ne l’ai pas, qu’il m’y mette ». Mais je pense que la Foi ne se mesure pas par des degrés, c’est un chemin et une vie avec le Christ, avec ses hauts et ses bas, ses avancées et ses retours en arrière, ses assurances et ses doutes. On n’a pas la foi comme on achète une chemise !


Foi et culture traditionnelle ou religions traditionnelles africaines, est-ce possible ?

C’est sûr que si je suis chrétien, je respecte mes ancêtres, mais que mon seul sauveur c’est Jésus-Christ. Je respecte la religion traditionnelle, parce que c’est un moyen d’aller vers Dieu. Mais maintenant nous sommes dans la nouvelle Alliance. Et le sacrifice qui nous sauve, ce ne sont pas les sacrifices traditionnels mais le sacrifice de Jésus-Christ.

Mais cela ne m’empêche pas de vivre ma foi dans ma culture bretonne des gens des iles, transformée et enrichie par mes partages avec les différentes cultures africaines, dans lesquelles j’ai eu la grâce de vivre. Et j’essaie d’aider les chrétiens dont j’ai la responsabilité à vivre leur foi enracinée dans leur culture traditionnelle, mais ouverte aux autres cultures et d’une façon dynamique adaptée au monde actuel.

Etre appelé prêtre, c’est être configuré au Christ. Pourquoi renvoyer d’autres candidats au sacerdoce ? Qui a le don de trafiquer l’appel de Dieu ?

Pourquoi refuse-t-on certains candidats ? Je n’aime pas ce terme de « trafiquer » l’appel de Dieu. Il s’agit de discerner ensemble cet appel, voir ensemble avec le candidat s’il a les dispositions nécessaires pour être prêtre, et s’il est non seulement décidé mais capable d’en vivre les exigences. C’est un discernement très délicat et très difficile. Il ne suffit pas que quelqu’un ait envie d’être prêtre pour pouvoir être accepté. C’est une vocation, un appel de Dieu et non pas un désir personnel, auquel il faut répondre de façon satisfaisante. Et cette vocation est vécue dans l’Eglise et pour le monde. C’est donc aux responsables de l’Eglise de juger de son authenticité. On n’a pas la vocation comme on a un diplôme : c’est un appel de Dieu dans l’Eglise.


Comment voyez-vous les vocations en Afrique en général, et au Sénégal en particulier ?

Les vocations au Sénégal sont nombreuses, mais elles tendent à diminuer, surtout en ville. Cela est dû en particulier à l’évolution de la société. Autrefois, les séminaristes étaient parmi les mieux formés du pays, et être prêtre c’était un progrès social. Le prêtre était un notable. Maintenant avec le développement des universités et de la société, il n’en est plus de même. Par ailleurs, la société actuelle a tendance à devenir plus matérialiste et individualiste, et elle n’encourage pas donc les vocations sacerdotales qui demandent beaucoup de désintéressement. Le sacerdoce chrétien demande un engagement à vie et le plus profond possible, alors que la société pousse au changement continu et au provisoire. Tout cela est bien connu.


D’hier à aujourd’hui, comment prévoyez-vous la fin de la vocation au sacerdoce dans un monde très matérialisé ?



Je ne vois absolument pas la fin de la vocation sacerdotale. Bien sûr, la façon de vivre le sacerdoce évoluera avec les changements de la société, des mentalités et des conditions de vie. Sans doute que l’on ordonnera des hommes mariés et des femmes. Ce qui est tout à fait autre chose que de permettre à des prêtres qui se sont engagés librement et après une formation sérieuse au célibat, de se marier. De toute façon, l’Eglise aura toujours besoin de religieux et de prêtres célibataires. Pas seulement pour des missionnaires, qui doivent partir au loin et ne peuvent donc prendre en charge le suivi régulier d’une famille. Mais parce que l’Eglise à besoin de cette vocation et de ce désir de vivre un amour total et définitif envers le Christ et les hommes, dans le célibat. Mais cela ne devrait pas empêcher d’ordonner des hommes ou des femmes mariés. Au contraire cela apporterait une complémentarité et serait une richesse. Mais ce n’est pas à moi d’en décider. Je fais confiance à l’Eglise pour cela.

L’histoire de chaque vocation consiste en un appel et une réponse sans cesse recommencés. Quelle est l’essence de la vocation au sacerdoce ?

L’essence de la vocation au sacerdoce c’est l’amour du Christ et la volonté de continuer son travail d’évangélisation, en lien avec tous les autres disciples, dans la communion de l’Eglise.


Sans le vouloir, sinon sans le savoir, je pose une question. Le prêtre aujourd’hui est-il indispensable ?



Le prêtre est responsable de la communion dans les deux sens : le sacrement de l’Eucharistie, et la communion entre les fidèles et avec tous les hommes. Et pour cela, l’Eglise aura toujours besoin de prêtres, en lien et en complémentarité avec le sacerdoce des fidèles.

Vous vivez comme le furent les pères de l’Eglise, toujours occupés par leurs charges de pasteurs pour écrire en auteurs et accompagner le peuple de Dieu. Est-ce vraiment facile de vivre comme prêtre dans un monde sans panache ?

Le panache ne m’intéresse absolument pas. Il y en a beaucoup trop dans la société, et aussi dans l’Eglise. Ce qui m’intéresse c’est l’amitié de ceux avec qui je travaille, et les efforts et les avancées des hommes, chrétiens ou non, dont le Christ m’a confié la responsabilité. Je suis souvent dans l’admiration de ce qu’ils font. C’est ce qui fait ma joie et j’en rends grâce à Dieu.


Votre devise comme prêtre ? Et votre devise comme missionnaire ?

Ma devise de prêtre, comme de religieux et de missionnaire est la même, car je n’ai jamais séparé ces 3 dimensions de ma vocation : « cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice » (Mat 6,33) 


Que signifie croire à l’Evangile ? 

Croire à l’Evangile c’est d’abord croire au Christ, et vivre avec Lui et comme Lui, grâce à Lui..


Est-ce possible d’aimer l’homme comme Dieu ?

Bien sûr je ne peux pas aimer l’homme, comme Dieu l’aime. J’essaie simplement d’aimer mes frères et mes sœurs le mieux possible, avec l’aide de Dieu.


Seul Dieu peut tout. Quelle place accordez-vous à l’homme ?

Dieu peut tout, mais Il n’agit pas sans l’homme ni en dehors de lui, comme le dit un proverbe : « Dieu est bon, mais Il ne donne rien à celui qui reste couché ». Et un autre proverbe oolof dit : « ne te contente pas de prier Dieu, cultive ton champ ». Souvent l’action de Dieu est limitée, ou même refusée, par la liberté de l’homme. Mais quand l’homme répond à l’appel de Dieu et qu’il se laisse conduire par le Saint-Esprit, il peut faire des choses extraordinaires. Nous le voyons tous les jours.



OBEISSANCE, PAUVRETE ET CHASTETE, OU L’EPREUVE DE L’EVANGILE 


OBEISSANCE

Quel est le fondement doctrinal de l’obéissance ?

Le fondement doctrinal de l’obéissance, là aussi c’est le Christ. Comme le dit Saint Paul « le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » (Phil 2,8), c’est-à-dire jusqu’à la mort des esclaves.


Quels soucis avez-vous de l’obéissance ?

Mon souci, c’est que ce n’est pas toujours facile d’être obéissant comme le Christ. Il ne s’agit pas seulement d’obéir au supérieur religieux. Il s’agit de chercher ensemble en communauté, dans la foi et l’écoute du Saint Esprit, ce à quoi Dieu nous appelle. Et cela, en écoutant les conseils que les autres nous adressent, en voyant s’ils vont dans le sens de ce que Dieu veut. Cela suppose un discernement. Et également de savoir lire les signes des temps, pour découvrir les appels que l’Esprit Saint nous adresse dans la vie du monde. Même les non croyants et les gens des autres religions nous parlent au nom de Dieu, et nous devons savoir les écouter, les accueillir et leur obéir. C’est cela qui donne un sens à notre vie.


Quels sont vos modèles en matière du vœu d’obéissance ?

Encore une fois mon modèle c’est le Christ. Et aussi nos fondateurs des spiritains le Père Poullart des Places et le Père François Marie Libermann. Mais d’abord le Christ. Et aussi saint Pierre dans l’Evangile quand Jésus lui dit : » Tu étendras les mains et c’est un autre qui te ettra la ceinture, pour t’amener là où tu ne voudrais pas aller ». Ou saint Paul « quand le Saint Esprit les empêche d’annoncer la Parole en Asie » (Ac 16,6-10)


Obéir à la volonté d’un individu, quoique supérieur, est-ce humainement et spirituellement facile ?


Si j’obéis à un supérieur ce n’est pas à un simple individu, mais à quelqu’un qui a la responsabilité de me proposer un appel du Christ. Cela demande que je l’accueille dans la Foi, mais aussi dans un dialogue spirituel avec lui. A ce moment-là, l’obéissance devient beaucoup plus facile

Quelle différence établissez-vous entre obéir pour obéir et obéir parce qu’il faut obéir ?

Je ne fais aucune différence parce qu’aucune de ces formules ne me satisfait. J’obéis dans la confiance pour mieux répondre aux appels de Dieu, sur moi et sur mes frères et sœurs.


Quelles sont les pesanteurs qui rongent l’obéissance en Afrique ?

Les pesanteurs qui rendent l’obéissance difficile sont les mêmes en Afrique, en Europe et dans le reste du monde, c’est l’individualisme et l’orgueil qui sont en nous tous depuis Adam et Eve. Même si selon les différentes cultures, il y a des difficultés spécifiques. Par exemple en Afrique, c’est surtout que la famille a un très grand poids avec ses avantages mais aussi ses limites, par rapport à l’Evangile et au Royaume de Dieu. Il est clair que certains parents interdisent à leurs enfants de répondre à l’appel du Christ. Et on a traditionnellement l’habitude d’obéir trop passivement au chef, au lieu de chercher à comprendre et réfléchir ensemble.


Qui de l’Africain religieux et de l’européen religieux respecte plus ce vœu compliqué ?


Je n’aime pas ces comparaisons. A chacun de répondre le mieux possible à l’appel de Dieu. Cela ne dépend ni de la langue ni du lieu de naissance. . Mais de la docilité envers l’Esprit de Jésus. Et à ce moment-là, ce n’est pas compliqué.


Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Ignace de Loyola, Saint Jean Bosco sont-ils ou non des illustrations du vœu d’obéissance défraichies ?

Il ne s’agit pas de recopier matériellement ce que les saints ont vécu de leur temps, mais d’en saisir l’esprit, pour voir comment les vivre aujourd’hui. Et donc de nous nous demander : s’ils vivaient aujourd’hui qu’est-ce qu’ils feraient ? Et cela est vrai aussi pour l’Evangile : Je me demande à quoi Jésus m’appelle dans les conditions actuelles dans ma vie. S’il était là qu’est-ce qu’il ferait ? Et puis, il faut chercher à comprendre ce qu’ils ont voulu dire. Par exemple, ce qu’a voulu saint Ignace de Loyola quand il a demandé « d’être obéissant comme un cadavre ». Cette expression a souvent été très mal comprise et complètement déformée.


Observant plusieurs fois votre tempérament qui est sans nul doute fougueux, je me demande comment vous arrivez à réussir à obéir ?


Mon tempérament fougueux : Il suffit d’être à la fois obéissant aux appels de Dieu et décidé à les mettre en pratique avec fougue, comme vous dîtes. Ce n’est absolument pas contradictoire : il s’agit de mettre sa volonté au service du Royaume de Dieu. Et pour cela d’abord de prier, et d’écouter le Saint-Esprit auquel je suis consacré en tant que spiritain. Non seulement pour savoir à quoi il m’appelle, mais pour lui demander le courage et le désintéressement pour le faire.

Quel est votre secret pour parvenir à l’obéissance ?



C’est aussi de croire que le responsable qui me demande de faire quelque chose a lui-même réfléchi, qu’il a demandé conseil, qu’il est aussi intelligent que moi et qu’il me parle au nom de Dieu. Si je ne comprends pas, je lui demande des explications. Si je ne suis pas d’accord, je lui explique pourquoi. Mais c’est lui qui a le dernier mot : c’est sa responsabilité, et ce n’est pas facile pour lui. Je ne voudrais pas être à sa place.

Y a-t-il possibilité d’appliquer l’injonction du fronton de Delphes « Connais-toi toi-même » pour obéir religieusement ?

Chacun cherche à répondre à l’appel de Dieu d’après ce qu’il est. C’est pourquoi il est important de connaître la volonté de Dieu, mais aussi de se connaître soi-même, avec ses possibilités et ses limites. Par exemple ses réactions instinctives et de ses peurs face à l’autorité, à partir en particulier de l’éducation reçue et de ce qu’on a vécu dans le passé. Pour pouvoir les dépassés. Ainsi pour moi-même, ayant eu un père exigeant et autoritaire, mon premier réflexe face à l’autorité, c’est la crainte. Je le sais et j’en tiens compte quand on me demande de faire quelque chose. Mais « connais-toi toi-même » cela ne suffit pas et ne peut pas être le principe de base de l’obéissance religieuse.

Placide Mandona : « En m’écoutant, ce n’est pas à moi qu’on obéit, mais à Dieu, tout comme moi, j’obéis à Dieu si je [...] parle de façon juste et légitime », disait solennellement un érudit cardinal français aux racines juives. L’homme qui prend l’intérim de Dieu dès lors qu’il parle de façon juste et légitime. Comment saisir ce langage au sens de comprendre ?

Je dirais plutôt : « je lui obéis à cause de Dieu, et par amour pour Dieu ». De même que la femme obéit à son mari, « comme l’Eglise se soumet au Christ » (Eph 5,25) par amour et confiance. Et Paul commence par dire : « Par respect pour le Christ, soyez soumis les uns aux autres »(21). Dieu parle effectivement par les hommes, à condition que ces hommes parlent vraiment d’une façon juste et légitime. Il ne parle pas seulement par la voix des supérieurs et des responsables religieux, mais par la voix de tous, y compris des gens des autres religions et des non croyants. Comme Jésus Lui-même a écouté la cananéenne, qui lui disait que les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table (Marc 7,26). Et cela l’a poussé à aller annoncer l’Evangile aux gens des autres contrées et des autres religions. De même, Jésus a écouté le centurion qui lui demandait de venir guérir son serviteur, alors que c’était un officier de l’armée coloniale qui avait envahi le pays, et certainement tué un certain de nombre de concitoyens de Jésus. Et Jésus l’a donné comme modèle de foi à vivre à ses propres co-religionnaires. Mais il ne suffit pas que le supérieur et celui dont il est responsable obéisse chacun de son coté séparément, à cause de Dieu. Il faut qu’ils se parlent et cherchent ensemble la volonté de Dieu. Dieu est présent dans le dialogue, comme le disait Jésus : » quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mat 18,20)

Quels sont les résultats d’une vie religieuse vécue dans l’obéissance cadavérique ?

Ce thème d’obéissance cadavérique a été très souvent mal compris. C’est pour cela qu’il faut l’utiliser avec précaution. Jésus a dit aux saducéens (Marc 12,27): « Dieu n’est pas le Dieu des morts (des cadavres), mais le Dieu de vivants ». Il a envoyé Jésus, pour que les hommes aient la vie éternelle. Et Jésus est venu pour que les gens aient la vie totale (Jean 10,10). Il nous demande d’obéir pour faire grandir la vie, et donc d’une façon libre et intelligente. Obéissance et liberté ne sont pas opposées. C’est librement que j’obéis.


Le supérieur religieux qui agit à votre place. Est-ce une lâcheté ? Une forme de la montée en puissance de la volonté de volonté. Comment récuser ou autrement, comment pourriez-vous vous libérer de cette volonté de puissance ?

Le supérieur religieux n'agit pas à ma place. Et il ne me demande pas de lui obéir par désir de puissance, mais parce qu’il pense que c’est bon et que c’est cela qu’il faut faire. Et moi, j'agis librement, volontairement et selon mes possibilités. Je n'ai donc pas à me libérer de cette volonté de puissance, parce que je ne suis pas forcé d’obéir, je reste conscient et intelligent. Si je ne comprends pas ce qu’il me demande, je lui demande de me l’expliquer. Si je ne suis pas d’accord, je lui dis pourquoi. A lui de réfléchir et de prendre ses responsabilités. Mais moi, j’obéis. Sauf si ce qu’il me demande est manifestement mauvais ou une erreur aux conséquences graves. Mais je n’en décide pas tout seul. J’en parle d’abord à plusieurs personnes sages et de bon conseil, en particulier à mon conseiller spirituel qui me connait bien.


« Que ta volonté soit faite, non la mienne » (Luc 22, 42). Comme prêtre religieux, qu’est-ce à dire ?

Votre dernier mot sur l’obéissance ?

« Que ta volonté soit faite », c'est la prière du notre Père. Ce n'est pas propre au prêtre religieux. C'est pour tous les chrétiens et même tous les croyants. Par exemple islam signifie soumission. Non pas esclavage, mais recherche et acceptation libre de la volonté de Dieu.

L’obéissance est une libération, et non pas un esclavage. C'est l’obéissance religieuse qui m'a permis d'aller plus loin que je ne l’aurais fait tout seul, grâce aux idées des autres. Et à agir plus profondément, ne cherchant pas à agir seul mais en communauté. C’est pourquoi je n’ai jamais refusé d’aller là où on m’a demandé de servir.


PAUVRETE



Placide Mandona : En quoi consiste la pauvreté religieuse ?

Pour moi la pauvreté religieuse consiste en deux choses : d'abord vivre d'une façon simple et libérée de la recherche des richesses, comme nous l’a demandé le pape François dans sa lettre sur le respect de la Création ‘’ Loué sois-tu’’. Deuxièmement s’engager avec les pauvres pour construire un monde plus humain.

La pauvreté religieuse peut-elle faire un bon ménage avec l’obéissance et la chasteté ?

La PAUVRETÉ, la CHASTETE et L’OBÉISSANCE vont ensemble. La Pauvreté va avec la libération par rapport aux biens matériels, pour chercher la vraie richesse du coeur : l’amour de Dieu et des frères. La Chasteté c'est la pauvreté du cœur, pour être disponible pour aimer ceux qui ne sont pas aimés. L’obéissance c’est la pauvreté de l’esprit. Ces trois vœux qui sont vécus ensemble dans la vie religieuse permettent une vraie libération. La pauvreté religieuse, c’est la disponibilité et l’engagement à lutter contre la misère.


La pauvreté religieuse est –elle indispensable dans la quête de Dieu ou un simple épiphénomène ?


Il s’agit d’une pauvreté librement choisie pour vivre à l’exemple du Christ, et non pas la misère subie et supportée avec résignation et contre laquelle on ne peut rien. Ce n’est pas accepter l’existence des pauvres dans la société, « parce que ça a toujours été ainsi ». C’est au contraire s’engager avec les pauvres pour les aider à s’en sortir.

Jésus a été clair, «  vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l'argent. » Et les croyants en vérité de toutes les religions ont cherché à se libérer de l'amour de l'argent, et à se dépouiller matériellement et spirituellement pour aller vers Dieu. Quand Jésus dit : « heureux les pauvres de cœur » (Mat 5,3), ce n’est pas seulement pour les religieux, même pas pour les chrétiens seulement. C'est le discours sur la montagne qui s’adresse à tous les hommes. En tant que religieux missionnaire, je suis appelé à aider tous ceux avec qui je vis à vivre cette pauvreté spirituelle, et à s’engager pour lutter contre la pauvreté matérielle. Pour être avec Jésus qui a vécu en pauvre de coeur, devant Dieu et devant les hommes. Et qui a été l’ami des pauvres et des petits. Donc la pauvreté religieuse est indispensable pour tous, et pour toutes les organisations de la société dans le monde entier.


La question se pose également en termes de provocation.



Bien sûr que vivre ainsi c’est de la provocation dans un monde matérialiste où l’argent est roi, et où les riches sont honorés et admirés. Ou le confort est l’idéal et le but de beaucoup. Quand je circule en vélo, je provoque ceux qui n’acceptent jamais de voyager par les transports publics, mais exigent une voiture personnelle. Quand je m’habille d’une façon simple, je provoque les gens qui mettent leur dignité dans les beaux habits et dépensent des sommes folles pour cela, au détriment de choses plus essentielles et du partage. Pour le coup, je m’oppose même à ce qui est important dans la culture dans laquelle je vis. Et à cause de cela, je suis souvent attaqué et critiqué. Je l’assume ! La pauvreté religieuse est obligatoirement une provocation, et fait qu’on est souvent non seulement incompris mais rejeté, comme tous les pauvres de la société. Il faut le savoir et l’accepter..

Ere pauvre pour vous veut dire refuser le confort et se promener partout avec son vieux vélo ?


Me déplacer avec un vieux vélo, ou en transport public, c’est en effet le style de vie que j’ai choisi pour être au plus près des gens, et comprendre de l’intérieur leurs difficultés. Ce n’est pas obligatoire, je ne l’imposerai à personne. Mais c’est effectivement ainsi que j’ai décidé de vivre.


Accueilli plusieurs fois dans votre chambre, j’ai toujours été étonné de l’étroitesse de votre demeure, mais aussi de la mauvaise qualité de votre lit. Franchement, votre façon de vivre la pauvreté me dépasse. Comment pourriez-vous expliquer mon étonnement ?

Je m’étonne que vous vous étonniez ! Même si je vis d’une façon pauvre, je vis dans des meilleures conditions que la plupart des habitants de la ville de Pikine. J’ai l’eau courante et de la lumière (au moins quand il y’a pas coupure ou délestage). J’ai un ordinateur. Même s’il est vieux j’arrive à me débrouiller avec. Mais je cherche effectivement à ne pas me laisser prendre par la recherche du confort, ou des derniers appareils ou machines à la mode. Je tiens à ce que les plus pauvres puissent se sentir à l’aise quand ils viennent chez moi.


Placide Mandona : Est-ce de la sincérité ou de l’habileté ?

Je pense que je suis sincère en faisant cela, ce n’est pas une sorte d’habilité.


Friedrich Nietzsche, qui fut l’un des ce que l’on appelle maître de soupçon, critique farouchement la vertu chrétienne de pitié, de pauvreté, de pardon, bref, toutes les valeurs chrétiennes. Quel regard critique sur sa façon de procéder ?

Cela c’est le point de vue de Nietzsche. Sans doute qu’il a vécu auprès de gens qui vivaient la piété, la pauvreté et le pardon à la manière des pharisiens, d’une manière hypocrite. C’est ce qui l’a entraîné à penser cela. Mais c’est faux d’affirmer que c’est le cas de tous. Et personnellement, je compte beaucoup sur la piété, la pauvreté et le pardon pour construire un monde humain. Beaucoup plus que sur la violence, l’orgueil ou la recherche de richesses à tout prix. C’est aussi l’opinion de l’Eglise, comme l’affirme avec force notre pape François. Et je l’en remercie beaucoup.


Certains laïcs ne tardent pas à dire à cor et à cri que ceux qui professent la pauvreté ne la vivent pas, ce sont plutôt ceux qui se trouvent déjà dans cette condition qui la vivent à leur place. Comment réagissez-vous ?

Certainement que nous les religieux nous avons à accueillir positivement ces critiques et en tirer les conséquences. Car c’est vrai que la plupart des religieux ne vivent pas dans la grande pauvreté. Nous avons reçu une formation et nous avons les moyens de vivre sans problème, étant pris en charge quand c’est nécessaire par notre congrégation. Et c’est dommage que certains religieux cherchent une vie de confort. C’est alors difficile d’être pauvre de cœur comme le Christ le demande. Et d’accueillir les pauvres avec bonté et respect, de les écouter avec humilité, de les aimer et de nous mettre véritablement à leur service. Pas seulement les aider, et surtout pas faire ce que nous avons décidés de faire pour eux, mais au contraire les soutenir dans ce qu’ils ont décidés de faire eux-mêmes. Car ce sont eux qui savent le mieux ce dont ils ont besoin. Vivant dans la pauvreté, ils trouveront comment le mieux s’en sortir. A nous de les soutenir pour cela. Notre deuxième fondateur le Père Libermann, nous demande d’être les avocats des pauvres. Il faut nous engager sérieusement dans ce sens. Et je pense que les deux doivent aller ensemble : vivre une vie simple et lutter contre la pauvreté. Mais en même temps, la pauvreté religieuse ne doit pas se limiter à la pauvreté matérielle. C’est d’abord et avant tout une pauvreté du coeur, en esprit. Mais les deux vont ensemble.

Missionnaire spiritain pour l’Afrique. Fait incontestable. Quel regard du vœu de pauvreté pour les religieux et religieuses africains ?

Pour mes frères et sœurs religieux africains, la situation n’est pas facile. La plupart viennent d’un monde pauvre et leur premier souci c’est de sortir de la pauvreté. Encore faut-il qu’ils ne cherchent pas à en sortir seuls ou seulement avec leur famille, mais qu’ils luttent contre la pauvreté de tous, surtout ceux qui vivent dans la grande misère. Et qu’ils s’engagent avec les hommes et les femmes de bonne volonté, pour construire une société, où les pauvres auront leur place.


Quel confrère spiritain vous a le plus plu en matière de pauvreté ?

La plupart de mes grands frères missionnaires spiritains ont vécu dans une grande pauvreté, dans un monde plus difficile matériellement qu’actuellement. Ils ont fait mon admiration quand j’étais jeune, et c’est l’une des choses qui m’a attiré. Un confrère comme le père Mell en Guinée a vécu de cette manière, reconnue par tous, et son procès de béatification a commencé.


Quelle est la part de Dieu dans le respect de tous les conseils évangéliques ?



La part de Dieu dans les conseils évangéliques est totale. Elle prend toute notre vie. Mais ça n’enlève rien à la liberté et à la responsabilité de l’homme. Car Dieu agit par son Esprit à l’intérieur de nous-mêmes, et non pas à côté ou au-dessus. Jésus est notre modèle absolu, mais il ne nous écrase pas, au contraire il nous rend libre. J’aime beaucoup cette phrase : « Prier comme si tout dépend de Dieu, et agir comme si tout dépend de nous".

« Heureux les pauvres en esprit, le Royaume des cieux est à eux » Comment comprendre cette intéressante béatitude ?

Qu’est-ce que le Royaume de Dieu ? C’est quand il y a l’amour, la vérité, la justice et la paix (voir la préface de la fête du Christ Roi). Tout cela demande une vraie pauvreté spirituelle. Si tu mets ton cœur dans la recherche de l’argent et du pouvoir qu’il donne, tu ne peux plus aimer en vérité. Tu n’as plus la paix. Tu es pris par l’injustice et le mensonge, pour avoir plus d’argent. Un proverbe wolof dit : « l’argent c’est Satan ! » Cette béatitude, comme toutes les autres, est d’une richesse spirituelle extraordinaire. Nous n’aurons jamais fini d’en approfondir le sens.


Etes-vous partisan de quelle sorte de pauvreté : vestimentaire, intellectuelle, rhétorique, matérielle ou ce que vous connaissez vous –même.

La pauvreté c’est une vertu, c’est une conviction, c’est un style de vie, elle est dans le cœur. Elle est spirituelle : « être pauvre en esprit ». Si elle est sincère, elle se traduit à tous les niveaux (matériel, intellectuel et spirituel). Mais chacun selon sa personnalité et son style de vie. Le plus important pour moi c’est vivre avec Jésus-Christ. Et vivre comme le Christ a vécu, ce n’est pas facile.

Une autre question importante concerne le problème fondamental de la relation des conseils évangéliques. Comment s’explique la hiérarchie des conseils évangéliques ?

Je ne vois pas de hiérarchie dans les conseils évangéliques, ils vont ensemble. Ils sont tous liés à Jésus Christ. La vie religieuse c’est une façon de vivre à la suite du Christ, mais ce n’est pas la seule.


CHASTETE



Placide Mandona : Commençons par définir. Qu’est-ce que la chasteté ? Comment la vivez-vous ? Quelles sont ses limites ? Quelle est sa nature ? Est-elle importante ?

Qu’est-ce que la Chasteté ? D’abord la Chasteté n’est pas réservée aux religieux. Tout chrétien est appelé à la chasteté. Les chrétiens mariés comme les religieux. Et tous les hommes, célibataires ou non. La Chasteté c’est une qualité du cœur : chercher à aimer l’autre pour lui-même, d’une manière désintéressée, pour l’aider à grandir. Et non pas chercher à le prendre pour soi-même, pour son intérêt ou son plaisir, ni en profiter. Que se soit pour son plaisir sexuel ou pour autre chose. La Chasteté c’est pouvoir regarder l’autre avec un œil clair et un vrai amour. Jésus dit : « quand ton œil est clair, tout ton corps est dans la lumière. » C’est vraiment une grande joie et une libération qui donne la paix du coeur. Elle permet d’avoir des vraies relations dans la confiance, des rencontres très profondes et enrichissantes, et une véritable amitié sans trouble ni arrière pensée. Mais comme toute vertu, elle n’est pas donnée au départ, et ce n’est jamais gagné. C’est une grâce de Dieu. C’est chaque jour qu’il faut chercher à mieux aimer, d’une façon plus pure. Et il y a des hauts et des bas, et des retours en arrière. Mais la Chasteté est essentielle pour vivre des vraies relations entre les personnes. Elle est importante et absolument indispensable dans la société, spécialement dans un monde de plus en plus érotisé, où on ne sait plus aimer. Et où souvent on réduit l’autre à un instrument de plaisir. Le plaisir est bon, y compris le plaisir sexuel, à condition qu’il soit vécu dans l’amour, dans le respect et le don de soi à l’autre. Et le religieux renonce au plaisir de la relation sexuelle, pour vivre ses relations d’une manière plus intense, dans un respect mutuel le plus grand et le plus désintéressé possible. Et ainsi, aimer le plus totalement possible le Christ et ses frères et sœurs, spécialement ceux qui ne sont pas aimés et qui ne sont pas respectés. De même que la pauvreté de cœur ne va pas sans un engagement réel pour les pauvres, la chasteté ne va pas sans un engagement envers ceux qui ne sont pas aimés, ou mal aimés. Mais encore une fois, les gens mariés peuvent vivent eux aussi un amour de cette qualité dans le mariage. Ce sont deux voies différentes qui cherchent à atteindre le même but.


Vœu difficile pour beaucoup, vœu facile dirait un autre groupe. La chasteté est-elle vraiment indispensable ?

Le monde a besoin de religieux chastes et engagés dans le célibat consacré, comme il a besoin de gens mariés qui s’aiment vraiment et qui s’engagent dans le mariage pour toute la vie. Mais bien sûr, il faut en prendre les moyens. Je ne peux pas regarder des pornos et être chaste. Et la maîtrise de soi, ça s’apprend.

Est-ce possible de vivre sans rapport sexuel dans un monde de belles filles, dans une Afrique des filles dodues, dans un Sénégal des filles ravissantes ?

On doit obligatoirement exercer sa sexualité, mais c’est possible de vivre sans relations sexuelles. La vie sexuée ne se limite pas à la sexualité, et la sexualité ne se limite pas aux rapports sexuels, même pour les gens mariés. On est sexué dans tout son corps et dans toute sa vie. Des relations entre hommes et femmes qui se limitent à des rapports sexuels sont d’une pauvreté absolue. Il faut savoir ce que l’on cherche dans la vie. Quand je vois une belle fille, j’apprécie et je dis merci à Dieu, surtout si elle sait rester simple et amicale. Mais je pense que j’ai mieux à faire avec elle, que des relations sexuelles. Chaque jour, je reçois des jeunes filles et des femmes blessées dans leur amour, trompées et abandonnées. C’est mon vœu de Chasteté, et la grâce de Dieu obtenue dans la prière, qui me permettent d’être disponible pour les accueillir dans le respect, de les consoler et grâce à Dieu de leur ouvrir un chemin d’avenir. Et c’est parce qu’elles ont confiance et savent qu’elles ne seront pas utilisées ni exploitées par moi, que ce soit sexuellement ou autrement, qu’elles peuvent venir me rencontrer dans la paix. Mon vœu de Chasteté ce n’est pas une limitation de l’amour, au contraire c’est une façon d’aimer plus totalement. Et d’être libre pour aimer en particulier ceux qui ne sont pas aimés : les enfants de la rue, les célibataires forcés, les blessés dans leur amour, les rejetés, les veufs, les veuves et les orphelins ; tous ceux qui manquent d’amour ou qui ont été trompés en amour.

Etes-vous vraiment bien en place avec ce vœu qui me semble difficile ?



Ce n’est pour rien que l’on m’appelle « père », même si je ne fais pas de relations sexuelles, et que je n’ai pas mis d’enfants au monde. La Chasteté, c’est donner la vie, la vie totale comme disait Jésus (Jean 10,10) sans se limiter à la vie physique, et encore moins génitale. C’est faire grandir la vie dans la société. Et pour cela, je pense que je suis bien à ma place, dans la société et dans l’Eglise.

Le vœu de chasteté, est-ce vraiment humain ?

Non seulement le vœu de Chasteté et le célibat consacré me semblent vraiment humain, mais ils me rendent plus humain. Ils me permettent de grandir en humanité, en amour, en clarté et en vérité, devant Dieu, devant moi-même, et devant les autres.. Il me permet aussi d’aider ceux que je rencontre à grandir en humanité.


Quel est le fondement évangélique du vœu de chasteté ?

Le fondement évangélique du vœu de Chasteté c’est le Christ lui-même, et la façon dont il a vécu. Ce vœu a de multiples significations très riches. D’ailleurs c’est un témoignage très important que l’on peut aimer en vérité sans relations sexuelles, dans une société où la sexualité risque de prendre trop de place en particulier dans les media, et de nous enfermer dans une recherche égoïste du plaisir. C’est un soutien pour tous ceux qui ne peuvent pas avoir des relations sexuelles épanouissantes dans le mariage comme les célibataires forcés qui n’ont pas pu se marier, les mariés séparés comme les émigrés ou les prisonniers, et aussi les personnes qui ont des difficultés dans leur mariage, à qui on demande de s’abstenir de relations sexuelles et de rester fidèle à leur conjoint. Les religieux sont la preuve vivante que c’est possible. C’est aussi un encouragement et un appel pour ceux qui sont exploités dans leur sexualité comme les enfants de la rue et autres victimes de la pédophilie, ou les prostitués. Le célibat consacré est aussi le signe de la vie éternelle « où il n’y aura plus ni homme ni femme » comme le dit Jésus Lui-même. Mais pour moi l’essentiel c’est d’aimer Jésus et chercher à vivre comme Lui dans toute sa vie, en fils du Père et en frère te tous.


Remplissez la terre, multipliez-vous. En faisant le contraire, n’est-ce pas un signe de mauvaise foi vis-à-vis du Créateur de l’homme et de la femme ?

« Multipliez-vous et remplissez la Terre ». Je pense que de nos jours cette parole de Dieu est vraiment réalisée, la Terre est remplie. Le problème qui se pose maintenant, c’est plutôt celui de la surpopulation. De toute façon, c’est un commandement général à toute l’humanité, qui n’empêche pas chacun de vivre sa vocation personnelle. La vie du Christ célibataire en est la preuve et la justification. Dieu nous demande de donner la vie. Mais donner la vie ne se limite pas à faire des enfants, Il s’agit de faire grandir la vie dans le monde sous toutes ses formes. Et d’aider les gens à mieux vivre, en vérité et totalement, chacun selon sa vocation. De même qu’un couple sans enfant peut donner la vie, pas seulement en adoptant d’autres enfants, mais par son engagement dans la société pour faire grandir la vie dans toutes ses dimensions.


Est-ce possible de servir Dieu sans obéissance ou sans fidélité à la chasteté ?

Encore une fois, tous ne sont pas appelés au célibat religieux, mais tous sont appelés à vivre la Chasteté, mariés comme célibataires, consacrés ou non. Nous sommes limités et pécheurs, mais nous faisons ce que nous pouvons pour vivre et aimer le mieux possible, comme Dieu nous le demande, comme le Christ nous en a donné l’exemple, et comme l’Esprit Saint nous en donne la force dans l’Eglise, en particulier par la prière et la partage de la Parole de Dieu, les sacrements et le soutien de nos frères.


L’Eglise dans son ensemble est secouée par la problématique de chasteté. Il y eut, en un moment précis de l’histoire de l’Eglise, ceux qui tenaient mordicus sur le mariage des prêtres ; aujourd’hui nous remarquons avec regret le rebondissement de la pédophilie, des prêtres homosexuels, etc. Quel regard portez-vous face à ce risque qui ternit l’image de l’Eglise Sainte, Catholique et Apostolique (crédo) ?

C’est malheureusement plus qu’un risque, c’est une réalité. C’est sûr que l’homosexualité et surtout la pédophilie ternissent l’image de l’Eglise, d’une façon honteuse et inacceptable. Surtout la pédophilie qui est une agression très grave sur des enfants qui vont en supporter les conséquences et une grande souffrance dans toute leur vie. Heureusement que maintenant on réagit fortement et qu’on ne cache plus ces problèmes, mais au contraire qu’on cherche les moyens pour les éviter, sous la conduite énergique du pape François et des responsables des différentes congrégations religieuses. Il n’y a pas que les prêtres ou les religieux qui sont pédophiles ou homosexuels, mais quand il s’agit de ces personnes qui se sont engagées pour le Royaume de Dieu, c’est beaucoup plus grave. Et inacceptable. Cela nous montre que l’Eglise est composée de pêcheurs. Et que nous devons tout faire pour changer de vie et aider nos frères et sœurs à le faire, dans le domaine de la sexualité comme dans tout le reste de notre vie, en nous appuyant sur la grâce de Dieu. Mais qu’il faut aussi changer nos sociétés dans ce domaine : car on condamne la pédophilie avec raison, mais on accepte la prostitution et la pornographie. On condamne justement les prêtres homosexuels, mais on légalise en même temps le mariage entre personnes homosexuelles en le présentant comme un progrès et une libération. On condamne sévèrement la pédophilie, et il faut le faire absolument par respect pour la vie des enfants, mais en même temps on légalise l’avortement et la GPA (gestation pour autrui) : Où est le respect de l‘enfant dans tout cela ? Donc, il ne faut pas mélanger le manque de chasteté, les relations homosexuelles et la pédophilie : ce sont trois choses différentes, qui chacune demande une solution adaptée. Il n’y a pas que les prêtres ou les religieux qui sont pédophiles : il faut condamner tous ceux qui s’y adonnent et surtout les soutenir et les aider à changer. Et c’est toute la société qu’il faut changer, en agissant sur les causes profondes de ces problèmes.

Avec vous, mon père, nous sommes là au cœur du sujet. Votre véritable vie religieuse, c’est la pratique des conseils évangéliques, ou mieux, si vous me permettez de le dire, de la fidélité à l’obéissance, de la soumission forcée à la pauvreté et à la chasteté. Est-ce facile de vivre en religion avec autant de contraintes ? Pourriez-vous nous expliquer le sens profond des conseils évangéliques ?

Je viens d’essayer de le faire. Mais encore une fois, les conseils évangéliques et les trois vœux du religieux ne sont absolument pas une contrainte, ni une soumission forcée, mais au contraire une libération, pour aimer davantage. C’est une façon de vivre l’amour dont la société actuelle, marquée par l’individualisme, la recherche du plaisir et de l’argent, a énormément besoin. C’est un signe que le Royaume de Dieu est arrivé parmi nous. L’autre signe étant le sacrement de mariage, et la vie des couples et des parents qui s’aiment, aiment ensemble leurs enfants et font grandir l’amour dans la société.


DEUXIEME PARTIE. L’EGLISE ET SA MISSION


L’essence de L’Eglise - Ad gentes - Expérience missionnaire et Regard africain de la mission


« Tout est possible à Dieu » : Dieu a en propre que l’impossible s’avère pour lui possible, alors qu’il reste toujours impossible à l’homme. Ainsi la naissance miraculeuse d’Isaac dans la vieillesse de Sarah (Genèse 18, 14) et la naissance encore plus miraculeuse du Christ, né d’une vierge (Luc 1, 37). Le Christ rend possible aux hommes le possible même de Dieu, c’est-à-dire ce qui leur resterait, à eux, sinon, impossible ».


L’ESSENCE DE L’EGLISE


Placide Mandona : L’Eglise, qu’est-ce ? Quelle est sa nature et sa fonction ?



C’est la famille des baptisés répandue dans le monde entier, la communauté des chrétiens, enfants de Dieu et frères et sœurs de Jésus-Christ. C’est le peuple de Dieu. Le Christ a sauvé tous les hommes et l’Eglise est à la fois le cœur et le signe du Royaume de Dieu qui est arrivé sur la terre. C’est pourquoi l’Eglise ne doit pas travailler pour elle-même. Elle est au service du Royaume, comme le Christ lui-même l’a fait. Jésus dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. » Mais il ajoute : « Et je te donnerai les clés du Royaume » (pas seulement les clés de l’Eglise). L’Eglise est humaine : elle est imparfaite, elle a beaucoup de limites. Car elle est composée de pécheurs. Mais des pécheurs qui sont déjà sauvés et qui cherchent à vivre de la vie de Dieu lui-même.


Comment considérez-vous la hiérarchie au sein de l’Eglise ? Est-elle normale ? Est-elle divine ?

La hiérarchie dans l’Eglise est tout à fait normale. Toute organisation a besoin de responsables, et les responsables de l’Eglise ont été établis par le Christ lui-même comme nous l’affirme l’évangile. Et comme l’Eglise elle-même, ses responsables sont humains. Et donc limités et pécheurs. Il y a eu même des cas dramatiques dans la vie passée de l’Eglise. Heureusement qu’à notre époque nous avons des papes et des responsables de l’Eglise qui sont vraiment des modèles, et même des saints. D’ailleurs pourquoi les critiquer ? Nous ne sommes pas meilleurs qu’eux, l’essentiel c’est de nous soutenir les uns des autres, Chacun a sa place, pour avancer ensemble. On dit souvent qu’on a les responsables que l’on mérite.

L’Eglise dans le monde de ce temps, est-elle vraiment nécessaire et utile ?

L’Eglise est absolument nécessaire. Malgré toutes ses limites, ses erreurs et ses fautes, elle reste le signe vivant du Royaume de Dieu dans le monde. Et c’est en elle qu’on célèbre les sacrements de Jésus-Christ qui sanctifient les hommes. Elle annonce la Bonne Nouvelle de l’Evangile au monde entier. Et de nombreux chrétiens agissent d’une façon admirable dans la société. Car l’Eglise, ce ne sont pas seulement les responsables. Ce sont tous les chrétiens. L’Eglise c’est le peuple de Dieu, comme nous l’a rappelé le concile du Vatican II. Cela ne veut pas dire qu’en dehors de l’Eglise il n’y a pas de salut. Jésus a sauvé tous les hommes et l’Evangile est pour tous. L’Esprit Saint souffle où il veut et il travaille dans le cœur de tous les hommes. Mais la place de l’Eglise reste essentielle dans le monde.


Quel regard portez-vous face à l’illusion des théologiens ou des exégètes supposés chrétiens, quand ils font « l’hypothèse que le maître de l’Évangile, le maître de la Parole de Dieu n’ [est] pas Dieu, mais l’homme s’érigeant en interprète, en juge ? ».

Le maître de l’Evangile, c’est Jésus Christ bien sûr, comme le maître de la Parole de Dieu c’est Dieu lui-même. Dieu a vraiment parlé aux hommes par les prophètes. Mais ceux-ci ont compris la parole de Dieu comme des hommes de leur temps, avec leur culture et leurs connaissances, et toutes leurs limites. C’est pourquoi, il est important de resituer la Parole de Dieu dans son contexte, et de l’étudier sérieusement, pour la comprendre. C’est l’Eglise qui a reçu la Parole de Dieu et qui est responsable de sa dernière interprétation, après avoir écouté bien sûr non seulement les théologiens mais aussi le Peuple de Dieu : ce qui se dit dans les communautés de base, la foi du peuple animé par l’Esprit saint. C’est là peut être qu’il y a un grand manque jusqu’à maintenant.

Nous avons quatre évangiles et non pas un seul. Nous n’avons pas les paroles prononcées par Jésus lui-même, mais ce que différentes communautés chrétiennes ont retenu de ce qu’il a dit, et comment elles l’ont compris. En fait c’est une grande chance pour nous ; cela veut dire que nous devons à notre tour, méditer ces paroles de Dieu, et chercher à comprendre ce qu’elles signifient pour nous, et à quoi elles nous appellent dans notre société actuelle.



Qu’y a –il de meilleur en Dieu ?

Ce qu’il y a de meilleur en Dieu, c’est qu’il est Dieu ! C’est son amour total et inconditionnel. Et cet amour Il nous l’a fait connaître par sa Parole aux prophètes d’abord, et totalement dans son Fils Jésus ensuite (Heb 1,1). Et cet amour nous le recevons en particulier par les sacrements dans l’Eglise.


Comment vivez-vous la transmission de la parole de Dieu en Afrique et spécialement à Pikine ?

Je ne peux pas parler de la transmission de le Parole de Dieu en Afrique en général, bien qu’ayant travaillé dans plusieurs pays africains. Simplement, j’ai toujours cherché à la transmettre dans la langue locale. Ce qui m’a amené à apprendre plusieurs langues africaines. Pour cela, j’ai tenu à recevoir dès le début de mon sacerdoce une formation en linguistique africaine. Au Congo nous avons souvent transmis la Parole de Dieu par les contes et les proverbes traditionnels. Et aussi par les chants dans les scholas populaires : pas seulement à la messe, mais dans l’animation des cérémonies traditionnelles de naissance, de mariage, de décès et de levées de deuil, etc…. Et ces chants étaient chantés au travail, à la maison et sur la route ce qui a été un grand moyen de transmission de la Parole de Dieu. Nous avions des gens habitués à improviser des chants, et qui composaient des chants sur l’évangile de chaque dimanche. Il est sûr que la transmission de la Parole de Dieu est plus facile en secteur rural où généralement tous les gens parlent la même langue et partagent la même culture.

Où je suis actuellement à Pikine, secteur de grande banlieue, on retrouve des gens de nombreuses ethnies et de nombreux pays, souvent coupés de leur culture et très marqués par les influences extérieures qu’ils n’ont pas le pouvoir de contrôler et que souvent ils ne comprennent même pas. Car ils ne connaissant pas la situation et le contexte dans lequel les émissions sont produites à la radio et à la télévision, et ils ne peuvent donc pas comprendre ces messages des artistes et des chanteurs étrangers. Dans ces conditions, il est difficile de transmettre la parole de Dieu d’une façon claire et compréhensible par les gens. De plus, l’enseignement se fait presque toujours en français, une langue que beaucoup de gens ne possèdent pas bien ou même pas du tout. Il est alors très difficile d’assurer une formation chrétienne en profondeur. A Pikine, nous essayons d’utiliser au maximum le wolof qui, s’il n’est pas la langue maternelle des gens, est compris par la plupart de la population. Et pour la catéchèse, elle se fait dans plusieurs langues. Et les chorales sont très vivantes, et elles chantent souvent dans les langues locales. De même, on a maintenant de nombreux artistes chrétiens qui cherchent à transmettre la Parole de Dieu.

C’est tout le problème de l’inculturation : Comment vivre l’évangile en vérité dans sa propre culture dans ces conditions ? Comment vivre les valeurs traditionnelles dans le monde actuel en ville, dans une société marquée par la modernité et souvent colonisée par l’étranger ? Que prendre et que refuser des apports extérieurs, et comment les intégrer dans notre vie et dans notre culture ? Nous n’avons pas de solutions toute faites pour cela. Il nous faut chercher en tâtonnant.

Ensuite nous devons transformer notre façon de vivre à cause de l’Evangile, sans pour autant copier l’occident ou l’Amérique. Dans la plupart des ethnies africaines, il existe de nombreux rites et symboles et de grandes richesses culturelles, en particulier au moment de la naissance, du passage à l’âge adulte (initiation), du mariage et de la mort. Mais nous n’avons pas de rituel adapté à la culture négro africaine. Je parle ici des valeurs traditionnelles bien sûr, et non pas des coutumes qui écrasent et enferment les personnes, comme la polygamie, le maraboutage et la sorcellerie, ou le fatalisme qui sont à rejeter absolument. Mais encore faut-il voir comment le faire d’une façon positive, et quelle réflexion apporter pour que ce soit une véritable libération et que les gens ne se sentent pas perdus, et sans bases sur lesquelles construire leur vie. A Pikine, nous avons composé avec les catéchistes et les responsables de communautés, des schémas de célébrations pour ces étapes de la vie en y intégrant des rites et des symboles traditionnels : à la naissance (sans attendre le baptême), à l’adolescence (le passage à l’âge adulte, sans attendre la confirmation), le mariage traditionnel (sans attendre de pouvoir célébrer le mariage sacramentel) , le deuil (au moment des enterrements), tout en luttant contre les conditions de vie souvent difficiles faites aux veuves et aux orphelins et les autres coutumes païennes, et aussi contre les dépenses excessives dans ces différentes occasions.

J’ai vécu une recherche très intéressante dans ce sens quand j’étais curé de Tambacounda au Sénégal oriental, où nous avions introduit certains rites de l‘initiation bassari dans la célébration des étapes du baptême. Nous avons repris la même recherche à Mongo dans la Guinée forestière, dans la culture kissi. En cherchant aussi à organiser nos communautés chrétiennes de village (CCB) sur la base de l’organisation traditionnelle de la famille et du village. Mais ce n’est pas simple : Que faut-il garder de la religion traditionnelle, des coutumes et des valeurs ? Et comment les christianiser, tout en les respectant ?

Par exemple, les évêques d’Afrique ont défini l’Eglise comme la Famille de Dieu. Mais quelles choses garder, et quels comportements rejeter ? Comment vivre les richesses de la famille traditionnelle africaine, en les christianisant ? Comment les vivre dans le monde actuel avec tous les bouleversements que cela implique ? Et le vivre dans les deux sens : évangéliser notre culture et vivre l’évangile avec les richesses de notre culture.

Est-ce que admettre que la « norme de la théologie ne se trouve pas dans l’esprit humain, [mais] se découvre dans la foi de l’Église, qui reconnaît la Révélation dans l’Écriture et sa tradition » (Jean-Marie Lustiger), peut –il brimer la liberté de la recherche théologique tout en lui assurant son unique légitimité ?

C’est là un équilibre à trouver. La liberté de recherche est nécessaire dans l’Eglise dans tous les domaines, pas seulement pour la théologie. Mais elle demande une réflexion profonde, une recherche sérieuse, de la patience, et surtout la foi et la prière. Elle doit se faire en Eglise : en accord non seulement avec les responsables, mais aussi avec le peuple chrétien qui sent et vit les choses. Pour reprendre les exemples que j’ai vécus, il est sûr que le peuple guinéen a plus soif d’authenticité que les sénégalais, trop marqués et depuis longtemps par la France. Et qu’au Sénégal , les catéchumènes sont plus disposés à évoluer que certains chrétiens de longue date accrochés au latin et aux pratiques du 19° siècle des premiers missionnaires, qu’ils prennent pour LA Tradition de l’Eglise universelle elle-même.

Pour moi, les normes de la théologie se trouvent à la fois dans l’esprit humain et dans l’Eglise. Je reçois le Christ et son Evangile à partir de l’histoire de l’Eglise et de sa tradition. En même temps, la foi est personnelle, et elle m’engage personnellement. Je crois de tout mon être et à partir de ce que je suis : selon ma personnalité et mon expérience. Jésus disait : « la vérité vous rendra libres » (Jean 8,32). C’est tout le contraire de la foi du charbonnier. La foi n’est pas évidente, mais je cherche à y arriver, non seulement de tout mon cœur mais avec tout mon esprit, en continuant à approfondir ma foi malgré les doutes et les obscurités. Cela est vrai aussi pour les théologiens.



Les devoirs de la morale et de l’instruction – ne pas mentir, ne pas tricher, apprendre et comprendre, etc., quelle est la place de la religion lorsque la morale semble tout dire ?

La morale ne dit pas tout de la religion, et encore moins de la foi. Les 10 commandements nous les partageons non seulement avec les monothéistes, mais avec tous les hommes qui ont une conscience et un sens moral. Nos ancêtres connaissaient les 10 commandements dans leur cœur, même s’ils ne connaissaient pas Jésus ni même Moïse. La religion, ce n’est pas seulement une morale, même s’il est vrai que la religion nous propose un chemin pour aller vers Dieu. Et la foi chrétienne vient approfondir les choses. Je ne crois pas dans des vérités, mais en quelqu’un en qui j’ai mis ma confiance: Jésus Christ. Je suis sûr de son amour, et je cherche à vivre «par Lui, avec Lui, et en Lui ». C’est pourquoi, plutôt que de garder simplement les commandements, j’essaye de vivre dans la foi et dans l’amour. D’ailleurs sans foi et sans amour, il n’y a pas de vrai accueil des commandements. Et le premier commandement, déjà au temps de Moïse, avant les 10 commandements c’était bien : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton esprit, de toute ton âme, de toutes tes force. Et  tu aimeras ton prochain comme toi-même», afin de vivre dans l’Alliance de Dieu. Car les 10 commandements n’ont pas été donnés par Dieu isolément, mais dans le cadre de l’Alliance, et comme signe de la fidélité à cette Alliance de Dieu avec les hommes : «  Si tu m’aimes, tu garderas mes commandements ». C’est l’amour qui est premier. C’est toute l’histoire de jeune homme riche dont j‘ai parlé plus haut.

Le Jeudi saint, le jour du sacerdoce du Christ, de l’instauration de l’Eucharistie. Comment et où vivez-vous ce grand jour de l’Eglise ?

Je vis le Jeudi Saint en célébrant l’eucharistie avec ma communauté, mais aussi en cherchant à vivre en communion avec tous ceux que je rencontre ce jour là. Et j’insiste pour dire que ce n’est pas seulement la fête des prêtres, mais la fête de l’eucharistie : de l’action de grâces du peuple tout entier, du sacrifice du Christ qui nous sauve, de la nouvelle Alliance et de la communion avec tous les hommes. Par l’eucharistie, le Christ remplit le monde entier de son amour.

Le Vendredi saint, jour de la kénose de Dieu qui déverse sa divinité.

D’abord Dieu ne déverse pas sa divinité du haut du ciel, il s’est fait totalement homme en son Fils Jésus Christ. Il prend sur Lui non seulement les péchés, mais toutes les souffrances et toutes les injustices du monde, en étant tué injustement comme un esclave. C’est un appel à être plus attentif à ceux qui souffrent, aussi bien dans leur cœur et leur esprit que dans leur corps. Et à lutter contre le mal présent dans le monde, avec les moyens qui sont les nôtres. C’est appel très fort à libérer les pauvres, les petits et tous ceux qui sont écrasés, à la suite du Christ et avec Lui, « qui s’est abaissé en devenant obéissant jusqu’à mourir, et à mourir sur une croix » (Phil 2,8).

Comment subissez-vous l’épreuve du vide de chaque vendredi-Saint ?

Pour moi, le vendredi saint, ce n’est pas le vide. Il est rempli de tous les cris de tous ceux qui souffrent et sont traités injustement. Ce jour-là, j’invite souvent un réfugié ou quelqu’un qui souffre, pour l’accueillir et l’écouter, selon ce mot de Pascal «  le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là ». En nous rappelant ces paroles du Christ : « J’avais faim,, j’étais malade, j’étais nu, j’étais étranger….tout ce que tu as fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que tu l’as fait » (Mat 25,32-46)


La logique exacte de la liturgie pascale – l’Eucharistie du Jeudi, la mort du Vendredi, en attendant la Résurrection dans la nuit du Samedi au Dimanche. Pour vous, qu’est-ce que ce triduum représente dans votre vie comme chrétien et comme prêtre ?

La liturgie pascale c’est le sommet de la liturgie. Elle nous fait revivre la mort et la résurrection du Christ. Elle est très parlante, que ce soit le rite du lavement des pieds du jeudi saint, la passion et le chemin de croix du vendredi, et le rite du feu et de la lumière du samedi saint. Elle nous appelle à ressusciter nous-mêmes à une vie nouvelle avec le Christ. Mais cela n’est ni facile ni évident.

Les 3 jours de la semaine pascale sont une invitation très forte à vivre toute ma vie avec Jésus Christ, et à le reconnaître dans chacun de mes frères, chaque jour avec sa spécificité : Le jeudi Saint, vivre la communion. Le vendredi, partager les souffrances et lutter contre le mal. Le samedi, ressusciter à une vie nouvelle et aider ceux avec qui je vis à changer leur cœur et leur vie. Mais pour beaucoup de chrétiens, la fête qui les touche le plus, c’est Noel. Et c’est plus la fête des enfants, des cadeaux et des soirées dansantes, que la célébration de la naissance du Christ. Dans les jardins d’enfants, même catholiques, et aussi dans toute la ville, on parle plus du père Noel que de Jésus. Alors que même dans le Coran, on parle longuement de la naissance de Jésus.

La liturgie, « n’est pas la mise en scène de l’invisible, mais l’actualisation de ce qui s’est rendu visible » (Jean-Marie Lustiger). Est-ce vrai ?

Dieu s’est fait visible dans le Christ. A chaque eucharistie, nous revivons la mort et la résurrection du Christ pour un monde nouveau.

Etes-vous sûr que la certitude d’être appelé par Dieu est encore authentique en vous, ou c’est une affaire de vos efforts humains ?


Appelé par Dieu, j’ai trop conscience de mes limites, pour croire que ma foi dépend seulement de mes efforts humains. Si je suis religieux missionnaire aujourd’hui, c’est parce que Dieu m’appelé. Et il continue à me soutenir chaque jour. Mon problème, c’est de répondre le mieux possible à cet amour, en sachant que je ne serai jamais sûr de ma foi. La foi, c’est un engagement à répondre chaque jour à l’appel de Jésus Christ pour ressusciter à une vie nouvelle. Pas tout seul, mais ensemble avec mes frères et mes sœurs.

Peut-on nous interroger un instant sur la figure historique du Messie. La question qui me turlupine et m’horripile est celle-ci : qu’est-ce qui fonde la foi chrétienne, outre la résurrection du Christ ?


La résurrection du Christ est bien sûr le sommet de toute l’histoire du salut et donc de toute vie chrétienne. Mais ma vie chrétienne s’appuie aussi sur ses paroles, et sur ses actions pendant toute sa vie, qui sont pour moi une source d’inspiration et un très grand encouragement. Et aussi sur ce que le Saint Esprit auquel je suis consacré me dit dans mon cœur, sur les signes des temps (la présence et l’action de Dieu dans le monde), et ce que me dit l’Eglise animée par ce même Esprit. L’évangile apporte un sens absolument nouveau et extraordinaire, à la vie de l’homme et à la vie du monde.



C’est pourquoi, je suis gêné par certains chrétiens qui suite à des enseignements orientés, voient le mal et Satan partout, et se culpabilisent en disant : je suis un très grand pécheur, j’ai commis tous les péchés… C’est vrai que Satan existe, et il est fort. C’est vrai que nous sommes tous pécheurs, et qu’il y a le mal dans notre vie. Mais il y a aussi des bonnes choses que nous faisons, et nous avons aussi des qualités, grâce à Dieu. N’insultons pas Dieu qui nous a créés et « qui vit que cela était très bon » (Genèse)

Quand Jésus regardait les gens, Il les regardait avec amour. Par exemple, la prostituée chez Simon : Il voit son amour et ses pleurs : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé » (Luc 7,45). Et Il lui dit : »va en paix ». Jésus voyait les qualités et les bonnes choses que font les gens, et non pas leurs défauts et les mauvaises choses. Il ne regarde pas leurs péchés, mais les désirs de leur cœur…Même s’ils n’arrivent pas encore à faire le bien qu’ils désirent faire.

Nous sommes des pécheurs, c’est vrai. Mais nous sommes des pécheurs pardonnés, et sauvés par Jésus Christ. A nous de répondre à son amour et à devenir miséricordieux comme LUI. Et non pas nous enfermer dans le mal que nous avons fait.

C’est pourquoi, je suis aussi mal à l’aise par cette prière de la divine Miséricorde, répétée sans cesse et à laquelle on se limite : « Par ta douloureuse passion, sois miséricordieux pour nous et pour le monde entier ». C’est vrai que Jésus a beaucoup souffert pour nous. Mais Il est aussi ressuscité, et Il est entré pour toujours dans la lumière de Dieu. Et nous sommes déjà ressuscités avec Lui par le baptême, pour vivre d’une vie nouvelle en enfants de Dieu dans la joie. Dans cette prière je vois bien la demande de pardon, mais où est l’action de grâces ? Et les béatitudes (Mat 5,3-12) ? Où est le Saint Esprit, qui conduisait Jésus dans toute sa vie, et nous conduit nous aussi dans la paix et l’espérance ?

Il ne faut pas confondre non plus, la foi avec les sentiments, et surtout pas avec les sensations. Des chrétiens disent : » quand je prie, je ne sens plus rien dans mon coeur, j’ai perdu la foi ». Et certains vont même jusqu’à dire : « Dieu m’a oublié, Il ne me répond plus ». Mais la foi ce n’est pas une question de sentiment, et surtout pas une question d’exaltation et d’excitation. Elle est dans le cœur, mais aussi dans l’esprit et la volonté. Même si tu n’as plus envie de prier, si tu prends un temps à l’église ou à la maison, pour écouter le Saint Esprit dans ton cœur, tu aimes Dieu. Même si tu ne sens rien dans ton cœur, tu lui donnes du temps, tu as la foi. Nous devons apprendre le silence. Comme le prophète Elisée : «  Le Seigneur n’était pas dans le feu, il n’était pas dans la tempête, Il n’était pas dans le tremblement de terre. Il était dans une brise légère «  (1° Rois 19, 12)

Je suis très heureux de voir des gens, jeunes et adultes, se réunir pour la prière, pour louer Dieu et Lui dire merci.…même si parfois j’ai de la peine à prier avec certains groupes. Je respecte leur prière, mais je trouve qu’il y a souvent trop de bruit et que l’on recherche trop de choses extraordinaires et même des miracles, au lieu de chercher à vivre sa foi dans la simplicité et la vie de tous les jours. Et certaines rencontres ressemblent parfois à des soirées dansantes catholiques, plus qu’à une prière.

C’est très bon de danser pour le Seigneur, car nous devons le louer et Lui dire merci, avec tout notre cœur et tout notre esprit, mais aussi avec le corps qu’Il nous a donné. Mais à condition que ce soit des danses liturgiques et priantes, et pas seulement du défoulement. Et que l’on danse avec son corps mais aussi avec toute son âme, « en esprit et en vérité » (Jean 4,23), pour en faire une véritable louange et action de grâces. David a dansé dans le Temple, mais il a aussi été un saint qui a pleuré son péché et changé de vie, après avoir fait tuer le mari de Bethsabée pour la marier. Et il a été un bon roi qui a cherché à construire son pays selon la volonté de Dieu. Dansons comme David dans le Temple, mais changeons notre vie. Et surtout engageons-nous dans la société comme Lui, sans rester enfermés dans nos églises.



Mais ce qui m’inquiète encore plus, c’est que les membres de certaines associations se retrouvent seulement entre eux. Ils font un groupe à part, et ne participent pratiquement pas aux activités de la paroisse : on ne les voit pas dans les CEB, ni les récollections, ni dans l’engagement dans la société…au moins dans notre paroisse. Evangéliser ce n’est pas se réunir dans une salle de prière, c’est aller partager la vie des gens, et construire ensemble le Royaume de Dieu dans nos quartiers et nos lieux de travail, comme Jésus nous le dit le jour de l’Ascension : « De toutes les nations faites des disciples, …apprenez-leur à garder les commandements que je vous ai donnés. » (Mat 28,19)…Les anges nous disent à nous aussi : «  Pourquoi restez-vous à regarder le ciel ? ». Nos amis musulmans commencent le Ramadan demain. Evangéliser, c’est les aider à vivre le Ramadan dans le respect de leur religion, mais aussi avec les valeurs de l’Evangile, à la manière de Jésus, dont on parle très souvent dans le Coran. L’Evangile est pour tous les hommes. Il s’agit d’aller vers les pauvres et les petits comme nous le rappelle sans cesse notre pape : aller à la périphérie ; lutter contre la société du déchet où on traite les gens qui ne sont pas « rentables » comme des ordures à jeter ; et construire des ponts plutôt que des murs.

Quelqu’un est venu me dire : »toi, tu n’es pas infusé ! » C’est vrai que je suis spiritain, mais je n’ai pas reçu l’effusion de l’Esprit. D’ailleurs je ne la cherche pas ! Ce n’est pas un sacrement. J’ai reçu le Saint Esprit le jour de ma confirmation, et ça me suffit largement. J’ai déjà suffisamment de peine comme ça, à L’écouter et à faire ce qu’Il me demande.


« Dieu est mort. », disait lapidairement Nietzsche, mais quel Dieu ?



Dieu est Amour. C’est le dieu de Nietzsche qui est mort. Pas le Dieu de Jésus-Christ. Comme je l’ai dit, si Nietzsche pensait en un dieu vengeur qui cherche à punir les hommes et qui est mort, c’est sans doute à cause de la conception de certains chrétiens de son temps, traditionnalistes et formalistes, qui avaient complètement transformé le sens du Dieu de l’Ancien Testament. Alors que Moïse et les prophètes nous rappellent sans cesse, que Dieu est « un Dieu de Tendresse, de Miséricorde et de Pitié, Plein d’Amour et de Fidélité » (Ex 34,6). En tout cas, ce n’est pas dans le dieu de Nietzsche que je crois, et moi aussi je souhaite qu’il soit mort. Je crois en Jésus-Christ et en son Père qui est un Dieu bien vivant, qui nous fait vivre et réussir notre vie.

L’Eglise face à l’épreuve du nihilisme outrecuidant contemporain. Beaucoup déclarent la mort de Dieu. Qu’en pensez-vous ?

Si Dieu était mort, je ne vivrais pas ce que je vis aujourd’hui. Ce qui est mort, c’est la croyance en un dieu égoïste au ciel, qui surveillerait l’homme d’en haut et qui le punirait s’il se conduit mal en l’envoyant en enfer. Je ne crois pas en ce dieu là. Ce dieu est complètement mort pour moi, car il n’a jamais existé. Je crois en un Dieu vivant avec les hommes et qui les fait vivre. Bien sûr si on cherche Dieu en dehors des hommes, on ne le trouvera jamais, car Dieu a voulu se faire homme, totalement et pour toujours. Le Dieu en lequel je crois c’est le Dieu de Jésus Christ qui s’est fait homme et a partagé toute ma vie

Entre l’Église et l’Etat, qui est antérieur à l’autre ?

L’état est bien sûr antérieur à l’Eglise, puisque l’Eglise n’a commencé qu’à la Pentecôte. Mais je crois qu’il n’y a pas de priorité de valeur entre les deux, mais une nécessité de collaboration. Pour moi, je suis à la fois citoyen et chrétien, et je cherche à vivre les deux ensemble et le mieux possible. Mon problème, c’est que beaucoup de chrétiens se replient sur la paroisse et la vie liturgique, et ne s’engagent pas dans la société. Ils cherchent à rendre à Dieu ce qui est à Dieu, mais ils oublient de rendre à César ce qui est à César.

En quoi consiste l’élection baptismale des catholiques ?

On ne peut pas résumer le sens du Baptême en quelques mots. L’eau du baptême nous lave et nous purifie : le Christ nous libère de tout péché et nous appelle à lutter contre toutes les formes de mal, de souffrances et d’injustices. Le Baptême fait surtout de nous des enfants de Dieu, il nous appelle à vivre une vie nouvelle (ressuscité avec le Christ), et à construire un monde nouveau (2 Pi 3, 13). Le baptême nous rassemble dans l’Eglise, la grande famille des enfants de Dieu, qui est au service du Royaume de Dieu. C’est une élection, c’est-à-dire un choix gratuit de Dieu, absolument libre et sans mérite de notre part. C’est pourquoi nous n’aurons jamais fini de dire merci à Dieu, et de répondre à l’appel du Christ en nous laissant conduire par le Saint Esprit.


Une Église triomphante parmi les hommes ne devrait-elle pas s’inquiéter d’avoir déjà tout compromis de son élection en s’étant compromis avec le monde ?

L’Eglise triomphale, je pense que c’est bien finie et tant mieux. Il nous arrive à tous de nous compromettre. Mais je ne crois pas qu’actuellement l’Eglise se compromette avec le monde. Même si elle doit toujours rester vigilante pour ne pas s’endormir, ni se faire récupérer. En particulier par les offres d’argent et des cadeaux des dirigeants. C’est une lutte de chaque jour, en commençant par nous-mêmes. Mais mon souci c’est que l’Eglise en Afrique reste souvent très liturgique, hiérarchique et cléricale. Nos responsables les évêques parlent et font des déclarations sur la société, mais il ne suffit pas de dénoncer il faut agir pour faire disparaitre les maux de cette société. Et surtout les laïcs attendent trop souvent que les prêtres et les évêques parlent, mais ils ne s’engagent pas suffisamment eux-mêmes. Alors que c’est cela leur première responsabilité. A cause de cela les choses n’avancent pas beaucoup.


La lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament en continuité fait apparaître la Bible comme un seul bloc. Quiconque connaît la Loi et les prophètes, l’histoire de l’élection d’Israël et les vicissitudes de l’Alliance, l’attente du Messie dans la figure du Serviteur souffrant, peut admettre que mieux vaut être juif que non juif pour comprendre le Christ. Quelle serait votre position ?

Il est sûr qu’il y a une continuité entre l’Ancien et le Nouveau testament. Je préfère d’ailleurs parler de première et de nouvelle Alliance. Mais le Dieu de Jésus Christ parle au coeur de tous les hommes, et les autres cultures et religions portent aussi des semences du Salut, comme le disaient les Pères de l’Eglise, par exemple Saint Justin. Là où je travaille, il n’y a pas beaucoup de juifs. Et en tant que missionnaire je cherche à répondre à l’appel de Dieu sur ceux avec qui je vis, quelle que soit leur religion. Certains vont devenir chrétiens en entendant l’appel du Christ. Mais la très grosse majorité, ce sont des musulmans. A cause en particulier de la pression sociale, c’est très difficile pour des musulmans qui le désirent de devenir chrétiens. Je cherche surtout à les aider à pratiquer les valeurs de l’évangile, à vivre leur religion à la manière de Jésus Christ, même s’ils restent musulmans. Evangéliser ce n’est pas baptiser. Saint Paul disait « le Christ ne m’a pas choisi pour baptiser, mais pour évangéliser » (1 Cor 1,17).

Entrer dans le dernier Testament n’implique aucune rupture avec le premier ni avec l’identité juive, puisqu’il s’agit de la même promesse. Nouvelle Alliance ! « Le Christ, que Dieu a fait Seigneur de tous et Premier-né d’entre les morts, ne se substitue pas à Israël, il en est la suprême figure et le fruit parfait. Il n’est pas la négation d’Israël, il est sa rédemption », Lustiger. Est-ce vrai ?

C’est vrai qu’il y a une continuité entre la première et la nouvelle Alliance. Jésus est le Sauveur annoncé par les prophètes et il est venu rendre parfaite (accomplir) l’ancienne Alliance. Mais même si cela n’implique pas une rupture encore moins une contradiction, l’Alliance établie par Jésus Christ est vraiment une Alliance nouvelle. Jésus lui même nous le redit. Il nous faut pour cela relire le discours sur la montagne et les explications des béatitudes (Mat 5-7) : «  les anciens vous ont dit, moi je vous dis ». Et il y a une rupture avec la façon dont les docteurs de la Loi et les pharisiens comprenaient et vivaient la première Alliance. Cela n’empêche pas que les juifs sont nos ancêtres dans la foi, et que nous les respectons pour cela, comme aussi les ancêtres de chacune de nos cultures, et les gens des autres religions. Le Christ n’est pas la négation d’Israël, mais il est sa rédemption. Mais pour sauver Israël, Jésus le transforme complètement de l’intérieur

« Les dons et les promesses de Dieu sont sans repentance » (Romains 11, 29). Comment comprendre ce verset ?

Dieu a fait alliance avec Israël, et il ne l’abandonnera pas. Il n’abandonne personne. Et Paul dit clairement dans sa lettre à Timothée (1 Ti 2,4) : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés »


III. L’EXPERIENCE MISSIONNAIRE


La mission au sens plein de l’Eglise, qu’est-ce ?


Pour moi la mission c’est faire connaître et aimer Jésus-Christ, et avec l’aide du Saint Esprit, construire son Royaume sur la Terre. Un Royaume ouvert à tous les hommes, de toutes langues et de toutes religions.

Placide Mandona : Y a-t-il une vocation spécifique de la mission et à la mission ?

C’est vrai que tout chrétien est missionnaire, c’est à-dire envoyé par Dieu là où il vit, pour être témoin de l’Evangile. Mais cela n’empêche pas qu’il y a une vocation missionnaire spécifique, c’est à-dire des gens qui se consacrent à la mission, pour faire connaître Jésus et apporter l’Evangile aux groupes humains qui ne le vivent pas encore


J’endosse un ardent devoir de vous poser une question sur votre carrière missionnaire. Missionnaire en Afrique. Pourquoi faire ? Coloniser, recoloniser ou apprendre es règles morales de la France ?

Missionnaire pour coloniser c’est fini depuis longtemps, dans la mesure d’ailleurs où cela a vraiment existé. Car il y a eu souvent des oppositions entre les missionnaires et les autorités coloniales, et les missionnaires ont souvent défendu les populations contre les exactions des colons. De toute façon maintenant, personne ne cherche plus à coloniser, ni à imposer la foi chrétienne de force. Notre deuxième fondateur le père Libermann disait à ses premiers missionnaires : « faites-vous noir avec les noirs ». Beaucoup de missionnaires ont formé des gens, et les ont soutenus au moment des indépendances. Et actuellement nous travaillons en équipe internationale. La grande majorité de nos confrères ne sont ni français ni européens. Actuellement, nous sommes 3 français sur 98 dans notre province d’Afrique du Nord Ouest. Et je ne suis pas là en tant que français. D’ailleurs pour moi, je n’ai pas vécu en France, sauf pour des études, mais dans plusieurs pays d’Afrique. Mon problème est juste le contraire, c’est qu’à mon avis le Sénégal est encore beaucoup trop marqué par la France, dominé par elle au point de vue économique et colonisé au point de vue culturel. Même dans l’Eglise on parle d’inculturation, mais pratiquement, très peu de choses se font dans ce sens. Nous n’avons pas besoin des règles morales de la France. C’est à partir des valeurs des cultures sénégalaises que nous voulons évangéliser.


Missionnaire à part entière dans un pays musulman. Quel regard avez-vous de l’islam en confréries tel que pratiqué au Sénégal ?

C’est impossible de répondre à cette question en quelques mots. Ces confréries me semblent permettre de mieux garder ces valeurs traditionnelles sénégalaises dont je viens de parler. Ce sont des confréries sufi, qui ont donc une dimension spirituelle. C’est pourquoi, certains disent qu’elles sont un rempart contre le terrorisme. Cependant, ces confréries me semblent très moralisantes. Il n’y a qu’à écouter les sermons des imams, spécialement les jours des grandes fêtes musulmanes. Ce n’est pas étonnant puisqu’elles n’ont pas reçu la Bonne Nouvelle de l’Evangile qui nous libère. Dans un sens, elles en sont restées à la première alliance, l’Ancien Testament dont le Coran s’inspire largement. Mais au moins nous pouvons travailler ensemble dans la paix, et cela est excellent. Comme dans toutes les religions, il y a des gens qui se conduisent mal et des croyants qui sont fermés, et même agressifs. Mais cela existe aussi malheureusement dans le Christianisme, malgré tout ce que Jésus a dit et vécu.


Dans un de ses discours, le Pape François disait que le Saint Coran était un livre de paix. Que lui reprochez-vous ?


Je crois qu’effectivement dans le Coran qu’il y a des passages qui nous appellent à la paix, même si d’autres appellent à la violence. Mais c’est la même chose dans la Bible, en particulier dans l’Ancien Testament et dans les psaumes. En tout cas, comme dans beaucoup de pays, on se salue en ses souhaitant la paix. Ce n’est pas propre aux musulmans, d’ailleurs, c’est traditionnel. Au Sénégal comme ailleurs, beaucoup de villages s’appellent Darou Salam (le village de la paix). Maintenant, il reste la façon de comprendre et d’interpréter, aussi bien le Coran que la Bible. Beaucoup de choses sont en train d’évoluer, par exemple pour la compréhension du Djihad, qui est en réalité davantage un effort de conversion sur soi-même et de lutte contre ses péchés et ses mauvaises habitudes (le grand jihad), que la guerre contre les infidèles.

Quelles sont les obligations de chaque vie missionnaire ?

La vie missionnaire est marquée par la personnalité de chacun, et le milieu où il travaille. Mais il y a deux choses essentielles : aimer Jésus, et aimer le peuple dans lequel nous vivons. A partir de là on peut voir comment la mission peut se vivre. La prière et la vie en communauté sont très importantes pour cela. Mais aussi étudier le milieu dans lequel nous vivons pour en voir les besoins, et connaître les souffrances des gens. Et également voir les efforts qui se font pour rendre la société meilleure. Pour cela parler avec les gens et écouter leurs réactions avec beaucoup de soin et d’attention. Car ce sont les gens eux-mêmes qui connaissent le milieu à évangéliser, et la vie qu’ils vivent. Et donc qui peuvent trouver des solutions adaptées pour cette évangélisation. D’où l’importance de mettre en place des communautés chrétiennes de base, qui soient présentes et agissantes dans les quartiers, et qui s’engagent en travaillant avec les autres forces vives du quartier. Dans notre règle de vie, on nous dit que : « nous allons de préférence vers ceux qui n’ont pas encore entendu le message de l’Evangile. Nous allons vers les opprimés et les plus défavorisés individuellement et collectivement, et là où l’Eglise trouve difficilement des ouvriers ». Et aussi « nous considérons comme partie constitutive de notre mission d’évangélisation, premièrement la libération intégrale de l’Homme, deuxièmement l’action pour la justice et la paix, troisièmement la participation au développement. Nous devons être de ce fait « les avocats, les soutiens, et les défenseurs des faibles et des petits contre ceux qui les oppriment ». Comme le disait déjà notre deuxième fondateur, le Père Libermann, dans la règle de vie de 1840. Ce n’est donc pas nouveau. En tant que missionnaires, nous sommes envoyés vers les plus pauvres, et vers les gens des autres religions. L’engagement auprès des plus pauvres demande d’abord le respect et l’amour mais aussi une formation, pour savoir agir sur les causes de la pauvreté et transformer la société, et pour apprendre à travailler avec les autres personnes et les autres organisations de développement.  Etre missionnaire c’est évangéliser, dans toutes les dimensions de l’Evangile. 

Est-ce facile d’user du vélo pour son apostolat missionnaire et pourquoi ?

D’abord tout le monde ne peut pas avoir une voiture. Un vélo ça coûte moins cher, c’est plus facile à acheter. C’est le moyen de déplacement des pauvres. Par conséquent l’utilisation du vélo pour moi c’est un choix. Bien sûr lorsque j’étais dans la forêt Guinéenne ou celle du Congo, travaillant sur plus de 100 k, sur des routes très difficiles et ayant des personnes et des vivres ou matériel à transporter, j’avais une voiture et même une 4x4. Bien que j’aie aussi fait de nombreuses tournées dans la forêt à pied, pendant plusieurs jours, et même plusieurs semaines. Une auto n’est absolument pas nécessaire dans la ville de Dakar. Pour aller loin, il y a les transports publics, qui sont une très bonne occasion de partager la vie des gens et leurs difficultés. Le vélo, cela demande un effort physique, car il faut souvent le pousser dans le sable. Et sur le goudron, il faut faire très attention car c’est très dangereux de conduire en ville. Mais c’est un choix que je pense conforme à ma vocation missionnaire. J’ai fait le vœu de pauvreté, ce n’est pas seulement pour aider les pauvres mais c’est aussi pour vivre de la manière la plus simple possible. Conformément à ma vocation, et à ce que le Pape François nous a demandé dans sa Lettre « Loué sois-tu » : mener une vie simple. La deuxième motivation pour laquelle j’utilise le vélo est donc un motif écologique, pour lutter contre la pollution, et respecter l’environnement. La troisième raison, c’est la santé. Le vélo me maintient en forme physique, et cela aussi c’est très bon. En plus, en vélo tout le monde te voit, et tu vois tout le monde. Tu ne vas pas trop vite, ça te permet de saluer les gens, et de t’arrêter pour parler si nécessaire avec eux. C’est donc une grande aide pour l’apostolat missionnaire.

Je vais sans tarder poser une question sur votre carrière comme prêtre missionnaire. Prêtre missionnaire, pour qui et pourquoi ?

D’abord pour moi ce n’est pas une carrière. Mon père voulait que je fasse une carrière, et je pense que j’en avais les moyens. J’ai préféré choisir la mission, ou plutôt Dieu m’y a appelé et j’ai accepté son appel. J’ai toujours cru que c’est ainsi que je pourrais réussir ma vie et être heureux. Je ne le regrette pas. C’est une conviction très profonde en moi. Je voulais d’abord être missionnaire en Chine, mais les portes se sont fermées. Et ayant grandi au Sénégal, on m’a conseillé d’entrer plutôt dans une congrégation travaillant spécialement en Afrique. C’est la vocation qui a été première. La voie normale pour cela autrefois, c’était le sacerdoce, bien que je comprenne mieux maintenant que j’aurais pu être frère, et faire le même travail de Justice et Paix et d’actions sociales que je mène actuellement. La vie religieuse est un moyen important pour la mission. En plus, j’ai la chance d’avoir eu des amis musulmans depuis mon enfance, ce qui me permet de travailler plus facilement avec eux. Mon problème c’est qu’en tant que prêtre je suis très pris par les activités paroissiales et que les chrétiens voudraient me garder pour eux, et cela me limite pour aller vers les non chrétiens. C’est la raison principale pour laquelle j’ai refusé d’être curé à Pikine.


Quelles sont les étapes les plus significatives de votre vie missionnaire spiritaine, de vos travaux et de vos jours que vous connaissez mieux que personne ? Votre vie missionnaire, c’est le 1° apostolat en République du Congo, l’apostolat auprès des jeunes au Sénégal, l’engagement en Guinée, le soutien matériel et spirituel des réfugiés du Libéria et de Sierra Leone, et jusqu’au jour d’aujourd’hui la coexistence en vous de la nature française et sénégalaise. Quelle plainte voudriez-vous signifier dans votre vie missionnaire ?

Les plaintes que j’ai c’est par rapport à moi-même, de ne pas avoir su être suffisamment disponible et de ne pas avoir pu faire autant que je le voulais, pour former et soutenir les gens avec qui je travaillais, et les aider dans leurs engagements. On ne peut pas revenir en arrière. Je compte sur le Saint Esprit auquel je suis consacré pour soutenir ceux avec qui je vis actuellement, et les conduire dans la paix et la lumière du Christ.


Quel pays vous a le plus plu et lequel avez-vous haï ?

Je n’ai haï aucun pays et je me suis plu dans tous les pays où j’ai vécu, car j’ai été toujours très bien accueilli et soutenu par les populations. Et jusqu’à maintenant, j’y ai laissé de nombreux amis.


Non, vous n’êtes pas pour autant français – ou déchiré – entre deux langues, deux cultures et des admirations inconciliables. Vous demeurez totalement, rigoureusement et hyperboliquement français, comme vous êtes devenu totalement, rigoureusement et hyperboliquement sénégalais. Vous me l’avez dit du reste, lors de notre discussion le jour de la victoire de la France à l’euro 2016 : « Je suis plus sénégalais que français. » Vous croyez vous vraiment sénégalais ?

Qui est vraiment sénégalais ? D’abord, il y a de nombreuses cultures différentes au Sénégal. Est-ce que nos jeunes ne sont pas autant américains que sénégalais ? Si on regarde leur façon de parler, leur comportement, leurs désirs, leurs chants, les danses et les émissions qu’ils regardent. Nous sommes tous marqués par ce qui se passe dans le monde. La culture traditionnelle à l’état pur n’existe plus, même si elle reste très vivante comme sous-basement dans l’inconscient de beaucoup. C’est sûr que je suis marqué par l’éducation que j’ai reçue et par la culture de mes parents à la fois bretonne et internationale, les marins et pécheurs ayant toujours été ouverts à l’extérieur. Je ne suis peut-être pas sénégalais, mais je suis un blanc du Sénégal. Et je parle aussi facilement, et avec autant de plaisir, ouolof que français. De toute façon, je pense que l’avenir est au métissage et que le partage des cultures est une vraie richesse. Par mon histoire et ma vocation, j’ai sans doute là quelque chose à partager. De même que je suis toujours intéressé de rencontrer les africains vivant en France, quand je rentre en congés, pour entendre leurs réflexions et voir comment ils arrivent à vivre dans une culture différente de la leur. C’est très enrichissant.


Plus Africain que nous, plus Sénégalais que les Sénégalais. Armel, le missionnaire de l’enracinement par excellence, a exactement compris le sens, voire l’essence de la vie missionnaire. Quelle stratégie mettez-vous en place ?

Ma stratégie missionnaire, c’est d’abord de vivre avec le peuple et d’écouter les gens. Essayer de découvrir leurs problèmes et leurs aspirations, et de voir avec eux ce qu’il est possible de faire. C’est la vie qui commande. Jésus nous demande de savoir lire les signes des temps. Il ne faut surtout pas vouloir commander les choses à l’avance. Mais au contraire être docile à la vie. L’essentiel c’est de rester ouvert et attentif aux appels des gens, surtout ceux qui sont écrasés et qui n’osent pas parler, ceux qui ne parlent pas français, ceux qui ont été humiliés et n’ont plus confiance en eux-mêmes. Et surtout ne pas venir avec une stratégie et un plan d’action tout fait à l’avance. Pour moi par exemple, il ne s’agit pas de venir pour aider les pauvres, il s’agit d’abord de les accueillir, et ensuite de les écouter. C’est seulement après que je pourrais les soutenir dans ce qu’ils veulent faire eux-mêmes, et non pas ce que j’ai décidé de faire pour eux, ou à leur place. Ce sont les pauvres qui connaissent le mieux la pauvreté, parce qu’ils vivent dedans. Ce sont donc les pauvres qui peuvent trouver les meilleures solutions pour sortir de la pauvreté. Ensuite, il s’agit de les soutenir et de chercher d’autres soutiens qui leur permettront de réaliser ce qu’ils veulent faire.

Placide Mandona : Avez-vous connu le désert de l’épreuve dans votre vie religieuse ?

J’ai connu des situations très difficiles dans mon apostolat. Ce qui m’a permis de les supporter, c’est que je les vivais avec le peuple auprès duquel j’étais envoyé. Aussi il n’était pas question pour moi de lâcher, et encore moins de les abandonner. La vie en communauté m’a aussi beaucoup soutenu. J’ai eu la chance d’avoir de bons confrères avec lesquels nous nous sommes bien entendus. Et les communautés chrétiennes dans lesquelles j’ai vécu m’ont aussi beaucoup soutenu. Le désert, la sécheresse du cœur, le désespoir ou la perte de foi, sans doute que je n’étais pas assez fort pour pouvoir les supporter. En tout cas le Seigneur m’en a protégé et je L’en remercie.

Comment expliquer le faible pourcentage de catholiques au Sénégal ? Est-ce un désastre, une crise de foi ? Peut-être un échec missionnaire lié aux aventures des missionnaires de tous temps. 

Je pense que cela s’explique par des raisons historiques. L’Islam était déjà installé dans le pays, avant l’arrivée des premiers missionnaires. Même s’il se limitait souvent à un Imam auprès du chef traditionnel, et que la population continuait à suivre la religion traditionnelle des ancêtres. A cause de cette présence de lettrés musulmans auprès des chefs traditionnels, les colons ont cru que tout le monde était musulman, et la colonisation a donc souvent favorisé l’islamisation. Même si les choses ne sont pas totalement claires, ni simples au point de vue historique, que ça soit du côté de l’Islam ou du côté de l’Eglise. Mais pour moi, ce faible pourcentage n’est pas une crise de la foi, car je trouve que les chrétiens du Sénégal sont croyants et engagés. Le problème c’est qu’ils sont plus engagés dans l’Eglise que dans la société, et que l’Eglise est trop centrée sur elle-même. Ce n’est pas un désastre non plus, dans la mesure où nous cherchons à vivre une vraie amitié avec les musulmans pour construire ensemble le pays et le Royaume de Dieu. Mais cela nous demande d’avoir un sens missionnaire et une ouverture d’esprit plus développés.

Nous ne pouvons pas baptiser les musulmans ni les faire venir dans nos Eglises, mais nous pouvons nous laisser évangéliser par Dieu. Et nous évangéliser les uns les autres en agissant ensemble. Evangéliser c’est-à-dire leur permettre de découvrir par nos paroles et notre témoignage les valeurs de l’Evangile. Et alors s’ils le désirent, ils pourront vivre à la manière de Jésus-Christ, même s’ils restent musulmans. A ce moment-là, ils ne sont pas baptisés mais ils sont évangélisés. Ils ne sont pas dans l’Eglise, mais ils sont dans le Royaume de Dieu. Et c’est bien cela que Jésus nous demande dans la prière : « Père que ton Règne vienne ».


Quel regard négatif portez-vous sur les missionnaires africains de votre congrégation ?

Pourquoi je porterais un regard négatif sur mes confrères africains ? Au contraire, ils nous apportent une meilleure compréhension du pays et de la mentalité des gens. C’est pour cela que nous tenons à vivre en équipe internationale. Chacun peut apporter les richesses de sa culture, c’est à la fois un témoignage et une nécessité. Nous ne pouvons pas demander aux gens de s’entendre entre ethnies différentes, si nous ne nous entendons pas entre missionnaires venus de pays différents.

Mais c’est vrai que les vocations missionnaires naissent dans les paroisses et elles sont modelées d’après ce que sont nos Eglises. Or beaucoup des Eglises africaines sont très liturgiques et centrées sur elles-mêmes, pas assez soucieuses de la vie et des problèmes des gens et pas assez engagées dans la société. Ce qui fait que certains de nos confrères africains sont plus des prêtres de paroisses que des missionnaires. Surtout que c’est plus facile et plus rassurant que de s’engager dans la société

Vos activités missionnaires, votre combat pour le développement du peuple, les actions que vous avez menées dans différentes paroisses, dans différents pays, quels effets cela a-t-il eus sur votre foi et votre vie spirituelle ?

C’est justement cela qui nourrit ma vie spirituelle. C’est pourquoi j’ai toujours accepté les nouvelles affectations qu’on me proposait, et je ne l’ai jamais regretté. Même si c’était à chaque fois difficile de quitter les gens avec qui je travaillais. Mais cela a toujours été pour moi une occasion de grandir dans la foi, et d’accueillir les richesses du nouveau peuple dans lequel j’étais appelé à travailler, que ce soit en ville ou en secteur rural, en Afrique ou en Europe, en paroisse ou auprès des immigrés et les services missionnaires dégagé auprès des jeunes, des prisonniers ou des marginaux. Actuellement je suis en grande banlieue, avec tous les problèmes de pauvreté, de chômage, de violence, de drogue et de délinquance qu’on y rencontre.

Quelle analyse voudriez-vous faire de la crise des missions, je veux dire de la crise des vocations missionnaires ?


La crise des vocations missionnaires n’est pas la crise des missions. La mission se continue partout. Pour les vocations en général, c’est sûr qu’en Europe elles sont en baisse, mais les vocations africaines sont nombreuses. Mais ces vocations vont sans doute également diminuer en Afrique, vues l’évolution de la société et l’extension de la mondialisation. D’autre part, autrefois le séminariste recevait une formation supérieure à la moyenne des étudiants, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Le prêtre n’est plus un notable dans la société. Le sacerdoce devient donc moins attirant. De plus, les missionnaires quittent leur pays et ne peuvent donc pas soutenir leur famille autant que peuvent le faire les prêtres diocésains. Pour moi, cette baisse des vocations est un appel à vivre la mission autrement, et à trouver des nouveaux chemins d’évangélisation, en particulier en donnant davantage de place aux laïcs. Dans notre congrégation, nous avons maintenant des fraternités spiritaines et aussi des laïcs associés qui travaillent avec nous. Par conséquent, je ne suis pas inquiet et je pense que l’Esprit Saint nous donnera la manière et la force de faire des choses nouvelles. A nous d’être à son écoute, et de ne pas nous bloquer sur le passé.


Crise de vocation, crise de la mission, est-ce la fin de la crise de la foi ?

En tout cas, ce n’est pas la crise de la foi. Au contraire je suis dans l’admiration de voir comment certains chrétiens vivent leur foi avec force, que ce soit dans les pays en guerre, sous-développés, ou victimes de la dictature que dans les pays sécularisés et où ils sont persécutés.

Quelles sont les épreuves les plus drôles de chaque vie missionnaire.

C’est vrai que j’ai vécu dans des situations assez coquasses, en particulier quand on m’a pris pour un colon, ou même pour un mercenaire pendant la guerre du Libéria. Ce qui m’a valu d’avoir trois fois la kalachnikov sur le ventre, pendant les attaques des rebelles. Mais surtout j’ai vécu beaucoup de joies, pas seulement des fêtes et des danses, mais des joies beaucoup plus profondes dans les communautés chrétiennes. Et aussi dans les villages ou les camps de réfugiés où j’étais très bien accueilli. Ce que je retiens surtout de tout cela, c’est l’importance d’avoir le sens de l’humour et de voir les choses de façon calme et positive, surtout quand on se retrouve dans une autre culture ou dans une situation qu’on ne comprend pas ou quand on ne possède pas la langue et qu’on ne peut pas demander des explications.

L’expérience missionnaire, qu’apporte-elle à la foi ? Est-ce pour vous usure, baisse de vie spirituelle ou au contraire enrichissement ?


C’est mon expérience missionnaire qui donne son sens à la façon dont je vis ma foi. Et c’est la foi qui évite toute usure et baisse de la vie spirituelle. La vie missionnaire est une richesse, si on sait la vivre d’une façon positive. L’expérience missionnaire est le lieu même de la foi comme nous la rappelé avec force et clarté le Pape François dans sa lettre « La Joie de L’Evangile », à la suite de Paul VI et de Jean Paul 2.

D’aucuns vitupèrent que vos actions pastorales missionnaires sont comme dénuées de sens, moins pragmatiques et efficaces. Acceptez-vous cette opinion ?

J’ai souvent été attaqué, mais j’ai très rarement entendu ces critiques. Je laisse la responsabilité de ces affirmations à ceux qui les font. S’ils viennent me le dire, j’essaierai de les écouter avec attention, pour comprendre ce qu’ils veulent dire et essayer d’améliorer ma façon de travailler. En tout cas, je trouve le sens de ma vie dans l’engagement missionnaire et j’en suis très heureux. Bien sûr je cherche l’efficacité, mais pas l’efficacité simplement au niveau humain, ni la réussite visible et immédiate.

Je ne sais pas à quoi ces gens-là font allusion. Qu’ils viennent voir sur le terrain ce que nous faisons. Ce n’est pas pour rien qu’un certain nombre d’ONG demandent notre participation à leur action, et que nous y sommes très bien accueillis. Nous sommes demandés dans les prisons ou dans les lycées et collèges privés ou publics. Nous travaillons aussi à leur demande avec les pouvoirs publics, les mairies aussi bien qu’avec les responsables religieux musulmans. Si mon action auprès des réfugiés pendant la guerre du Libéria avait été inefficace, je ne crois pas que l’on m’aurait décoré de la légion d’honneur, même si je n’ai jamais cherché cette décoration. Il y a trop de gens qui parlent sans savoir ce qu’ils disent, et sans connaître ce dont ils parlent.

Pour mieux servir le monde, le grand Concile Vatican II publiait un document portant sur la mission : « Ad gentes ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Et quels en étaient les objectifs poursuivis ?

Je n’ai pas le temps d’expliciter ici toute la richesse d’Ad Gentes, mais cela a marqué une étape importante dans la vie de l’Eglise sur la conception de la vie missionnaire et la façon de voir les autres religions et de collaborer avec elles. On n’a pas fini de mettre ce document en œuvre. C’est dans cet esprit que par exemple Jean Paul 2 a commencé les rencontres entre religions d’Assise.


Quelles sont les stratégies pour déboulonner les pesanteurs de la vie missionnaire ?


Je voudrais être le plus près possible des pauvres et des petits, de ceux qui sont tellement écrasés qu’ils n’ont plus le courage d’agir, et de tous ceux qui n’ont pas de place dans la société. Je n’ai pas une stratégie toute faite à l’avance et organisée de façon systématique, que ce soit pour ma propre vie ou pour la vie en société en général et en particulier dans la commission Justice et Paix. J’essaie simplement de chercher la meilleure façon d’agir et de voir ce qu’il est possible de faire concrètement dans la situation actuelle. Ensemble avec ceux avec qui je travaille et qui s’y sont engagés.

La première pesanteur vient d’abord de moi-même. J’ai des problèmes de santé, la fatigue et la vieillesse, parfois la lassitude, le découragement et le manque de solutions devant certaines souffrances. Ma stratégie c’est alors la prière et la méditation de la Parole de Dieu, tout en sachant que la prière ne donne pas solutions magiques et immédiates aux problèmes que nous vivons. Et que la Parole de Dieu ne donne pas de lumières toutes faites aux situations difficiles que nous rencontrons. Il nous faut chercher et agir à la lumière de l’Esprit Saint, mais aussi avec l’intelligence de ceux qui nous entourent. Je crois que c’est Lui, le Saint Esprit mon grand stratège qui m’a souvent inspiré dans mes actions

Que voulez-vous dire ?


L’Esprit Saint me donne sagesse et force. Il me permet de mieux comprendre ce qui se passe dans le monde et de voir ce qu’il faut faire. Il m‘éclaire dans la prière et la méditation de la Parole de Dieu. Il me donne le courage de faire ce que j’ai entrevu. C’est Lui qui me pousse à mieux accueillir et mieux écouter les gens. Il me parle par leurs conseils et par leur vie. C’est l’Esprit Saint qui m’aide à vivre comme Jésus. On chante souvent « O Seigneur, envoie ton Esprit, qui renouvelle la face de la terre ». L’Esprit Saint m’appelle à faire des choses nouvelles. A ne pas me contenter de la routine « parce que c’est comme ça qu’on a toujours fait », mais à avoir plus d’imagination et de créativité. Et l’audace de le faire. Le père Libermann nous dit : » vous êtes une pirogue. Votre âme est la voile. C’est le Saint Esprit qui souffle dans la voile et qui vous entraîne ». Encore faut-il que nous montions la voile et que nous mettions la pirogue dans la bonne direction pour qu’elle profite au maximum du vent qui souffle.


Quelles sont vos motivations fondamentales comme prêtre ?



Je suis à la fois prêtre, religieux et missionnaire. Ma motivation profonde, c’est d’être missionnaire. Je suis très heureux d’être au service de la communauté chrétienne, en essayant de la rendre plus missionnaire. Mais j’ai parfois l’impression qu’en tant que prêtre, on me fait jouer un rôle trop clérical et qu’on aurait tendance à m’enfermer dans l’Eglise, au détriment de mon engagement missionnaire dans la société. Par ailleurs, la vie religieuse, la prière et la vie de communauté me soutienne beaucoup dans mon engagement missionnaire.

Vous êtes reconnu presque partout comme un missionnaire de l’engagement. Que signifie pour vous « la mission d’engagement ? » et pour qui ou contre qui l’appliquez-vous ?

Mon engagement ne va contre personne. Il cherche seulement à s’attaquer aux souffrances, aux injustices et aux autres problèmes que les hommes rencontrent. Mon engagement est pour les pauvres, les petits de la société, qui sont exploités et traités injustement et qui n’ont pas le droit à la parole. Ma mission c’est d’être simplement un homme qui a le souci de ses frères et de ses sœurs, et qui fait ce qu’il peut pour les aider, en cherchant à construire avec eux un monde plus humain selon nos possibilités. Et je suis le premier à en profiter, car cela me rend très heureux.


Voudriez-vous nous parler des œuvres pontificales missionnaires ?

Les Œuvres Pontificales Missionnaires, comme le nom l’indique, sont une institution de l’Eglise pour soutenir un certain nombre d’actions missionnaires. Ce qui me semble intéressant c’est d’abord que cette action a été lancée par une femme laïque, et qu’elle joue un rôle important pour rappeler aux chrétiens et en particulier aux enfants, leur vocation missionnaire sans se contenter de demander de l’argent. Elle apporte une formation pour aider à être meilleur témoin de l’Evangile là où on vit. C’est pour cela je l’apprécie beaucoup, même si malheureusement ses moyens sont trop limités et que trop peu de chrétiens participent à cette organisation. C’est peut être un avantage en nous obligeant à chercher des types d’actions plus simples, et des moyens adaptés, plutôt que de compter sur l’argent et sur la technique.


Membre de droit dans la congrégation du Saint Esprit, famille chère au fondateur Libermann. Pourriez-vous nous parler du fondateur et de sa fondation ?

Il me faudrait tout un livre pour parler du Père Libermann, notre re-fondateur en 1842. D’abord j’apprécie en lui son courage, sa patience et sa confiance en Dieu. Juif converti, fils de Rabbin et maudit par son père, il a su tenir le coup. Epileptique et ne pouvant donc être ordonné prêtre, il a gardé l’espérance jusqu’à sa guérison miraculeuse. Choisi comme maître des novices des eudistes, il a pensé avoir échoué dans son rôle, mais il est resté un homme de prière, attentif aux besoins des hommes et à la vie du monde. Le grand problème de son temps, c’était la fin de l’esclavage. Il a engagé ses missionnaires dans ce sens avec force, leur demandant de se « faire nègre avec les nègres ». C’était un homme qui avait une vision d’avenir, qui a appelé ses missionnaires à ne pas se bloquer sur le passé et qui a accepté les orientations de la révolution de 1848 en France. Il s’est engagé à fond pour les plus pauvres, pas seulement les esclaves et les noirs d’Afrique, mais aussi sur place, pour les petits ramoneurs à Paris qui étaient exploités comme enfants travailleurs, pour les marins, pour les pauvres et les chômeurs et de nombreux autres personnes vivant dans la souffrance qu’il réunissait pour les soutenir et réfléchir ensemble à leur vie. Et surtout c’était un homme de foi et de prière. Il nous a laissé de nombreuses lettres spirituelles et commentaires de la Parole de Dieu, avec une spiritualité très riche qui nous fait vivre jusqu’à maintenant, adaptée à notre vie et notre travail missionnaire. En particulier, l’union pratique, pour vivre toute sa vie en union avec Dieu, dans la paix et l’espérance. La docilité au Saint Esprit, « en nous laissant emporter par Lui, comme une plume légère emportée par le vent ». Et devant les obstacles, attendre le moment de Dieu dans la confiance.

Mais je voudrais aussi dire un mot de notre premier fondateur : Claude Poullart des Places. Il a renoncé à un brillant avenir pour réunir autour de lui en communauté à partir de 1703 des étudiants pauvres voulant être prêtres, mais n’ayant pas les moyens de payer leurs études. La condition étant qu’ils se consacrent à leur tour aux plus pauvres, d’abord dans les zones rurales en France, puis rapidement au Canada, en Inde, au Sénégal et ailleurs.

Spiritains, nous sommes des religieux, prêtres ou frères. Mais nous avons aussi des laïcs qui s’engagent avec nous, pour continuer l’action de Poullart et de Libermann. Nous avons aussi des équipes de laïcs, les fraternités spiritaines, qui se regroupent régulièrement pour étudier la spiritualité de nos deux fondateurs, et chercher ensemble comment en vivre dans le monde d’aujourd’hui. C’est très important pour nous. Nous nous retrouvons aussi dans ce que nous appelons la famille spiritaine avec les autres congrégations fondées par des spiritains dans l’esprit du père Libermann : les sœurs spiritaines et aussi les frères de Saint Joseph et les sœurs du Saint Cœur de Marie fondés au Sénégal par monseigneur Kobès, dont la cause de béatification a été introduite à Rome. Il nous faudrait parler aussi de l’œuvre des apprentis d’Auteuil, qui accueille et forme des jeunes en difficulté, et maintenant de nombreux jeunes réfugiés et émigrés ayant fui leur pays pour de nombreuses raisons, partout dans le monde. Cette œuvre a été animée par le bienheureux Daniel Brottier, qui a été missionnaire à Saint Louis du Sénégal, et a fait construire la cathédrale de Dakar. Lui aussi inspire de nombreux chrétiens dans leur action en faveur des jeunes en difficultés, et des victimes des guerres. De même que le bienheureux père Laval, qui a lutté pour la libération et la formation des esclaves à l’île Maurice continue à inspirer de nombreuses personnes aujourd’hui. De nombreuses personnes chrétiennes, musulmanes et hindoues viennent prier sur sa tombe et cherche à unir les gens des différentes religions dans la paix et l’action commune.

La congrégation est-elle de l’intérêt suprême de l’Eglise?

La congrégation du Saint Esprit sous la protection du Cœur Immaculé de Marie, n’est certainement pas l’intérêt suprême de l’Eglise. Au contraire, on nous appelait les chiffonniers de l’Eglise. L’Eglise doit être d’abord au service des plus pauvres, et de toute la société pour y construire le Royaume de Dieu. Et Libermann disait : « Nous sommes tous de pauvres gens ». Mais nous essayons de jouer notre rôle le mieux possible, dans l’Eglise et dans la société. Depuis le début, notre règle de vie nous demande d’aller là où l’Eglise trouve difficilement des ouvriers. Notre vocation comme je l’ai déjà expliqué c’est la libération intégrale de l’homme, l’action pour la justice et pour la paix, et la participation au développement (Règle de vie n°14). Nous ne sommes pas l’intérêt suprême de l’Eglise, nous essayons simplement de mettre en pratique l’intérêt de l’Eglise pour le monde, spécialement pour les plus pauvres.

Ou simplement une stratégie pour accomplir son pathos ?

Que voulez-vous dire en parlant du pathos dans l’Eglise ? Ce n’est certainement pas le cas de notre Pape actuel, François.


Je m’engage dans la vie religieuse pauvre, obéissant et chaste ? Etes –vous vraiment fidèle ou c’est simplement une façon de paraître dans une manifestation autre ?



Est-ce que je suis fidèle dans ma vie religieuse ? Comme disait Jeanne d’Arc à son jugement : « Si j’y suis que Dieu m’y garde, si je n’y suis pas que Dieu m’y mette ». En tout cas je cherche à être fidèle, même si je suis très loin de l’être parfaitement. Mon souci n’est pas de paraître fidèle, ce n’est pas mon problème. Mon souci c’est d’être fidèle à l’appel de Dieu tel que je le sens en moi ; que ça plaise ou non aux gens. Ma préoccupation et ma priorité ce n’est certainement pas de paraître ni de plaire.

Prêtre à jamais selon l’ordre du roi Melchisédech. Pourriez-vous nous expliquer cette fameuse expression ?

Pour être simple, « prêtre à jamais » cela veut dire que nous nous engageons pour toute la vie, même si ce n’est pas à la mode actuellement, et que cela pose un problème particulier à un certain nombre de jeunes. Pas seulement pour le sacerdoce, mais également pour le mariage. « Selon l’ordre de Melchisédech », cela veut dire que nous sommes prêtres à l’exemple et à la suite de Jésus-Christ et pas à la manière des prêtres juifs. Jésus n’était pas de la tribu de Lévi et Melchisédech était un païen. Cela veut dire que je suis prêtre catholique pour tous les hommes. D’ailleurs catholique veut dire universel.

Quelle est la mission principale d’un prêtre ?

La mission principale du prêtre c’est d’être le ministre de la communion. Ministre cela veut dire serviteur, et non pas patron. Et la communion dans les deux sens : la communion au corps du Christ, l’administration de l’eucharistie et des autres sacrements, et la communion entre les personnes pour bâtir une vraie communauté ouverte à tous.

Comme prêtre missionnaire, comment se fixe votre programme pastoral actuel ?

Mon programme actuel c’est d’être davantage prêtre et missionnaire, comme je l’ai défini plus haut, dans la situation dans laquelle je me trouve. Quand je serai ailleurs, dans une autre situation, je verrai comment être un missionnaire adapté au milieu ou je me trouve. En tant que religieux ayant fait vœu de pauvreté et missionnaire, mon souci c’est d’être proche des pauvres et leur avocat, et aussi des gens des autres religions, pour construire ensemble le Royaume de Dieu ouvert à tous les hommes.

Concrètement, comment cela se passe-t-il ?

D’abord nous cherchons à ouvrir notre paroisse à tous. Nous avons planté beaucoup d’arbres et installé des panneaux solaires pour l’église, qui éclairent aussi l’extérieur. Ce qui fait que de nombreux élèves, musulmans comme chrétiens, viennent de jour et de nuit pour étudier dans des meilleures conditions que chez eux. Nous avons aussi une bibliothèque et plusieurs salles d’études pour cela. Des étudiants viennent donner des cours gratuits à ceux qui le désirent, sans distinction d’ethnie ou de religion. Nous avons un centre culturel aménagé grâce à l’aide de l’ambassade de Pologne qui permet d’accueillir de nombreux groupes, et les gens pour les baptêmes, mariages et autres rencontres familiales. Et aussi une salle de conférence aménagée grâce au soutien d’amis français qui est utilisée par des ONG et de nombreuses autres organisations pour des rencontres, séminaires et formations, ce qui nous permet d’accueillir et de connaître des groupes très divers, avec lesquels nous cherchons à continuer des bonnes relations et la collaboration. En ce moment, nous préparons les élections législatives. Bien sûr, nous ne disons pas pour qui voter, mais nous expliquons comment voter. Et aussi, comment étudier un programme et comment choisir son candidat, sans se laisser acheter ni corrompre, pour assurer des élections les plus justes et les plus claires possible. Déjà des représentants de plusieurs partis sont venus nous voir. Et nous allons organiser une grande rencontre publique où les différents partis pourront présenter leur programme et où nous pourrons leurs poser des questions et leur dire nos attentes.

Nous avons aussi un terrain de basket et un terrain de foot-ball. Ces terrains sont utilisés le matin par les écoles. L’après-midi et le soir par les jeunes du quartier. Un après-midi est réservé aux handicapés qui viennent jouer au basket en fauteuils (handisport). A partir de là, nous les avons aidés à s’organiser en association et à bénéficier de la « carte d’égalité de chances » mise en place par le gouvernement.

On vient de construire à Pikine une grande gare routière internationale. De nombreuses personnes y arrivent, en particulier celles qui cherchent à partir en Europe, venant de nombreux pays du centre et même du sud du continent. Et aussi des gens qui reviennent, expulsés des pays du nord. La plupart sont complètement démunis. Quand ils arrivent, ils demandent : « Où est l’église catholique ? ». Malheureusement, nous n’avons pas les moyens de satisfaire leurs besoins, et souvent leurs ambassades refusent de les prendre en charge, car ils sont « illégaux ». Nous les orientons vers le PARI : le Point d’Accueil des Réfugiés et Immigrés, mis en place par la Caritas. Mais ce centre est complètement débordé. En effet le Sénégal et les autres pays environnants accueillent beaucoup plus de réfugiés que les pays européens, quoiqu’on en dise. Pour nous à la paroisse, nous cherchons au moins à accueillir ces déplacés, à les faire réfléchir à leur démarche et à voir avec eux que faire. Nous ne pouvons pas leur donner un logement ni du travail, mais nous leur donnons au moins à manger, et la possibilité de se laver et de laver leurs habits.

De même, nous accueillons de nombreux détenus, hommes et femmes, à leur sortie de prison, pour les aider à retourner dans leur famille quand c’est possible et à vivre à nouveau dans la société. Ils se donnent le mot pour cela. C’est très important, car à leur sortie de prison ils sont complètement démunis et désemparés.

Chaque jour nous accueillons aussi de nombreuses personnes vivant dans notre banlieue, chacune avec son problème : pauvreté, chômage, problèmes familiaux, disputes dans le quartier, gens sans parents ou chassés de leurs familles et même des drogués et des délinquants qui nous font confiance et cherchent à s’en sortir. Nous recevons aussi beaucoup de malades. Après avoir parlé avec eux aussi longtemps que nécessaire, nous pouvons les orienter vers le dispensaire de la paroisse, tenu par les sœurs missionnaires de la Société de Marie où ils sont soignés efficacement et le moins cher possible, souvent gratuitement.

Ce qui nous aide aussi beaucoup à entrer en contact avec la population, ce sont es jardins d’enfants, l’école primaire et le collège catholiques avec quatre classes pour chaque niveau, soit plus de 1.000 élèves, 90% d’entre eux étant musulmans. A partir des élèves, nous avons des contacts suivis avec leurs parents.

Vous avez parlé de la Caritas. Comment fonctionne-t-elle sur votre paroisse ?

Elle existe dans tout le pays et dans toutes les paroisses, mais à chaque fois selon les réalités locales. Si on est en secteur rural, ce seront surtout des actions pour l’agriculture et l’élevage. En ville, ce seront des petits projets économiques. La Caritas accueille les personnes en difficulté à tout point de vue, et sans aucune distinction. D’abord, nous cherchons à bien accueillir les gens qui viennent à nous et à les écouter. Ensuite, nous cherchons avec eux ceux qu’ils veulent faire eux-mêmes pour s’en sortir. A partir de là, nous voyons comment les soutenir. Parfois, il faut commencer par de la distribution d’habits, de produits d’hygiène et de nourriture. Mais nous cherchons surtout à leur donner une somme d’argent pour commencer une activité leur permettant de vivre : vendre des produits au marché ou des cartes téléphoniques dans la rue, faire un petit commerce ou un petit élevage, lancer un petit atelier ou autre chose. Nous les aidons à mettre les choses en place et soutenons leur activité pour qu’elle marche le mieux possible. Chaque mois, ils remboursent une partie de l’argent prêté, pour que nous puissions aider de nouvelles personnes.

Il y a aussi la défense des droits des personnes. Au quartier Guinaw Rails, l’état va faire déguerpir des gens pour construire une nouvelle route, et un chemin de fer rapide pour aller à l’aéroport. Il faut analyser les situations pour voir comment aider au mieux ces personnes, et respecter leurs droits. Aujourd'hui encore beaucoup de personnes n’ont pas de papier. Et des enfants ne peuvent pas aller à l'école, parce qu’ils n’ont pas d’acte de naissances.



Mais où trouvez-vous les moyens pour cela ?

Nous recevons quelques aides extérieures, mais nous comptons d’abord sur nos propres forces. Des personnes généreuses sur place nous donnent de l’argent, des habits ou d’autres produits. Nous organisons des quêtes spéciales à l’église, surtout au moment du Carême. Et aussi des activités lucratives : repas ou soirées qui nous permettent d’alimenter notre caisse.

Par ailleurs, nous ne travaillons pas seuls. D’abord nous ne pouvons pas connaître tout le monde, même quand ils habitent sur notre propre paroisse. Quand ces personnes viennent nous voir, nous les renvoyons d’abord à la communauté chrétienne de leur quartier (la CEB : Communauté Ecclésiale de Base). Pour étudier leur cas, car il y a parfois des profiteurs qui cherchent à nous tromper. Et aussi pour que la CEB leur apporte un premier soutien à partir de sa caisse. Si cela ne suffit pas ou dépasse leurs possibilités, alors ils envoient les gens à la Caritas paroissiale. D’ailleurs, le noyau de cette Caritas, ce sont les responsables à la charité de chacune de nos 13 CEB.

Ensuite nous formons les gens pour qu’ils s’inscrivent à la CMU (Couverture Médicale Universelle) mise en place par l’état pour prendre en charge les consultations, les opérations, les soins et les médicaments. Et qu’ils profitent des soins gratuits pour les césariennes, les enfants de 0 à 5 ans, les handicapés et les personnes âgées. Et aussi des bourses familiales pour les familles nécessiteuses. Nous travaillons également en lien avec les dispensaires publics et la commission sociale de chacune de nos huit mairies, mêmes si leurs moyens à eux aussi sont souvent très limités.

Vous avez parlé de l’extrême pauvreté. Qu’est-ce que c’est ?

Il y a des gens qui se cachent. Ils n’ont plus de courage, parce qu’ils ont été trop souvent humiliés et rejetés. Ils n’ont plus confiance en eux-mêmes. Même s’ils sont malades, ils ont honte d’aller se faire soigner, et ils n’ont pas d’argent pour cela. Ils n’osent pas aller à la mairie parce qu’ils ont été trop souvent méprisés. Ils ont peur d’inscrire leurs enfants à l’école car on se moquera d’eux parce qu’ils sont trop pauvres. D’ailleurs ces enfants n’ont pas le temps d’aller à l‘école, ils doivent se débrouiller eux-mêmes pour trouver à manger. Ils expliquent : « Quand on est pauvre, on n’a pas de pouvoir, on est exclus et rejeté. La misère c'est l'angoisse permanente. Dans l'angoisse on se perd. Tout le monde à droit au sourire. Un réseau social c'est une richesse inestimable, tu as besoin d'humain. Quelqu'un qui vit l'extrême pauvreté il manque de matériel et de ressources humaines ». Ces gens avec leurs familles se trouvent ainsi entraînés dans un cycle sans fin : une maison inondée par les eaux, un manque de nourriture, des problèmes de santé, tout cela les empêche de travailler et de s’en sortir. Cela est une très grande violence et une violation des droits humains. Il est donc absolument nécessaire de faire quelque chose. Il ne s’agit pas seulement d’aider ces personnes les plus écrasées et rejetées de notre société, mais d’abord de les écouter pour comprendre un peu leurs problèmes et leur mentalité. Ensuite, devenir amis pour qu’ils retrouvent le courage de s’en sortir. Puis leur permettre de se prendre eux-mêmes en mains d’une façon responsable, en leur apportant les moyens nécessaires pour cela. Leur donner la parole et une place pour participer activement aux programmes de lutte contre la pauvreté. Au lieu de venir vers eux avec des projets tout faits qui tombent d’en haut et qui les laissent entièrement passifs et inactifs.

La Caritas ne rejoint pas toujours « les plus fatigués » (les plus pauvres). Ceux qui viennent, c'est parce qu’ils ont un peu de force et de volonté pour s'en sortir. Il faut dépasser l’aumône et l'aide matérielle. En premier, ils ont besoin de trouver confiance et espoir. Le premier problème, c’est de découvrir ces personnes découragées qui n'ont plus de famille, ni de réseau de solidarité. Pour cela, nous travaillons en particulier avec le mouvement ATD/Quart Monde (Aide à Toute Détresse). Nous avons célébré ensemble la journée mondiale du refus de la misère de 2016 sur le thème : « Quelle place donner aux gens qui vivent dans l’extrême pauvreté ? » en deux moments : le 15 octobre au Musée Théodore Monod où nous avons pu visiter le Musée, participer à une œuvre artistique (car ces personnes ont droit elles aussi à la culture, c’est essentiel) et partager nos expériences par des causeries. Puis le 17 octobre à l'Antenne régionale d’ATD un échange autour de l'extrême pauvreté. A la 1° journée, la chorale de la Paroisse Notre Dame du Cap-Vert, les membres des communautés Saint Antoine de Padoue de Guinaw-Rails et Saint François de Sales de Darou Salam, et les commissions : Justice et Paix et Caritas étaient présents parmi les participants. Nous avons répondu aux questions  suivantes : « Au secours d’une personne fatiguée, que lui disons-nous ? Quel geste faisons-nous ? ». Nous avons dit : « Accompagner quelqu'un c'est un droit et un devoir. On ne nait pas citoyen, on le devient, par des prises de conscience. La société ne va pas avancer si les droits humains ne sont pas respectés. L'amour est la source qui pousse l'homme à aider. L'homme a des besoins vitaux qui doivent être satisfaits pour tous ».

Nous avons clôturé la journée par ces mots : « Cette paix dont nous avons besoin, doit nous préoccuper tous. On m'a insulté, j'ai vu rouge, j'ai frappé, j'ai versé du sang. Le sang n'est pas un bon présage. Il faut avoir le respect de l'autre, rester calme qu'importe la circonstance. Si tu n'as pas confiance entre les individus, il n’y aura pas de confiance dans la société. On ne sait pas quand il va nous arriver une injustice. Il faut se parler l'un à l'autre. Cher jeune, ami et militant, à tous ceux qui luttent contre la pauvreté, par ces mots je déclare close notre rencontre, il faut continuer. Retournez dans vos quartiers pour aider et portez le flambeau partout où vous allez »

Ensuite nous avons participé à un séminaire organisé par ce mouvement ATD/Quart-Monde sur le thème : « Extrême pauvreté et droits de l’homme ». A cette rencontre étaient invités des représentants des différents ministères et d’un certain nombre d’ONG, y compris la Caritas. Le but était de travailler « les principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme » adoptés aux Nations Unies le 27/09/2012, mais qui ont de la peine à être mis en pratique. En effet, un certain nombre de gouvernements et d’ONG ont le souci des plus pauvres et mettent en place des projets de développement pour les aider. Mais on s’est aperçu que ces projets ne rejoignent pas les gens qui vivent dans l’extrême pauvreté (les plus fatigués) dans la société. Au cours de ces rencontres, des actions ont été proposées.

Comment se déroulent vos actions missionnaires pour satisfaire tout le monde ? Vous exercez votre pastorale missionnaire dans la banlieue de Pikine, lieu de résidence de tant de moustiques, de tant d’agresseurs, bref, la pauvreté est à mesurer là.

D’abord nous n’arrivons certainement pas à satisfaire tout le monde, c’est impossible. Nous essayons simplement de faire ce que nous pouvons, et de former et soutenir ceux dont nous avons la responsabilité, pour qu’eux aussi puissent s’engager au maximum. Et à ce niveau les agresseurs sont plus dangereux que les moustiques, même si j’ai fait une très forte crise de palu encore ce dernier hivernage. Mais c’est vrai que la lutte contre la pauvreté est un défi énorme qui demande de très grands efforts, un engagement de tous et de tout temps. Ce n’est donc pas gagné.


Vous avez parlé des CEB. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

La Communauté Ecclésiale de Base (CEB) c’est notre priorité. C’est la base de la vie chrétienne et de l’Eglise. La CEB est vraiment la pastorale actuelle de l’Eglise dans le monde entier, depuis Vatican II. L’Eglise est le peuple de Dieu et chacun de nous doit participer : on ne peut pas être chrétien tout seul, nous vivons notre foi en communauté. C’est la CEB qui prend en charge les problèmes du quartier (Prières, évangélisation, réconciliation, justice et paix, soutien des pauvres, défense des petits, développement du pays, etc…). Voici quelques exemples d’actions réalisées : récupération des ordures et propreté-hygiène du quartier, éclairage du quartier à partir des logements pour la sécurité (pas d’éclairage public), réunions des propriétaires et locataires, aménagement du quartier (lieux de loisirs pour les jeunes et les enfants), lutte contre le paludisme et les inondations, reboisement, etc….Les CEB se sont engagées aussi au moment des élections.

La CEB c’est la Famille de Dieu dans le quartier. Elle regroupe tous les chrétiens : anciens, adultes, jeunes et enfants. La vie de la Communauté Chrétienne ne se limite pas à la prière et aux sacrements. Nous voulons que nos Communautés soient engagées dans la vie du quartier et dans le développement du pays, selon les 4 lignes d’action du 3° PAP (Plan d’Action Pastorale commun à tous les diocèses d’Afrique de l’Ouest): Communion, Liturgie, mais aussi Témoignage et Service. La CEB n’est donc pas une simple subdivision de la paroisse, c’est une communauté de quartier avec ses responsabilités propres. Elle est engagée dans l’avancée du quartier dans tous les domaines de la vie, en lien avec les autres habitants et croyants, en contact avec les mairies, les responsables de quartier, les imams et autres chefs religieux. La CEB n’est pas seulement un groupe de prière. C’est une communauté de réflexion et d’action.

Comment est organisée la CEB ?

Chaque Communauté, dont la responsabilité est confiée aux laïcs, est dirigée par un Bureau de 4 personnes (un homme, une femme, un jeune homme et une jeune fille), pour que les deux sexes et les classes d’âge soient représentés, selon nos traditions. Ce bureau est aidé par un secrétaire et un trésorier. Ce Bureau anime une équipe de responsables, chacun ayant son rôle, pour répartir et partager les tâches :

1) le ou la responsable à la liturgie, chargé des prières communautaires (pour les malades, les deuils, à la naissance des bébés, pour les autres occasions et bénédictions : les personnes âgées, les femmes enceintes, et aussi au moment des naissances, de l’initiation et des mariages traditionnels, des projets et activités, et des différents temps forts de la vie sociale),

2) Le ou la responsable à la catéchèse et à la préparation aux sacrements (baptêmes, premières communions, confirmations, mariages, sacrement des malades), en collaboration et en soutien aux catéchistes

3) Le ou la responsable à la charité qui organise l’accueil et le soutien de la Communauté aux pauvres et aux différentes personnes en difficulté (pastorale sociale) et les actions de la Communauté pour le développement. Il/elle est le délégué de la CEB à la Caritas paroissiale.

4) Le ou la responsable à la justice pour lutter contre les injustices de toutes sortes et promouvoir une éducation au bien commun, aux droits de l’homme, et au respect de la Création (écologie et respect de l’environnement) : il est le délégué de la CEB au comité paroissial de Justice et Paix. Il est en contact régulier avec les responsables de quartier et les associations du quartier : ONG, ASC…

5) Le responsable aux relations avec les autres religions.

6) Les « sages » (4 personnes âgées : 2 hommes et 2 femmes) responsables de la paix et de la réconciliation pas seulement dans la CEB mais aussi dans le quartier. 

7) Les deux responsables de jeunesse (un garçon et une fille), chargés des mouvements et des différentes activités des jeunes. Ils sont membres du bureau. Les jeunes participent aux réunions et aux activités de la CEB et de la paroisse, en plus de leurs activités propres. Mais aussi aux activités des jeunes du quartier.

8) D’autres responsables sont nommés selon les besoins, pouvant correspondre aux commissions de la paroisse. Par exemple : famille, vocations…

Comment se passent les réunions ?

La Communauté se rassemble chaque semaine. Au début de chaque réunion, on se donne les nouvelles de nos familles, du quartier, du pays et du monde. On termine par une prière d’intentions et de merci, avec la participation de tous et un refrain. La réunion de CEB n’est pas une simple discussion sur un sujet, ni une conférence. Elle doit aboutir à une action, à choisir ensemble, à suivre et à évaluer. Voici le schéma mensuel que nous proposons :

1°réunion : partage d’Evangile. La Parole de Dieu est la base et la lumière de toute notre vie personnelle et communautaire. Nous veillons à ce que ce ne soit pas une conférence ou une homélie, mais un vrai partage où tous participent dans la langue connue de tous : le ouolof.

2°réunion : la vie de la paroisse : la catéchèse, les différentes prières de la semaine, l’évangélisation et les relations avec les croyants des autres religions, les réconciliations à faire, la participation des membres de la CEB aux mouvements (Scouts, CV AV) et aux différents groupes (Fraternité, chorale, Légion de Marie…) et la participation aux évènements et activités paroissiaux, les travaux communautaires et l’argent (cotisations, activités lucratives).

3°réunion : l’engagement dans le quartier : Justice, paix et réconciliation : les personnes traitées injustement, les choses qui ne vont pas (saletés et ordures, inondations, canaux ensablés ou cassés, dispensaires et autres bâtiments sales et en mauvais état, insécurité, vol, drogue, prostitution…). Que pouvons-nous faire contre cela, ensemble avec les autorités du quartier, les imams et les amis musulmans, les autres jeunes, les syndicats, les partis politiques, et les autres organisations (droits de l’homme…). Et aussi la préparation des élections, l’entr’aide, les actions humanitaires et de développement en lien avec la Caritas, les mairies et les ONG, notre participation aux réunions de quartier. La prière finale est faite à partir de toutes ces intentions

4°réunion ; formation ou eucharistie pour célébrer ce que nous avons vécu.

Notre souci, c’est de rester créatif et d’avoir de l’imagination pour chercher de nouvelles façons de faire et voir ce qui reste à améliorer, en partant de ce qui existe déjà. Par exemple, dans un quartier les femmes font une tontine (une caisse commune alimentée par leurs cotisations). A partir de là, elles se retrouvent ensemble pour se soutenir et régler leurs problèmes urgents. C’est une bonne base pour mener des actions (teinture, tissage, fabrique de savon artisanal, transformation de produits locaux…), en commençant par assurer la formation nécessaire. On se met d’accord sur les projets et la façon de travailler en CEB et avec les autres au démarrage de chaque année pastorale, et on avance par étapes. En tout cas, je suis dans l’admiration devant ce que font nos CEB à Pikine, et devant l’engagement des responsables, qui tous travaillent bénévolement bien sûr.

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans vos CEB ?

Le manque d’engagement de certains membres, la difficulté à participer à cause des horaires de travail ou des heures de réunions qui ne conviennent pas aux mamans, le manque de dynamisme du comité justice et paix et de la Caritas. Parfois la famille qui accueille ne sait pas diriger la prière Des catéchumènes ne s’engagent plus après la réception des sacrements. Les hommes y participent moins que les femmes. Les parents ne sensibilisent pas suffisamment leurs enfants et leurs jeunes pour qu’ils viennent aux réunions et participent aux activités de la CEB. . Certains jeunes préfèrent les jeux, les loisirs et les soirées dansantes. Pourtant il est important de les faire participer et de prendre en compte leurs actions. Les enfants, eux aussi, ont leur place dans la CEB. Les difficultés ne manquent donc pas, mais à travers tout cela nous avançons.

Comment travaillez-vous avec les musulmans ?

Nous cherchons à nous ouvrir à nos frères et soeurs musulmans du quartier, afin de consolider les liens de fraternité et de préserver la paix. Nous les aidons dans leurs difficultés. Nous avons des contacts réguliers avec les imams, et nous agissons ensemble. Nous organisons des activités qui intéressent tout le monde. Nous prions les uns pour les autres au moment des fêtes religieuses. A l’occasion de la Tabaski, nos amis musulmans nous offrent du mouton, et à Pâques nous leur offrons le ngalax, le plat traditionnel de la fête. Nous avons besoin d’agir avec les autres. D’abord, parce que nous les chrétiens nous ne sommes pas nombreux. Mais surtout, parce que les problèmes du quartier regardent tout le monde (Matt 5, 13-14): nous sommes « le sel de la terre » (pas seulement le sel des chrétiens) et la « lumière du monde » (pas seulement la lumière de la paroisse) « Nous sommes le levain dans la pâte » (Luc 13, 21) mais à condition d’être dans la pâte des hommes, avec tous !

Vous avez dit qu’une paroisse missionnaire a deux dimensions. La première c’est d‘être ouverte à tous. Mais la deuxième ?

La deuxième, c’est de sortir d’elle-même, comme le demande Jésus à ses apôtres, avant de quitter ce monde (Marc 16,15): » Allez dans le monde entier, annoncer la Bonne Nouvelle à toute la Création ». En tant que religieux, aller vers les plus pauvres. En tant que missionnaire, aller vers les gens des autres religions. Comme nous le demande sans cesse le pape François : « Allez à la périphérie, luttez contre la civilisation du déchet (où on traite les gens « non rentables » comme des ordures à jeter), construisez des ponts et non pas des murs, les pauvres ont besoin de respect encore plus que de nourriture ». Et tant d’autres paroles, ses écrits et ses actions.

Concrètement, comment vivez-vous cela ?

J’ai déjà expliqué comment les CEB, les communautés chrétiennes, cherchent à agir dans les quartiers. Et comment la Caritas travaille au développement en lien avec les mairies et les ONG présentes sur le terrain. Les mouvements des scouts et guides et des enfants (CV-AV) sortent eux aussi souvent pour rencontrer les autres jeunes et agir ensemble.

Les amicales des jeunes de chacune des CEB se retrouvent avec les ASC (Associations Socio Culturelles), les jeunes de la Croix Rouge et les jeunes des différentes confréries musulmanes, et autres groupes et mouvements de jeunesse, pour des rencontres sportives, des conférences, des tours de thé où on échange des idées, des nettoyages du quartier, etc…Ces amicales sont en contact avec la commission de la jeunesse de chacune des huit mairies présentes sur la paroisse.  De même, l’association des femmes catholiques travaille avec les autres organisations de femmes et les ONG qui interviennent dans les quartiers. Et elles participent aux activités organisées par la mairie. Nous avons aussi un (ou une) délégué officiel de la paroisse auprès de chaque mairie. Ils assistent aux conseils municipaux. Ils y apportent nos propositions pas seulement pour la paroisse et les chrétiens, mais surtout pour la vie du quartier et les plus nécessiteux, à partir des réflexions des CEB. C’est à ces délégués que les mairies s’adressent également pour leurs propositions et pour la participation aux activités qu’elles mènent. Nous tenons beaucoup à cette collaboration, qui est très intéressante. Nous participons aux cérémonies et rencontres des mairies, et elles participent à nos fêtes religieuses et à nos activités.

Et au niveau des écoles ?

Les CEB ont dans la cour d’une de leurs familles un jardin d’enfants. Ce sont des installations très simples, très différentes des jardins d’enfants officiels qui ont des bâtiments en dur, du matériel et des jouets venus d’Europe, et qui coûtent cher. Nos jardins d’enfants sont ouverts aux enfants les plus pauvres, car on ne demande qu’une petite cotisation. Ils permettent une présence chrétienne dans le quartier, et une éducation de base importante pour les enfants, en particulier ceux qui ne pourront pas aller à l’école pour différents raisons. Et ils sont nombreux, même en ville.

A côté du collège catholique, il y a environ 15 collèges officiels et privés laïcs sur notre paroisse. Dans ces collèges, les élèves chrétiens se réunissent chaque vendredi dans une classe au moment de la pause, pendant que leurs camarades musulmans vont prier à la mosquée. J’y ai même été célébrer l’Eucharistie. Nous sommes très bien accueillis par l’administration scolaire, et n’avons aucun problème à ce niveau. Je dirai même que nous sommes attendus, car les élèves chrétiens participent activement à la vie de l’école. Nous avons une animation en deux temps : un vendredi,  partage sur l’évangile du dimanche suivant. Le deuxième vendredi, réflexion sur la vie de l’école : les relations entre élèves, avec l’administration et avec les enseignants, l’amélioration des conditions d’études à tous les niveaux, la participation à la vie de l’école et au gouvernement scolaire, etc. Chaque trimestre, ils se retrouvent en récollection pour prier et voir comment vivre en chrétiens dans leurs établissements.

La difficulté c’est d’avoir un encadrement pour ces aumôneries : il n’y a pas d’équipe enseignante (mouvement des enseignants chrétiens) dans notre doyenné. Nous avions aussi le désir de lancer le mouvement de la JEC dans notre paroisse mais c’est très difficile. Etant une minorité, les jeunes catholiques ont plus envie de se retrouver entre eux et de participer aux groupes paroissiaux, que de s’engager à l’extérieur. Et pour beaucoup, ce qui les intéresse le plus ce sont les sorties, les fêtes et soirées dansantes et les jumelages. Il y a là des problèmes de base qui doit être résolus pour un véritable apostolat dans le milieu scolaire et toute la société. Il y a beaucoup de fraternités et d’amicales, mais l’Action Catholique en tant que telle a pratiquement disparu, sauf pour les enfants. Ce qui est un manque très grave pour notre Eglise.


Avez-vous des enfants et des jeunes qui vivent dans la rue ?

Oui, et ils sont nombreux, et des éducateurs les rencontrent. Cette animation consiste d’abord à un suivi de ces jeunes, grâce à des contacts informels et des visites de terrain chaque semaine, pour les connaître, créer des liens d’amitié, gagner peu à peu leur confiance, sinon un travail en profondeur ne pourra jamais se faire.

Pour répondre aux besoins de ces jeunes, nous les accueillons tous les mercredis, dans une maison où ils peuvent se laver, laver leurs habits et se faire soigner, au moins les premiers soins de santé dont ils ont souvent besoin. Ils peuvent aussi rencontrer personnellement un éducateur qui les écoute. Ensuite, nous tenons ensemble une rencontre de réflexion sur l’un ou l’autre de leurs problèmes, soit en partant des questions spontanées, soit à partir de thèmes qu’ils ont choisis eux-mêmes : la drogue, l’argent, le travail, etc. Ensuite nous leur offrons un repas. L’après-midi, ils ont une activité sportive ou manuelle entre eux ou, si possible, avec les jeunes du quartier. Ce qui leur permet de créer des liens et de se socialiser.

Nous n’avons pas de centre d’accueil où ils pourraient manger et être logés en permanence. D’abord parce que nous n’en avons pas les moyens, mais aussi parce que nous d’eux-mêmes : qu’ils acceptent les souffrances et les difficultés de la vie dans la rue. Dans la mesure où ils ont choisi cette façon de vivre, ils doivent être capables d’en supporter les conséquences. Ensuite parce que ces jeunes font preuve de beaucoup de débrouillardise et d’initiatives. Nous ne voulons pas en faire des mendiants, ni des assistés. Cela est très exigeant et il nous faut sans cesse maintenir un équilibre entre soutien et responsabilisation. Nous offrons à ces jeunes trois possibilités :

1. Retourner en famille, surtout pour les plus jeunes. S’ils l’acceptent, nous cherchons à comprendre pourquoi le jeune a quitté sa maison. Ensuite, un éducateur prend contact avec la famille pour régler les problèmes afin que l’enfant soit bien accueilli et respecté et puisse vivre à nouveau d’une façon épanouissante.

2. S’il n’est pas trop âgé et qu’il ne veut pas retourner en famille, nous lui offrons la possibilité d’aller à l’école. Nous sommes en contact avec un certain nombre de directeurs et d’enseignants qui acceptent de suivre ces jeunes et de les former d’une façon adaptée, en tenant compte de leur histoire passée et de leurs possibilités. Certains peuvent aussi suivre des cours d’alphabétisation s’ils sont trop âgés pour aller à l’école.

3. Pour les plus âgés qui le veulent, nous proposons un temps d’apprentissage auprès d’un artisan qui accepte de les accueillir et de les former, pour apprendre un métier. En continuant à les suivre et à travailler ensemble avec cet artisan.

Nous avons des éducateurs garçons et filles. Le rôle de celles-ci étant très important pour apporter une présence féminine, à ces jeunes loin de leurs familles. Les filles sont assez peu nombreuses dans la rue, et elles vivent surtout de la prostitution.

Nous travaillons avec d’autres ONG ou associations et d’autres personnes prêtes à soutenir ces jeunes : animateurs, adultes, enseignants, artisans, alphabétiseurs, etc… Mais nous manquons de familles d’accueil. Et nous regrettons un manque de coordination entre les différentes organisations travaillant pour les jeunes dans la rue, et les possibilités trop limitées pour former nos éducateurs, sans parler du manque de moyens. Mais ce manque de moyen a au moins cet aspect positif, qu’il oblige les jeunes dans la rue aussi bien que nous-mêmes, de compter d’abord nos propres forces, et de chercher des possibilités d’actions simples et adaptées aux réalités du pays.

Vous avez parlé aussi de Justice et Paix ?

Pour moi, c’est la commission la plus importante. L’Eglise a toujours travaillé pour la justice et pour la paix, à partir de l’Evangile. Et déjà dans la première Alliance, Moïse et les prophètes ont eu des paroles très fortes dans ce domaine. Depuis le pape Léon 13, les papes de l’époque moderne ont souvent parlé de ces questions. Et le concile Vatican II a demandé que dans chaque diocèse et dans chaque paroisse on mette en place cette commission. C'est le 4° Objectif stratégique du plan d'action pastorale de tous les diocèses d'Afrique de l'Ouest. La base de cette commission c’est Jésus Lui-même, son Evangile en particulier les béatitudes, la Doctrine Sociale de l’Eglise, mais aussi la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies.

L’action pour la Justice et pour la Paix fait partie de la responsabilité des CEB. Chacune a un(e) responsable Justice et Paix qui fait partie de la Commission Paroissiale. En effet, le travail de la Caritas ne suffit pas. La Caritas aide les gens et fait des projets de développement. Justice et Paix défend les droits des gens et attaque les causes de la pauvreté et du sous-développement. Zachée dit à Jésus (Luc 19, 8) : « Je vais donner aux pauvres la moitié de ce que j’ai » (c’est la charité) ; mais il ajoute : « Si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais le réparer quatre fois » (c’est la justice). Par exemple, en cas d’inondation, la Caritas va reloger les gens, et c’est important, car il faut agir tout de suite. Mais la Commission Justice et Paix va chercher les causes profondes : pourquoi il y a ces inondations ? Pourquoi on ne fait rien ? Où est passé l’argent voté pour cela ? Et elle ira voir les autorités pour faire respecter les droits et la dignité des personnes.

Le but de la commission c’est de participer à la construction d'une société de justice et de paix qui respecte la vie et la dignité de la personne humaine et qui cherche une vraie démocratie, dans la liberté, la participation, la responsabilité et le respect des droits humains. Et ainsi de construire le Royaume de Dieu sur la terre, « un Royaume de Justice, de Paix et de Joie dans l'Esprit Saint » (Rom 14, 17)

Le titre exact de la commission est : Justice, Paix et Intégrité de la Création (JPIC). La commission travaille donc dans trois directions. D’abord faire grandir la justice dans le pays, par des actions concrètes, menées à tous les niveaux : personnel, communautés de base (CEB), mouvements, associations et paroisses, diocèses et départements, pays tout entier.

La Paix en agissant à trois niveaux : Analyser les conflits actuels et rebâtir la paix, dénoncer les conflits latents et les désamorcer (prévention, agir à l’avance contre les risques de violence) et éduquer à la paix et à la non-violence. Il s’agit de guérir les traumatismes et les souffrances causés par les guerres et les violences de toutes sortes, de réconcilier les gens qui ne s'entendent pas, et de former des médiateurs. La réconciliation c’est important : c’est l’un des rôles de la CEB et un thème essentiel du 2ème Synode pour l’Afrique. Dans chaque CEB, il y a des Conseillers ou Sages (hommes et femmes) pour régler les problèmes et réconcilier les gens.

Le respect de la Création, de la terre que Dieu nous a donnée et que nous laisserons à nos enfants. Il faut protéger la nature, comme Jésus Lui-même l’a fait. C‘est sur un arbre (la Croix) que Jésus est mort pour nous sauver. Et Il envoie ses apôtres annoncer la Bonne Nouvelle « à toute la Création », pas seulement à tous les hommes. C’est l’écologie et le respect de l’environnement que le pape François nous a demandés dans sa lettre « Loué sois-tu », qui a eu une influence dans le monde entier, en particulier à la rencontre de la COP 21 des Nations Unies à Paris et de la COP 22 à Marrakech.

Là aussi, nous n’agissons pas seuls. Nous nous engageons avec ceux qui nous entourent, les chefs et les marraines des quartiers, les imams, les associations de jeunes et de femmes, les mairies, les syndicats et les partis politiques. Nous travaillons avec les maisons de justice et les boutiques des droits. Et par exemple pour le suivi et le soutien des personnes qui se droguent, avec l’association Soppi Djikko. Avec une autre association, Bokk Yakaar, nous préparons une série d’émissions à la télévision sur cette question. Mais comme toujours, il faut agir sur es causes : Pourquoi les gens se laissent–ils entraîner dans la drogue ? Pour certaines personnes très pauvres, c’est un moyen de gagner leur vie : tant qu’on ne les aidera pas à sortir de la pauvreté, ils continueront. Et de même pour les jeunes au chômage et sans espoir qui se droguent pour oublier leurs problèmes. Tant qu’ils ne pourront pas recevoir une bonne éducation et trouver du travail, ils continueront. Les jeunes de la rue nous disent : » j’ai besoin de me droguer pour avoir le courage d’aller voler ». Tant qu’ils ne seront pas sortis de la rue, ils se drogueront, quelles qu’en soient les conséquences. J’ai déjà donné plusieurs exemples des actions que nous menons.

Pour certains, la lutte pour la Justice, la Paix et le Respect de la Création ce serait faire des conférences et mener des grandes actions. En fait c’est d’abord dans les petites choses de la vie de tous les jours, avec ceux qui nous entourent, dans la famille, le quartier et au travail, que nous pouvons faire grandir la justice et la paix, et respecter notre environnement. Mais il faut être convaincu et décidé pour cela.



Que faites-vous comme prêtre missionnaire pour libérer les fidèles chrétiens de la paresse, de l’immoralité, des banalités quotidiennes, de la misère, au titre d’anticipation et de prémices de leur libération intégrale ainsi que de l’avènement du Royaume, en attendant sa manifestation en plénitude ?

Tout cela me semble de grands mots. Je fais ce que je peux, et les gens aussi. En tout cas la plupart des chrétiens ne sont pas paresseux mais très courageux. Ils vivent dans des situations très difficiles, et pas seulement les chrétiens mais tous les habitants de Pikine. Ce n’est qu’ensemble que nous pourrons nous en sortir. Les chrétiens ne sont pas immoraux, même s’il y a beaucoup de problèmes dans la ville.

Placide Mandona : Comment situez-vous votre apport missionnaire par rapport à ceux d’autres missionnaires spiritains ayant passé au Sénégal  appartenant à des générations antérieures à la vôtre ?

Ce n’est pas à moi de juger de mon apport missionnaire, ni de juger mes confrères. Les anciens ont très bien travaillé, avec beaucoup de courage, dans les conditions de vie et la situation qui étaient les leurs. Les générations futures ne vivront pas dans les mêmes conditions que nous. Il leur faudra chercher comment être le plus missionnaire possible dans le monde de ce temps-là, avec les moyens qui seront les leurs.

Quels sont les grands maux qui rongent la vie missionnaire aujourd’hui?

Bien sûr il y a la diminution des vocations en Europe mais pas en Afrique, même si cela pourrait arriver rapidement. Je trouve au contraire qu’avec le concile Vatican II et les papes qui ont suivi, y compris le nôtre actuellement, la vie missionnaire s’est beaucoup intensifiée et approfondie. Si les jeunes s’engagent moins dans la vie religieuse, beaucoup s’engagent pour le développement et les actions humanitaires. Même si c’est à temps partiel, cela me semble très important. Et nous avons beaucoup progressé en ce qui concerne l’engagement dans la société et les relations avec les autres religions. A nous les missionnaires de jouer notre rôle dans les Eglises locales, pour les aider à s’ouvrir davantage au monde. En commençant par nous-mêmes.

En bon missionnaire, quelle pédagogie pour le développement spirituel et matériel de vos chrétiens ?

D’abord ce ne sont pas mes chrétiens, même si j’ai une responsabilité dans l’Eglise. Ce sont des fils de Dieu et des frères de Jésus-Christ avec lesquels j’essaie de vivre en frère. Et ma pédagogie encore une fois, c’est de faire ce que je peux là je suis avec les moyens qui sont les miens, en essayant d’être le plus disponible possible, attentif aux signes des temps et aux appels qui viennent de la communauté et de la vie des gens de Pikine.

Quel modèle de missionnaire êtes-vous ou voulez-vous adopter ?

Je veux annoncer une parole de libération et une Bonne Nouvelle, celle de l‘Evangile à ceux qui sont loin, qui n’ont pas de place dans la société et n’ont pas le droit à la parole. Je me rends compte que je ne le fais que très imparfaitement et donc pas assez. Je voudrais être le plus près possible des pauvres et des petits, ceux qui sont tellement écrasés, qu’ils n’ont plus le courage d’agir.

L’enseignement reste le moyen incontestable de prédilection dans une société bien ordonnée, il doit être une surpriorité, mieux, la première des priorités. Pourquoi les missionnaires n’encouragent pas cet aspect des choses ?

Ma priorité c’est la formation pour un engagement concret et précis, beaucoup plus qu’un enseignement théorique.  Je trouve qu’il y a trop de spiritains au Sénégal qui s’engagent dans l’enseignement, alors que ce n’est pas notre vocation première, ni notre charisme. Et je trouve que beaucoup de nos étudiants cherchent à avoir des diplômes plus qu’à se former pour un travail pastoral et missionnaire.


Beaucoup de rumeurs circulent dans les milieux catholiques, je ne sais pas les prouver personnellement, mais les gens en disent plus. L’immoralité touche de plein fouet le clergé (débauche, homosexualité, pédophilie, corruption, paresse et autres qualités négatives). Que faites-vous comme prêtre face aux critiques de nos frères séparés ?

Pour ce que je connais de la vie des prêtres, ces accusations sont complètement fausses, même si malheureusement l’un ou l’autre cas se présente. D’ailleurs, en fait ce ne sont pas des paroles de nos frères séparés (les frères protestants avec qui je collabore dans le respect et l’amitié) mais beaucoup plus les accusations de sectes malveillantes, comme les témoins de Jéhovah par exemple. Cela ne me trouble absolument pas. Même si en tant que prêtres et chrétiens, et déjà en tant qu’hommes quelle que soit notre religion, nous devons lutter contre l’immoralité sous toutes ses formes. Et réagir de toutes nos forces, sans cacher les choses, à chaque fois qu’un tel cas se présente.


Comment comparez-vous l’ambiance missionnaire des années 1950 à nos jours ?

Cela n’a rien à voir. Le monde a complètement changé et la situation de l’Eglise aussi. 1950, c’était encore le temps de la colonisation et des Eglises filles de Rome et de l’occident. Maintenant nous sommes indépendants, vivant aux dimensions du monde, subissant le positif et le négatif de la globalisation, dans une Eglise sœur des autres Eglises du monde et à égalité…. même s’il nous reste encore beaucoup à faire pour nous libérer et pour prendre davantage nos responsabilités. Ce à quoi d’ailleurs nous pousse le pape François.


Quelqu’un disait que les femmes ont une certaine médiation naturelle. Ce sont elles qui s’interposent entre le père et les enfants, entre les hommes eux-mêmes, entre le mari et le voisin, entre le néant et la vie, si ce sont bien elles qui accouchent, entre la famille et le malheur, car les hommes les délèguent volontiers aux deuils, et même entre nous et Dieu, dans la mesure où ce sont elles que l’on voit le plus souvent à l’église. Bref, la femme est indispensable à l’homme. Quelle place accordez-vous dans vos actions pastorales à la femme comme prêtre ?

J’essaie de leur donner le plus de place possible, mais ce n’est pas toujours facile. D’abord parce que certains hommes les en empêchent, même dans les communautés chrétiennes. Et beaucoup de femmes ont aussi de la peine à s’engager, par peur, par surcharge de travail et surtout à cause de l’éducation qu’elles ont reçue. On leur a appris à être soumises et à obéir aux garçons dès leur enfance. Je suis dans l’admiration devant l’engagement de certaines femmes dans l’Eglise et dans la société. Mais elles sont encore trop peu nombreuses et trop peu soutenues. Dans les fêtes religieuses comme dans les réunions politiques, on les limite trop à la cuisine, ou à danser dans de belles tenues uniformes. Cela pose à la fois de l’éducation des filles, et de celle des garçons et des hommes. Mais les choses avancent. Pour ma part, je veille à leur donner la parole dans toutes les réunions où elles sont présentes, et à soutenir la branche féminine chez les scouts et le mouvement CV-AV des enfants, de même que l’association des femmes catholiques dans leurs projets économiques et leurs autres actions.

Je vois que quand il y a un problème, souvent on accuse les femmes et les jeunes filles. Ainsi, on accuse les jeunes filles de provoquer les garçons par leur tenue, mais on ne dit rien aux garçons sur leur comportement. On veut garder les filles à la maison, mais on laisse les garçons sortir même la nuit, sans savoir où ils vont ni ce qu’ils font. On forme les femmes à la régulation des naissances, mais la plupart du temps les blocages viennent du côté des hommes. Jusqu’à maintenant en famille, on fait plus travailler les filles que les garçons, et certains garçons veulent se faire servir par leurs petites et même leurs grandes sœurs. Et certains pères se conduisent comme des chefs, le chef de famille !, avec leur femme et leurs enfants.

Placide Mandona : Avez-vous l’impression que la femme joue un rôle important, aussi bien dans le couple que partout. Pourquoi l’Eglise traine-elle à autoriser le sacerdoce des femmes ?

Les femmes jouent effectivement un rôle important et même essentiel partout dans le monde, et pas seulement dans l’Eglise. Autoriser le sacerdoce des femmes serait certainement un signe important pour reconnaitre leur rôle, comme cela se fait dans des Eglises soeurs. Mais ce serait tout à fait insuffisant. Cela suppose pour être vécu en vérité que l’on donne sa place à la femme dans la famille : que le mari ne s’impose pas à sa femme et à ses enfants comme un chef, que les garçons ne se fassent pas servir par leurs sœurs et que les parents s’y opposent énergiquement. Et que dans la société et partout, la femme soit acceptée et reconnue non seulement comme égale en dignité et en droits comme le dit la Déclaration Universelle des Droits Humains, mais comme complémentaire et nécessaire à l’homme, et reconnue dans ses diférences. Dieu nous a créé homme et femme, égaux mais différents, dans notre diversité, notre vocation et notre façon de vivre. Il y a beaucoup de travail à faire pour arriver à cela. Dans l’Eglise les femmes travaillent beaucoup et elles font beaucoup grandir la vie dans toutes ses dimensions. Même sans être prêtres, elles ont un rôle essentiel dans l’Eglise. Mais ce sont les hommes qui continuent à diriger et même à imposer leurs idées, pas seulement dans l’exercice de leur sacerdoce, mais pratiquement dans toute la vie de l’Eglise. Et je ne suis pas sûr que les laïcs, à commencer par les femmes elles-mêmes, soient prêts à accepter des prêtres-femmes.

Placide Mandona : Dans sa réflexion sur le couple et l’amour, le jésuite Teilhard de Chardin disait à peu près ceci : « Dans l’amour, il s’agit, pour chacun des deux êtres, de répondre à l’appel de l’Autre, d’aller sur les ondes de l’Autre, de s’identifier à l’Autre, de se perdre dans l’Autre, et, ce faisant, d’assimiler l’être de l’Autre. C’est ainsi que les deux êtres se complètent, en s’enrichissant, se développant réciproquement ». Est-ce un ardent conseil à donner aux couples que vous unissez à Dieu ?

C’est vrai que les 2 êtres peuvent se compléter en s’enrichissant et en se faisant grandir réciproquement, mais pas en s’identifiant à l’autre, ni en se perdant dans l’autre. Et encore moins en se laissant assimiler par l’autre. Au contraire, il faut que chacun reste lui-même avec ses différences , à l’aise devant l’autre , reconnu par l’autre et accueilli comme une richesse venant de Dieu. Par ailleurs, je n’unis pas les couples à Dieu, c’est Dieu qui les appelle, les unit entre eux et se les unit à lui-même. Dans le mariage je suis seulement, le témoin de leur amour, je l’admire, j’en rends grâce à Dieu et je les bénis au nom de Dieu. Mais se sont les mariés qui se donnent eux-mêmes le sacrement et pas le prêtre. Et la matière du sacrement c’est leur amour.

Placide Mandona : Etes –vous pour ou contre la parité dans l’Eglise ?

Que ce soit dans l’Eglise ou dans la société, décréter la parité c’est peut être une nécessité dans un premier temps, pour donner leur place aux femmes dans la mesure où celles-ci n’ont pas les moyens ou la possibilité de la prendre, en particulier à cause de l’éducation qu’elles ont reçue, et dans la mesure où les hommes ne veulent pas leur laisser jouer le rôle qu’elles peuvent tenir ni prendre la place à laquelle elles ont droit.
Mais aussi vite que possible, il faut que chacun soit reconnu pour lui-même, dans sa dignité profonde, ses valeurs ses qualités et sa diversité, et pas seulement à cause de son sexe. Et que non seulement nous nous acceptions les uns les autres, mais que nous construisions notre monde à partir de nos différences, sexuelles ou autres, dans la joie et la reconnaissance réciproque. Alors chacun pourra être à l’aise, grandir et apporter sa contribution à la construction du monde, sans être catalogué comme homme ou comme femme avec toute la pesanteur et les préjudices que cela comporte, mais en étant lui-même et reconnu comme tel. Il ne faudrait pas que par la parité on considère les femmes comme des bouche-trous, qu’il faut bien accepter à cause de la loi, mais qui n’ont pas la même valeur et qui ne peuvent pas jouer le même rôle que l’homme. C’est à chaque femme de se faire reconnaitre pour ses qualités et ses valeurs et non pas par un calcul à 50%. Une femme qui doit sa place à une loi sur la parité sera difficilement reconnue par elle-même, et ne pourra pas apporter sa richesse dans la liberté et la confiance, en elle-même et dans les autres. Mais la parité est peut-être une étape nécessaire par laquelle il faut passer, avant d’arriver à une vraie complémentarité. Et à a condition d’arrêter de parler de « la femme ». Chaque femme est unique, et doit être accueillie comme telle



Placide Mandona : Quel est votre modèle en matière de vie missionnaire ?

Il y en a beaucoup. J’ai déjà parlé de nos fondateurs : Libermann que j’ai découvert au noviciat, et Claude Poullart que j’ai découvert plus tard. Dans ma jeunesse quand j’étais louveteau, j’ai été touché par François d’Assise et comme scout par François Xavier. Mais chaque fête d’un saint est pour moi l’occasion de découvrir un autre aspect de l’évangile et un autre appel. Le pape François m’impressionne et l’exemple de mes confères et de certains laïcs engagés est aussi un grand encouragement pour moi.


Est-il aisé de réunir, dans une admiration des missionnaires, deux fondateurs français :Libermann et le cardinal Charles Lavigerie, en apparence aussi différents ?

Ce sont deux grands missionnaires pour l’Afrique, parmi beaucoup d’autres comme Comboni, Mazenod, etc…Et pour ne parler que des spiritains, le père Laval l’apôtre des esclaves à l’Ile Maurice, et le père Daniel Brottier l’éducateur des enfants abandonnés, tous les deux déclarés bienheureux. Je ne vois aucune opposition entre Libermann et Lavigerie, mais au contraire une complémentarité qui nous révèle différents aspects importants de la mission et différents façons de la vivre. Le fait qu’ils soient français tous les deux ne m’impressionne pas, mais plutôt leur fidélité à l’appel du Seigneur, chacun là où il se trouvait et d’après les possibilités qui se présentaient à eux. A nous d’en faire autant !



En dehors du monde religieux catholique, quelles sont les grandes figures missionnaires qui vous intéressent actuellement ?

En dehors de l’Eglise catholique, la façon de travailler des missionnaires protestants m’a toujours impressionné avec leur engagement en famille avec leur femme, leur respect des cultures là où ils travaillaient, l’importance donnée à la Parole de Dieu et à sa traduction dans les différentes langues. Bien sûr, engagé dans la commission Justice et Paix, des personnes comme Desmond Tutu, Nelson Mandela, Martin Luther King, et des gens comme Gandhi sont une source d’inspiration pour moi. Mais il n’y a pas que les grands personnages, il y a toutes les bonnes choses qui se vivent dans la vie de tous les jours, en particulier dans les religions traditionnelles, et ce que nous appelons les valeurs traditionnelles qui sont tellement importantes aujourd’hui, dans notre société en pleine évolution. La façon dont certains amis musulmans vivent leur foi m’impressionne aussi beaucoup. La façon dont certains amis musulmans vivent leur foi me touche aussi beaucoup.


Placide Mandona : Depuis le jour où vous avez commencé la vie missionnaire en Afrique, votre conception du monde ou comme disent les Allemands votre Weltanschauung et du rôle de l’homme a-t-elle changé ?

Grâce à mes rencontres et mes activités, ma vision du monde et des hommes a évolué sans cesse, en particulier à chaque fois que j’ai été appelé à changer de lieu de mission. La culture moderne que j’essaie d’accueillir m’ouvre l’esprit et le cœur. Mais d’abord, c’est le monde qui a beaucoup changé. Et comme le demande Jésus, j’essaie de lire les signes des temps, pour découvrir à quoi l’Esprit de Jésus nous appelle dans les différentes situations actuelles.



Une vie missionnaire pour les nécessiteux, la promotion de la justice, de la démocratie et du développement : est-ce pratique ?

La promotion de la justice de la démocratie et du développement, tout cela n’est pas facile mais c’est absolument nécessaire, sinon l’engagement missionnaire n’a aucun sens. Encore une fois, j’essaie de profiter de toutes les occasions pour cela, comme actuellement la préparation des élections, ensemble avec les différents groupes avec lesquels je travaille. Ce sont souvent les amis qui m’entourent qui me rendent attentif à des choses importantes et à des chemins qui s’ouvrent, ce dont je les remercie beaucoup. Et encore plus l’accueil et l’aide aux nécessiteux, et tout ce que les pauvres et les petits de la société nous apportent..



Plusieurs actions démontrent et prouvent à suffisance que la mission pastorale du père Armel Duteil trouve son parfait achèvement dans cet individu oublié de la société. De qui vous vous inspirez ?

Mon inspiration c’est évidemment Jésus Christ et son Evangile, et l’Esprit Saint qu’il nous donne pour vivre et agir comme lui. Et aussi les exemples de vie de ceux qui m’entourent.

Selon vous, quelle est la situation de l’Eglise ?

Au Sénégal, l’Eglise catholique a une très grande importance, elle est respectée et écoutée bien qu’elle soit minoritaire. L’Eglise n’est pas parfaite bien sûr, mais elle cherche à avancer, non seulement grâce au sérieux de ses pasteurs, mais surtout grâce à l’engagement des laïcs et des religieuses. Mais elle gagnerait à accepter davantage sa situation de minorité, pour mieux se situer dans la société et pour s’y engager davantage. Nous avons un excellent plan d’action pastoral, commun à tous les diocèses d’Afrique de l’Ouest, avec ses 4 objectifs qui se complètent et recouvrent toute la vie : Communion (avec tous), Sanctification (Liturgie, sacrements et Catéchèse), Témoignage et Evangélisation (pas seulement sacramentalisation, mais relations et engagement avec les autres religions), et Service (Dignité pour tous, Justice et Respect de la Création, Paix et Réconciliation, Charité et Développement). Mais c’est surtout la Liturgie qui est mise en valeur, au détriment des autres objectifs.


Que pensez-vous du dialogue islamo-chrétien, de l’œcuménisme. Est-ce nécessaire ou un paradigme déphasé ?

Bien sûr que le dialogue islamo chrétien est une nécessité puisque nous vivons dans un pays à très grande majorité musulmane (au moins 90%). Mais je préfère parler de relations entre chrétiens et musulmans que de dialogue islamo-chrétien. Car les religions ne dialoguent pas entre elles, ce sont les personnes. Et pour moi l’important c’est le dialogue de vie, c'est-à-dire que chrétiens et musulmans agissent ensemble. C’est ainsi que naît l’amitié entre nous et que chacun a l’occasion de partager ses motivations et d’expliquer les valeurs qui le font agir. C’est cela qui permet un approfondissement de la foi de chacun et un partage spirituel entre nous. Le dialogue entre les religions est important, mais il suppose des gens formés, je ne le conseille donc pas à la base On n’est pas d’accord par exemple, entre chrétiens et musulmans, sur la personne de Jésus Christ, ni sur sa mort qui nous sauve. Si je parle de Jésus Fils de Dieu, mes amis musulmans vont me répondre que Dieu n’a pas de fils. Affirmer trois personnes en Dieu ne peut conduire qu’à des incompréhensions. C’est très difficile d’accepter l’autre dans ses différences. C’est plus facile de s’encourager et de se conseiller quand on travaille ensemble. Je préfère m’en tenir à ce que dit le Coran » Si Dieu l’avait voulu, Il n’aurait fait qu’une seule religion. Il en a fait plusieurs, pour que vous vous concurrenciez dans le bien ». Plutôt que de vouloir dialoguer, je préfère admirer ce que vivent des amis musulmans. Par exemple le courage pour faire le Ramadan et leur foi pour donner au Dieu unique toute sa place dans la société. Et des musulmans m’ont souvent dit qu’ils admiraient eux aussi certaines choses qui se vivent dans l’Eglise.

Si la grosse majorité des élèves de nos écoles catholiques sont musulmans, c’est parce que leurs parents savent que nous respectons leur foi, et qu’ils apprécient l’éducation que nous offrons aux élèves. L’année dernière, nous avons regroupé tous les élèves chrétiens et musulmans ensemble, par classe, un professeur musulman, une catéchiste et moi-même, à l’occasion de l’année de la miséricorde. Pour voir comment vivre la miséricorde ensemble. Car presque chaque sourate du Coran commence par ces mots : » Dieu est le compatissant et le miséricordieux ». Et cette année, ce même professeur a présenté Abraham à partir du Coran, et la catéchiste à partir de la Bible, pour chercher avec les élèves comment être prophètes aujourd’hui à la suite d’Abraham à l‘école, dans la famille et dans le quartier.

Voici à ce sujet, un extrait de mon journal : Rencontre au collège avec les élèves musulmans :

LUNDI 23 JANVIER : Cette semaine, nous commençons une intervention commune auprès des élèves, chrétiens et musulmans ensemble, à partir des Prophètes qui nous sont communs. Un enseignant musulman et une chrétienne présentent, à tour de rôle, la vision musulmane et chrétienne d’Abraham (Ibrahima). Puis avec les élèves nous cherchons comment être les prophètes d’aujourd’hui. Pendant toute la semaine, nous allons ainsi rencontrer les classes deux par deux. Et, au mois de mai, nous évaluerons les actions qu’ils auront menées. L’idée est d’abord de mieux se connaître, pour s’accepter et s’estimer. Mais aussi de vivre les mêmes valeurs et d’agir ensemble. Bien sûr, nous leur demandons de partager cela dans les quartiers avec leurs camarades et les élèves des autres écoles.

Nous avons également composé des FICHES POUR L’ENSEIGNEMENT DE LA MORALE AUX ELEVES MUSULMANS, parallèlement aux fiches pour les élèves catholiques. Nous cherchons à faire vivre les mêmes valeurs aux enfants chrétiens et musulmans. Et leur permettre non seulement de se comprendre, mais d’avoir une base commune pour s’engager ensemble dans le monde des enfants, et plus tard dans la société.

Tout au long de l’enseignement, l’éducateur est attentif à donner la parole aux élèves, et à tenir compte de leurs réactions, pour respecter leur foi. On les encourage aussi à parler de cela avec leurs parents. Avant de commencer une nouvelle leçon, on demande d’abord aux enfants ce qu’ils ont fait pour mettre en pratique l’enseignement de la leçon précédente.

Avez-vous d’autres expériences dans ce domaine ?

Nous avons préparé les dernières JMJ (Journées Mondiales de la Jeunesse du diocèse) avec la coordination des imams du département de Pikine, voulant en faire une occasion d’avancée et de collaboration entre jeunes chrétiens et musulmans. Le thème était : » Le Puissant fit pour moi des merveilles ». Le Puissant c’est le nom que les musulmans donnent à Dieu. Et Marie est une sainte femme de l’Islam, comme du Christianisme. On en parle très souvent dans le Coran.

Là aussi, je préfère reprendre des Extraits de mon journal. « DIMANCHE 15 JANVIER 2017 : Cet après-midi se tient le lancement des JMJ diocésaines (Journées Mondiales de la Jeunesse). C’est un jour de prière et de fête. D’abord, une présentation des JMJ et le thème. Nous voulons en faire l’occasion de donner la parole aux jeunes pour dire leurs problèmes et les solutions qu’ils proposent. Les problèmes ne manquent pas : chômage, drogue, violence, etc. Nous voulons les responsabiliser au lieu de venir avec des projets tout faits sans leur participation. Ensuite, un temps de prière où nous prions pour tous ceux qui souffrent. Puis nous cherchons à voir les merveilles que Dieu continue à faire dans notre monde d’aujourd’hui. Nous terminons par une veillée animée par nos chorales. Une très belle cérémonie à laquelle de nombreux jeunes ont participé avec joie.

Le lundi soir, nous recevons les 8 Maires de notre paroisse, pour préparer l’accueil des 20.000 jeunes des JMJ. Nous avons besoin de leur soutien pour cela. Mais surtout nous cherchons avec eux comment contacter tous les jeunes de notre ville, sans nous limiter aux chrétiens, et faire de ces JMJ un moyen de faire avancer toute notre ville.

DIMANCHE 22 JANVIER : Récollection des Collégiens et des Lycéens. Nous travaillons le thème des JMJ pour eux-mêmes, mais surtout pour qu’ils puissent partager leurs réflexions et leurs actions avec leurs camarades musulmans des écoles et dse quartiers. Je suis dans l’admiration de voir le sérieux de leurs réflexions. Ca vaut vraiment la peine de leur donner la parole ! Maintenant, il va falloir assurer le suivi de tout cela ; deux enseignants et une catéchiste sont venus participer à la préparation et l’animation. Ils pourront continuer ce suivi avec efficacité.

A 18 heures, séance de travail à la Mairie de Pikine-Nord, là où se trouve le stade où nous allons célébrer les JMJ. Nous y recevons un excellent accueil. Le Conseil Municipal a voté  une motion de soutien aux JMJ, ils mettent les bureaux de la Commune à notre disposition le jour de la fête et, d’eux-mêmes, ils nous proposent d’organiser une rencontre entre les jeunes chrétiens et les autres jeunes de la Commune. Bien sûr nous acceptons, car cela va au devant de nos désirs. En effet, nous voulons faire de ces JMJ une occasion de donner la parole aux jeunes et d’accueillir leurs propositions face aux nombreux problèmes qu’ils rencontrent. Mais nous voulons aussi en faire une rencontre au niveau de la foi, pour voir les merveilles que Dieu continue de faire dans notre Société, et ensemble lui dire merci.

DIMANCHE 26 FEVRIER : Notre problème, c’est que beaucoup se concentrent sur la fête elle-même, en négligeant la préparation psychologique, culturelle et spirituelle. La tendance, c’est de rester entre chrétiens. Et nous voyons que trop souvent les autorités, aussi bien religieuses que civiles, veulent aider les jeunes. Mais ils viennent avec des plans, des programmes et des projets décidés par eux-mêmes et qui viennent d’en haut, sans écouter d’abord les jeunes pour accueillir leurs propositions : les jeunes ne sont pas responsabilisés et donc ça ne marche pas. Nous avons demandé aux différents groupes de jeunes chrétiens de rencontrer les autres jeunes dans les quartiers. Et nous aurons une assemblée générale pour recueillir toutes les réflexions, le 18 Mars.

MERCREDI 8 MARS : Rencontre avec les imams de toute la ville. Nous cherchons avec eux comment ils peuvent accueillir, écouter et soutenir les jeunes dans les difficultés. Et comment, ensemble, dire merci à Dieu pour les bonnes choses qu’Il continue à faire dans notre vie et dans notre monde. Par la suite, pour la préparation des JMJ il y aura de nombreuses rencontres avec la coordination des imams de notre secteur, qui est représentée à nos différentes manifestations. Cela a permis une avancée de la ville, pour laquelle nous nous sommes tous impliqués, chacun à sa place et selon ses responsabilités.

Et au début de la célébration regroupant près de 20.000 jeunes dans notre stade remis à neuf et présentée dans presque toutes les télévisions et radios du pays, c’est ensemble que l’archevêque, l’imam ratib de la ville et le responsable de la coordination des imams du département ont lâché la colombe de la paix.

Nos amis musulmans commencent le Ramadan demain. Evangéliser, c’est les aider à vivre le Ramadan dans le respect de leur religion, mais aussi avec les valeurs de l’Evangile, à la manière de Jésus, dont on parle très souvent dans le Coran. L’Evangile est pour tous les hommes. Il s’agit d’aller vers les pauvres et les petits comme nous le rappelle sans cesse notre pape : aller à la périphérie ; lutter contre la société du déchet où on traite les gens qui ne sont pas « rentables » comme des ordures à jeter ; et construire des ponts plutôt que des murs.

Et avec les ONG et autres associations présentes à Pikine ?

J’interviens régulièrement dans une ONG, ensemble avec un imam et une femme médecin, sur les questions de

santé, de régulation des naissances et d’éducation sexuelle. Et je suis souvent appelé à intervenir dans des associations musulmanes, ou à la radio dans des émissions musulmanes.

J’ai été invité par exemple par une organisation musulmane sur le thème de la violence pour donner le point de vue chrétien. Je suis intervenu à côté d’un imam. A cette occasion, j’ai rappelé notre action menée à l’occasion des dernières JMJ, en particulier l’assemblée générale des jeunes sur les problèmes de violence et les solutions qu’ils ont proposé eux-mêmes. Je leur ai remis des documents. J’ai insisté sur l’importance de donner la parole aux jeunes eux-mêmes et de les écouter.



Voulez-vous citer encore une autre expérience ?

Chaque semaine, je vais à la prison des femmes de Rufisque pour les rencontrer, les écouter, voir leurs besoins de toutes sortes, contacter leurs familles et préparer leur réinsertion. Bien sûr, je rencontre toutes les femmes sans distinction, musulmanes comme chrétiennes, et il y a une grande amitié et beaucoup de confiance entre nous. Les temps du Ramadan comme celui du Carême sont d’une grande intensité, et vécus par les membres de chaque religion dans le respect des autres. Et la fête de Noel est la fête de toutes : Jésus, qu’ils appellent Insa, est aussi un prophète de l’Islam et on en parle beaucoup dans le Coran. Je me réfère à nouveau à mon journal :

Samedi 19 Décembre à la prison. Nous anticipons la fête de Noël. Je suis venu accompagné de membres de la Caritas et deux jeunes spiritains en formation. Nous prenons le temps de nous saluer, puis je célèbre l’Eucharistie, à laquelle même la plupart des musulmanes assistent. Jésus et Marie sont souvent cités dans le Coran. De plus, nous sommes amis depuis longtemps maintenant, et elles savent bien que nous respectons leur foi. Et nous faisons tout ce que nous pouvons pour améliorer leur vie, les soutenir, les encourager et les conseiller. Elles y participent, avec beaucoup de piété. Cette prière contribue vraiment à faire l’unité entre toutes. Après la messe, les détenues nous présentent deux théâtres, dont l’un sur l’histoire d’une arrestation. Une façon de faire sortir leur souffrance et leur tristesse de leur cœur. Elles nous font revivre non seulement leurs problèmes mais tout ce qu’elles font pour améliorer leur vie, se soutenir, s’encourager et se conseiller, sans distinction d’ethnie ou de religion.

Et pour l’œcuménisme ?

J’ai beaucoup de correspondants des autres Eglises chrétiennes et je travaille régulièrement avec un pasteur de l’Eglise protestante, après avoir collaboré de nombreuses années avec son oncle, quand j’étais à Saint Louis du Sénégal. Mais il reste beaucoup à faire pour sensibiliser les chrétiens dans ce domaine. L’œcuménisme se limite trop souvent à la semaine de l’unité, quand elle est célébrée et vécue ! Et nous avons même de gros problèmes avec certains groupes qui se présentent comme chrétiens et sont très agressifs non seulement contre l’Eglise catholique, mais aussi contre les musulmans, le Coran et le prophète Muhammad.

Qu’est-ce que l’Afrique peut donner au monde ?

Je ne me pose pas la question de cette façon. Pour moi l’essentiel c’est que l’Eglise d’Afrique cherche à vivre l’Evangile le mieux possible, et que l’Afrique garde ses valeurs, ensuite le partage des valeurs se fera de lui-même. Mais pour cela, il nous faut chercher comment vivre nos valeurs traditionnelles dans le monde actuel, au lieu de nous laisser coloniser par les sociétés et les média occidentaux. Cela est vrai particulièrement pour les jeunes.

Il y a déjà de nombreuses relations entre l’Afrique et le reste du monde. Mais les africains vont encore trop souvent en Europe ou en Amérique du Nord seulement pour se former ou trouver du travail, sans pouvoir apporter leur culture, leur point de vue et leur richesse intellectuelle. Ce que beaucoup de français ne sont pas prêts d’ailleurs à accueillir. L’Afrique se présente encore trop comme demandeur et au niveau matériel. Et ce qu’on lui demande, ce sont des footballeurs et des musiciens. Est-ce que l’Afrique n’a rien de meilleur à apporter ?

Pour les prêtres africains, ils viennent tenir des paroisses en Europe, mais c’est parfois pour boucher des trous et en profiter eux-mêmes au niveau financier. Des européens disent : Maintenant, c’est l’Afrique qui va venir nous évangéliser. Cela me laisse sceptique et même triste. Est-ce que cela n’est pas une solution de facilité et même parfois de paresse pour les européens ? C’est aux Eglises d’Europe de prendre leurs responsabilités et de trouver les moyens pour vivre et agir selon l’Evangile dans une société laïcisée, et dans la position minoritaire qui est la leur. C’est vrai que les prêtres africains sont appréciés en Europe par leur simplicité, leur gentillesse et leur proximité des gens, spécialement des malades et des personnes âgées. Mais certains, surtout s’ils ne viennent que pour quelques mois pendant les vacances, ont beaucoup de peine à comprendre la laïcité et l’évolution actuelle des pays occidentaux, et la façon dont les Eglises d’Europe essaient d’y répondre

Une autre chose me pose problème : c’est le nombre de prêtres occidentaux qui font appel à des prêtres d’Afrique pour venir tenir leur paroisse en été pour pouvoir prendre des vacances. Ils ne se rendent pas compte que ces prêtres ont aussi leur paroisse qu’ils vont alors abandonner pendant ce temps-là. C’est absolument inadmissible. Par contre, c’est très bon que les prêtres étudiants viennent dans les paroisses en été : pas seulement pour gagner de l’argent, mais aussi pour découvrir une autre pastorale et une autre façon de vivre en Eglise, et ne pas se limiter aux études et à la formation intellectuelle.


L’Afrique reste manifestement un continent des dictateurs. Que privilégierez-vous pour mettre fin aux indécrottables présidents dictateurs africains dans une pastorale missionnaire?

Agir contre les dictateurs dépasse les seules forces de l’Eglise catholique à elle seule, même si dans beaucoup de nos pays les évêques parlent beaucoup sur les questions sociales. Cela demande surtout de la part de l’Eglise de travailler davantage avec les ONG et les autres associations de défense des Droits Humains. Pour moi, plus que des conseils aux politiciens, il s’agit d’éduquer chacun des chrétiens (à travers nos CEB et nos mouvements) à la bonne gouvernance et au respect des Droits de l’Homme, et qu’ils aient le souci de partager leur formation avec ceux qui les entourent. Que nos associations chrétiennes s’engagent pour une participation de tous dans la vie du quartier pour lutter contre la violence, construire la paix et réconcilier ceux qui ne s’entendent pas. Sans parler de l’écologie, de la défense des pauvres et toutes les choses importantes dont notre Pape François parle sans cesse, et pour lesquelles il a écrit des documents tellement importants. Mais beaucoup de laïcs chrétiens, même ayant des responsabilités importantes dans la société, sont plus soucieux de s’engager dans l’Eglise qu’à s’engager dans la société, dans les ONG humanitaires ou luttant pour les Droits de l’Homme. Et c’est souvent dans les chorales ou la liturgie, plus que dans les mouvements ou les communautés de quartiers.


Quelques pays africains connaissent des situations de guerre, citons : la Centrafrique, la République démocratique du Congo. Quels conseils donneriez-vous aux politiciens de ces nations problématiques pour une paix durable ? Je pense à une approche théologique missionnaire.

Je n’ai pas l’impression que les politiciens aient envie de mes conseils. Et il y a des Eglises locales pour le faire. Pour moi, la solution est de continuer à former les laïcs chrétiens à la Doctrine Sociale de l’Eglise et de les soutenir dans leurs engagements.


La théologie de la libération, est-ce nécessaire pour la mission ?

La théologie de la libération a apporté beaucoup à l’Eglise, pour nous rendre plus attentifs aux pauvres et à l’engagement dans la société. Il faut voir comment elle peut-être mise en œuvre dans les réalités africaines. Il peut y avoir d’autres orientations théologiques. Ce qu’il faut c’est que les théologiens africains soient davantage engagés sur le terrain, et davantage écoutés par les responsables de l’Eglise.


Nous nous devons de vivre sur le qui-vive, le terrorisme étant à nos portes. Que préconisez-vous pour prévenir ce danger ?

Le terrorisme : Cela aussi c ‘est un problème énorme. On ne peut pas en parler en quelques lignes. Ce qui me semble important c’est d’agir à la base. Il y a trop de violence dans nos quartiers, les gens ne savent plus se respecter, ni se parler calmement ; ce sont les insultes qui entrainent les bagarres jusqu’aux blessures et même jusqu’au meurtre. Pour arrêter cela, il faut attaquer les causes du terrorisme : qu’il y ait une meilleure éducation des enfants et des jeunes dans tous les domaines, et bien sûr au niveau religieux pour vivre sa religion dans la paix et non pas dans l’agressivité. Nous avons la chance au Sénégal d’avoir un Islam de confréries, d’origine suffi ou locale (les mourides). Cela nous a protégé jusqu’à maintenant. Mais il faut aussi agir au niveau social. Quand un jeune n’a pas de travail ni d’espoir dans la vie il est prêt à faire n’importe quoi, et à suivre n’importe qui. Il faut nous mettre tous ensemble pour lutter contre la pauvreté, et assurer à tous une éducation ouverte qui leur apprenne à réfléchir.


Quelle pédagogie missionnaire se cache derrière votre façon de procéder en Afrique spécialement au Sénégal ?

Ma pédagogie c’est d’écouter les gens et d’écouter le Saint Esprit dans les différentes situations où je me trouve. D’ailleurs les deux vont ensemble.

Pourriez-vous nous parler de votre parcours missionnaire ?

Au cours de mes études de théologie, j’ai eu la grande chance de recevoir une bonne formation pastorale en travaillant dans une paroisse de banlieue de Villejuif, avec un prêtre extraordinaire le père Christian Roussin. Dans ce bidonville se trouvaient des personnes très pauvres de différentes nationalités et en particulier des nord africains poursuivis et persécutés (c’était la fin de la guerre d’Algérie) et de nombreux jeunes portugais qui avaient fui leur pays pour ne pas être envoyés dans les guerres coloniales d’Angola, de Mozambique et de Guinée Bissau. C’est là que j’ai appris à devenir missionnaire et à travailler avec tous, en particulier les plus pauvres. Le Père Christian m’a marqué pour toute la vie, en particulier par son livre de témoignage : «  Les pauvres à la porte ».

Ayant fait mon stage au Congo Brazzaville, après mon ordination, en 1966, je suis envoyé à nouveau dans ce pays mais cette fois-ci en zone rurale. Depuis la révolution de 1963, le pays est devenu une république populaire marxiste avec tout ce que cela comporte : tous les mouvements d’action catholique étaient interdits et les prêtres n’avaient plus la permission de circuler dans les différents villages où existait une communauté chrétienne. Il nous a fallu construire une nouvelle pastorale, basée en priorité sur l’engagement des laïcs et apprendre à vivre et à porter témoignage dans un pays marxiste. C’est cela qui nous a amené à mettre en place des communautés chrétiennes animées par des laïcs, qui s’engagent dans toute la vie du village. Nous avions déjà des scholas populaires qui assuraient par la prière et les chants, l’animation non pas des messes mais des cérémonies traditionnelles des naissances, des mariages coutumiers, des prières pour les malades, des enterrements et des levées de deuils. Ces scholas se sont engagées dans le développement du pays par des petits projets économiques. En même temps les chrétiens ont peu à peu pris des responsabilités dans les structures du pays. Il leur a fallu se former pour cela. Mais cela a énormément aidé à l’engagement des communautés, transformé la mentalité des chrétiens et leur a permis de devenir davantage missionnaires : « sel de la terre et lumière du monde ». Cela a été aussi pour moi une expérience extraordinaire.

A cette époque, j’ai eu également la chance de rencontrer un agent des Nations Unies venu travailler pour le développement rural. Cela nous a beaucoup aidés pour la mise en place de petits projets économiques. Ensuite j’ai fait connaissance de sa femme qui était conseillère conjugale. Avec elle j’ai pu finaliser les fiches que j’avais composées avec les jeunes pour leur éducation, en particulier l’éducation sexuelle. Cela va aboutir à une série de livres d’abord sur l’éducation affective et sexuelle des jeunes et l’éducation à la vie familiale. Ensuite, l’amitié et la mixité, la psychologie de l’homme et de la femme et la préparation au mariage. Et quand les premiers jeunes ont grandi, ont suivi des livres sur la vie conjugale et l’éducation des enfants. Puis comme le problème de la souffrance et de la mort se posait sans cesse, une série sur la sorcellerie, le maraboutage, la maladie, la santé, la mort et le temps du veuvage.

En complément à cela, nous avons composé des montages audiovisuels (diaporamas) sur ces différents thèmes, à partir d’histoires vécues, que nous avons pu projeter dans les villages les plus reculés, simplement avec un petit magnétophone à piles pour la bande sonore et la batterie de la voiture pour la projection des diapositives. Cela nous a permis de faire de nombreuses animations et formations dans de très nombreux villages.

En 1975, je demande à faire une année de recyclage. Je préfère rester en Afrique, et je pars à Abidjan à l’ISCR (Institut Supérieur de Culture Religieuse). Là, je préfère suivre les cours de formation de base des catéchistes plutôt que ceux de la licence en théologie, pour être plus proche des réalités du terrain. En même temps je travaille à l’INADES (Institut Africain de Développement Economique et Social), car je sens la nécessité de me former dans ces domaines, et d’approfondir ce que j’ai eu la chance de vivre. Les week-ends, je vais dans une paroisse de banlieue, Koumassi. Et pendant les vacances, dans 2 centres de développement du diocèse de Man : Zouénoula et Trokpadrou.

Je ne retourne pas au Congo. Nos responsables me demandent de venir en France pour l’animation missionnaire. Il s’agit de faire connaitre la vie de l’Eglise dans les autres continents et les problèmes du Tiers Monde et du développement en général. A ce titre, grâce à des relations, j’interviens dans un certain nombre de Lycées et de collèges privés et publics sur ces questions, en particulier à l’occasion des journées Tiers Monde prévues dans les programmes officiels. Je travaille aussi avec un certain nombre d’associations surtout de jeunes et nous organisons des rencontres avec des croyants des autres religions : Islam, Bouddhistes, etc… ou avec des gens d’autres pays, spécialement ceux qui vivent des problèmes graves, qui ont fui le pays et qui vivent parmi nous, en particulier les victimes du génocide au Cambodge, et des dictatures au Chili, en Argentine, au Brésil, en Colombie ou au Pérou car les réfugiés de ces pays étaient nombreux dans la région parisienne. Ce qui permet à de nombreux jeunes de s’ouvrir aux réalités du monde et d’être engagés jusqu’à maintenant pour un monde plus humain. Je vis dans une équipe composée de prêtres de la Mission de France et du Prado, un évêque du Pérou et plusieurs laïcs sud-américains, une équipe très internationale et très engagée où je me sens tout à fait à l’aise et soutenu dans ma vocation et mes actions. Je me retrouve aussi régulièrement dans un groupe Tiers Monde dynamique et actif avec lequel je vais continuer des relations jusqu’à aujourd’hui et j’interviens dans l’équipe régionale du CCFD, (Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement). Au niveau spiritain, j’interviens dans la formation des jeunes séminaristes et aussi au CERM (Centre d’Etude et de Recherches Missionnaires). Cela m’amène à participer à la revue Spiritus et à publier un certains nombre de documents.

Mais je garde l’amour de l’Afrique et au bout de 3 ans de service en France, comme chacun de nous est appelé à le faire, je demande à retourner en Afrique. Mes supérieurs m’envoient au Sénégal, le pays où j’ai grandi. Je fais d’abord une année en secteur rural, au Sénégal oriental (Tambacounda), où je continue comme au Congo à mettre en place des Communautés villageoises de base. Puis je suis nommé au Nord du Sénégal, à Saint Louis, où l’évêque me dégage pour l’animation des jeunes. Cela commence par les enfants de la rue et les jeunes en prison jusqu’aux mouvements d’Action Catholique : scouts, CV- AV (Action Catholique de l’enfance) JEC (Jeunesse Etudiante Croyante) et JOC (Jeunesse Ouvrière Croyante) dont je deviens l’aumônier national, en passant par les associations de quartier. Après m’avoir vu agir dans les colonies de vacances, l’Inspecteur d’Académie me demande d’intervenir dans les collèges et les lycées de la ville, dans les cours de français, philosophie, histoire, géographie, instruction civique, et sciences naturelles, pour donner une dimension éducative à l’enseignement. Pour cela j’utilise les diapositives composées au Congo et j’en compose des nouvelles de même que des films en vidéo. Et le soir je vais dans les quartiers faire ces mêmes projections en wolof. Tout cela m’amène à travailler avec les mairies et un certain nombre de groupes, et à lancer une section d’Amnesty International et une équipe de l’ASPF (Association Sénégalaise pour la Promotion de la Famille), au sein de laquelle je suis chargé plus spécialement de l’EVF (Education des Jeunes à la Vie Familiale) au niveau national. Pendant 16 ans, je vais assurer ce travail qui évolue chaque année, et qui m’oblige à rester jeune d’esprit. Je vais vivre également les tueries entre mauritaniens et sénégalais en 1991, ce qui m’amène à travailler avec les réfugiés de Mauritanie dans la Caritas, en particulier dans le camp de Dagana. Et à accueillir des jeunes chassés de Mauritanie dans les 3 centres d’accueil pour élèves dont j’ai la responsabilité.

Au cours d’un conseil général des spiritains au Sénégal, est posée la question de l’accompagnement des réfugiés, victimes de la guerre du Libéria et de Sierra Léone qui se sont réfugiés dans la forêt en Guinée. Ils sont environ 150.000 dans 52 camps. On me demande d’y aller avec un confrère nigérian. Bien sûr j’accepte. Nous sommes en 1996. Je vais passer 10 ans dans ces camps, en même temps que je suis appelé à ré-ouvrir une paroisse, la paroisse de Mongo, fermée depuis 29 ans, suite à l’expulsion des missionnaires par Sékou Touré. Cela fait beaucoup de travail à la fois mais me permet de créer des liens amicaux entre guinéens et réfugiés en travaillant avec les uns et les autres dans les camps de réfugiés et dans les villages. Cela nous amène à mettre en place des communautés chrétiennes ouvertes à tous, et cherchant à prendre en charge toute la vie comme je l’avais fait au Congo. Dans les camps de réfugiés, nous travaillons avec les différentes ONG qui interviennent pour la nourriture, la santé, la guérison des traumatismes, l’aménagement des camps et la vie sociale, et aussi avec le HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) des Nations Unies. Nous sommes attaqués par les rebelles venus du Libéria en 2001. Tous les camps de réfugiés sont incendiés, de même que de nombreux villages guinéens. Les gens doivent s’enfuir et se cacher dans la forêt, ayant tout perdu. Les ONG et les organisations des Nations Unies ont tous quittés la région et se sont repliés à Conakry, la capitale. Je monte alors à Conakry et je rencontre ces ONG qui me disent que c’est trop dangereux pour elles de revenir travailler sur le terrain. Mais ils acceptent de fournir à la mission catholique, la nourriture et autres produits de base dont les populations de Mongo ont besoin, ce qui n’est pas une petite affaire ! En même temps, je rencontre une artiste de Sierra Leone, Sia Tolno. Elle accepte de venir avec son groupe, et malgré le danger, elle passe faire un concert dans chacune de nos 5 sous-préfectures. Cela attire beaucoup les gens et les fait sortir de la forêt, surtout qu’elle a des chants très profonds sur la paix et la réconciliation. De retour à Conakry elle organisera un autre concert pour nous envoyer des fonds, pour continuer à aider les populations. Nous avons gardé des bonnes relations jusqu’à aujourd’hui avec elle. Le PAM (Programme d’Alimentation Mondiale) des Nations Unies nous fournit de la nourriture et des objets de première nécessité, que nous allons distribuer dans les villages et dans les camps. Grâce à cela nous pouvons relancer la vie sociale dans les villages avec les populations guinéennes et les réfugiés dans les camps qui se sont reformés. Nous intervenons dans 5 sous préfectures sur plusieurs centaines de Kilomètres, malgré l’insécurité régnante. Et en même temps, nous remontons régulièrement vers le Nord d ns la région de Kissidougou, pour visiter les nouveaux camps de réfugiés où des populations originaires du Sierra Léone et du Libéria se sont repliées. Là il s’agit surtout de guérir les gens des traumatismes, et de les aider à dépasser les violences qu’ils ont subies.. Et lorsque la guerre sera terminée et que Libériens et Sierra Léoniens retourneront chez eux, nous garderons des contacts de manière à les aider à reconstruire leur pays et à recommencer leur vie sociale, comme ils l’ont vécu dans les camps.

En 2006, la paix étant revenue on me demande de venir dans le diocèse de Conakry pour ré-ouvrir la paroisse de Kataco qui a été fermée à cause de grosses tensions et des menaces de mort contre les missionnaires. Il fallait donc « un vieux » pour reprendre les choses en mains. J’y ai travaillé pendant 2 ans et demi, cherchant à relancer les communautés chrétiennes, non seulement au centre mais surtout dans les villages : une région très difficile et souvent inondée, située dans la mangrove avec des possibilités de déplacement très difficiles. Je peux le faire le plus facilement grâce à mon vélo que je porte sur mes épaules lorsque je trouve de la boue, et que je mets dans une pirogue lorsqu’il faut traverser un bras de fleuve ou de mer. Le jour de la fête de l’Indépendance du Sénégal, avec les autres frères nous descendons à Conakry. Un frère de mon âge, Joseph Douet, directeur de l’école et responsable de l’internat est resté sur place, et il est assassiné par deux jeunes, envoyés par des anciens par jalousie et méchanceté, et qui s’opposaient aux actions de développement et de formation des jeunes et des femmes, voyant en cela une perte de leur pouvoir. Cela bien sûr crée un choc énorme et une très grande tristesse dans la paroisse. Nous nous demandons à ce moment là ce qu’il faut faire, les frères, les prêtres et les sœurs. Nous décidons de rester malgré tout sur place et d’enterrer notre frère à la mission même. Nous allons donc continuer notre travail missionnaire malgré les difficultés. L’année suivante, en 2007, on me demande d’aller dans la mission voisine à Boffa pour apaiser là aussi une situation. L’évêque me nomme en même temps secrétaire national pour la commission Justice et Paix et responsable diocésain de la Pastorale sociale (la Caritas locale : OCPH, Office Catholique pour la Promotion Humaine). C’est très difficile de faire ce travail en étant curé d’un grand secteur rural et loin de la capitale. Aussi l’année suivante je suis nommé dans une paroisse de Conakry. Je n’y suis pas souvent, parce que je passe dans les différentes paroisses de la ville et même dans tout le diocèse pour mettre en place l’OCPH, et relancer la pastorale sociale en particulier pour les actions de développement et la formation des laïcs. Et même dans tout le pays pour des sessions Justice et Paix. Heureusement j’ai un vicaire, qui assure la présence et le travail de base.

L’action pour Justice et Paix est souvent délicate : j’exprime ce que je pense être juste, mais cela ne plaît pas à toutes les autorités, si bien que je dois quitter le pays en 2011 en me cachant. Et je me retrouve comme formateur dans notre séminaire de théologie, responsable des activités pastorales. En même temps je travaille dans une grande paroisse de la banlieue où l’on me confie en particulier une communauté de quartier à relancer, la commission Justice et Paix et le travail dans la grande prison de Liberté 6. Et depuis 2013, je suis dans une paroisse populaire de la grande banlieue à Pikine, en même temps que j’interviens dans des formations diverses. J’ai déjà 50 ans de sacerdoce et plus de 75 ans mais je continuerai à travailler aussi longtemps que ce sera possible et qu’on me le demandera.


Est-ce que vous êtes encore utile ?

C’est aux autres de le dire. Tant que j’aurai des forces et que les autres me supporteront je continuerai à faire ce que je peux.


TROISIEME PARTIE

L’HOMME EST-IL SON ACCOMPLISSEMENT ?

Ce qui reste à faire…

Evangéliser par les publications et les autres moyens de communication sociale

La mort, l’indispensable inévitable

CE QUI RESTE A FAIRE ET AUTRES

Placide Mandona : Vous croyez-vous encore utile après avoir atteint presque l’âge de vigoureux ? De plus vigoureux ? Un prêtre est-il obligé de prendre sa retraite ?

Il n’y a aucune obligation de prendre sa retraite : tant qu’on est en bon état physique et intellectuel et capable de travailler, c’est normal que l’on continue de travailler pour le Royaume de Dieu auquel nous nous sommes consacrés. C’est comme pour les autres décisions concernant le travail pastoral, c’est le résultat d’un dialogue entre l’évêque du diocèse où l’on est affecté, du responsable religieux et du missionnaire lui-même. Cette concertation est importante, il ne faut pas attendre que le prêtre décide tout seul, car certains prêtres ne veulent pas partir alors qu’il vaudrait mieux qu’ils laissent la place. En Europe, avec le manque de prêtres, on a tendance à demander au prêtre de rester le plus longtemps possible. Ce qui n’est pas obligatoirement une bonne chose, ni pour eux, ni pour les fidèles si le prêtre reste le responsable de cette communauté. Il faut savoir lisser la place aux jeunes, et s’il n’y en a pas assez, chercher d’autres façons de faire, en particulier responsabiliser d’avantage les laïcs, s’il n’y a plus assez de prêtres. En Afrique le problème qui se pose c’est plutôt de leur prise en charge au moment de la retraite.

Placide Mandona : Qu’avez-vous fait d’essentiel dans votre vie comme prêtre ?

Cela vaut la peine de se consacrer au Royaume de Dieu et de faire confiance au Christ. C’est cela qui me rend heureux. Ce que j’ai cherché à faire dans les différents endroits où j’ai vécu, c’est d’être proche des gens et surtout des plus pauvres et ceux qui sont traités injustement, de bâtir des communautés chrétiennes ouvertes et engagées dans la société, et de vivre en amitié avec les gens des autres religions.

Placide Mandona : De toute votre vie religieuse, qu’est-ce vous regrettez de plus ?

Ce que je regrette le plus c’est de ne pas avoir suffisamment répondu aux attentes des gens avec lesquels je vivais et d’avoir réalisé très imparfaitement ce que je viens de dire. Le temps qui me reste, je vais continuer à faire ce que je peux. Il me faut apprendre à réduire le rythme de mes occupations et à prendre le temps de repos nécessaire, ce dont je n’ai pas l’habitude. L’important pour moi c’est aussi de laisser la place aux plus jeunes et de les former dans la mesure où ils l’acceptent.

Placide Mandona : Qu’est-ce qui vous reste encore à faire dans ce monde éphémère ?

Cela va dépendre de mes responsables. Il est question de me dégager, pour passer dans nos différentes communautés spiritaines de Mauritanie, Sénégal, Guinée Conakry et Guinée Bissao, pour voir comment mieux nous engager dans la société, selon ce qu’elle est dans les différents endroits. Pour mieux vivre notre vocation : être les avocats des pauvres, travailler à l’éducation de tous, jeunes et adultes, travailler avec les gens des autres religions (musulmans et de religion traditionnelle), nous engager pour la Justice et la Paix. Et dans tout cela, chercher d’abord à voir ce à quoi l’Esprit Saint nous appelle. Les choses à faire ne manquent pas !

Prêtre écrivain

Placide Mandona : Peut-on vous appeler écrivain ?

Tout dépend de ce qu’on appelle écrivain. J’ai écrit beaucoup de livres et rédigé beaucoup d’articles, mais ce ne sont jamais de grands livres intellectuels, ni de la littérature, ni de la poésie. J’ai simplement voulu mettre en forme ce que je vivais dans les communautés avec lesquelles je travaillais, et de donner ainsi la parole aux jeunes, aux enfants et aux personnes âgées aussi ben qu’aux adultes. Ce qui m’a toujours semblé important, c’est de partir de la vie, et de proposer des solutions pratiques, à partir des actions et des expériences concrètes des gens. J’ai toujours cherché à écrire de la façon la plus simple possible pour être compris par tous.

Placide Mandona : Combien de livres avez-vous publié ?

Une trentaine de livres sans parler de nombreux livrets et articles. Puis au Congo, j’ai ajouté autant de diaporamas (montages audio visuel) pour l’éducation des jeunes et des adultes qui ont été traduits, de même que les livres, en différentes langues internationales européennes et africaines. Pour les diaporamas, l’avantage c’est qu’on pouvait garder les mêmes photos en les envoyant dans les autres pays en leur demandant d’enregistrer une cassette-son dans la langue du lieu. J’ai cherché à suivre les progrès de la technique. Au Sénégal nous sommes passés aux films vidéo, par exemple sur le Sida. Cela toujours avec des équipes de jeunes ou d’adultes, et la collaboration de techniciens.
Ces derniers temps j’ai composé des commentaires pour les évangiles de chaque jour et des dimanches des trois années liturgiques. Je les ai d’abord faits imprimer. Puis je les ai enregistrés et je continue à les passer dans plusieurs radios locales. Je les ai mis maintenant sur mon site, tenu par un neveu, car il est difficile de vendre les livres : beaucoup de gens n’ont pas les moyens de les acheter. C’est pourquoi je suis maintenant sur internet : Chaque semaine, grâce à un parent je publie plusieurs documents, que je rédige suite à des formations ou des réunions. C’est beaucoup plus accessible et cela est beaucoup moins cher qu’un livre qu’il faut aller acheter.

Comment les avez-vous écrits ?

Les choses avancent peu à peu. J’ai d’abord écrit quelques notes à partir de mes rencontres avec les jeunes , en particulier sur les questions de sexualité, car c’était surtout dans ce domaine qu’ils me posaient des questions et j’ai tenu à y répondre. Et aussi sur la mise en place et l’animation des communautés de village, en mettant en forme ce que nous disions dans les veillées la nuit, lors de mes tournées pastorales. Puis au fur et à mesure de nos rencontres, les notes se sont augmentées, jusqu’à composer des livrets avec des exemples et des questionnaires, que je distribuais pour prolonger la réflexion et aider à mener des actions, pour ne pas en rester à des théories mais passer à l’action. Un ami prêtre de Brazzaville m’a proposé de polycopier ces livrets et ils se sont alors répandus dans tout le diocèse. Puis un confrère congolais les a fait imprimer à Kinshasa à l’imprimerie St Paul pour les deux Congo et je les ai fait connaître auprès de mes confrères travaillant dans les autres pays au cours de nos rencontres pendant les congés. Il a fallu alors se tourner vers l’international, car il était pratiquement impossible d’envoyer ces livres par la poste à partir du Congo. C’est pourquoi j’ai décidé d’imprimer les livres suivants en France, grâce à un éditeur qui nous faisait des prix très intéressants, acceptant de soutenir le travail éducatif que nous menions. Nous ne sommes pas passés par une maison d’édition, malgré plusieurs demandes, parce que cela aurait rendu les livres beaucoup trop chers, nous les avons donc faits imprimer à compte d’auteur, grâce aux dons d’amis trouvant ces livres intéressants et importants. A partir de là, ils ont été connus grâce à la librairie spiritaine et des éducateurs qui les ont fait connaitre dans les différents pays où ils travaillaient. Ensuite ces livres ont été traduits en différentes langues : en anglais et en portugais, et aussi en malgache, en swahili et en lingala. Cela été la même chose pour les montages audiovisuels.

Quels thèmes avez-vous abordés ?

Au sujet des thèmes, avec plusieurs éducateurs de mouvements de jeunes et d’équipe de foyers, nous avons développé les questions de sexualité qui intéressaient les gens et leur posaient des problèmes, en recueillant les questions et les réactions des participants au cours des projections des montages audiovisuels sur ces questions avec les jeunes comme avec les adultes. Ce sont ces réactions qui ont fourni la matière de base des différents livres. C’est ce qui explique aussi les nombreux exemples, proverbes, témoignages et faits de vie que ces livres contiennent.
Peu à peu les thèmes se sont élargis : d’abord pour les jeunes à tout ce qui concerne l’éducation affective, l’amitié, la mixité puis la préparation au mariage. Et quand les premiers participants ont grandi et se sont mariés, nous avons composé des livres sur la vie conjugale, l’éducation des enfants. Puis nous avons parlé des grands problèmes de la vie : la sorcellerie, le maraboutage, la maladie, le problème du mal, la mort et le veuvage, etc. Dans chacun de ces livres il y avait une ouverture sur l’islam, avec des citations du Coran et des commentaires et explications pour les lecteurs musulmans. Et à partir de ce moment-là, des documents sur le développement, la formation des coopérants volontaires, les relations entre chrétiens et musulmans, les droits humains, le sida, etc …à partir de mon travail dans des associations dans lesquelles j’étais engagé et des formations qu’on me demandait d’animer sur place et en Europe lors de mes congés.
Actuellement en plus de mon site internet très consulté tenu par un neveu, un ami envoie des documents chaque semaine à plus de 7000 correspondants, dans leur boite mail. Je me suis aperçu que beaucoup de jeunes n’avaient pas les moyens d’avoir internet, mais qu’ils utilisaient les réseaux sociaux sur leur téléphone portable. C’est pourquoi après beaucoup d’hésitations parce que je savais que ça me prendrai beaucoup de temps, je me suis mis sur facebook. Pas pour publier mes photos, mais des documents, des commentaires d’Evangile et surtout mes réponses aux très nombreuses questions qui me sont posées. Cela me permet des contacts très enrichissants et suivis, à condition de dépasser le simple clic «  j’aime » bien sûr. (Explication : quand un article plait à quelqu’un il clique pour envoyer le mot « j’aime »). A l’occasion des JMJ de 2017, je suis passé sur Whatsap, utilisant ce moyen pour la motivation et la préparation spirituelle du maximum de personnes. Nous avons repris cela pour le pèlerinage national, et nous allons certainement continuer.

Placide Mandona : Combien gagnez-vous en écrivant un livre ?

Combien je gagne ? Je ne gagne absolument rien, au contraire je vends mes livres à perte pour qu’ils soient le moins cher possible et accessibles à ceux qui ont des moyens limités. Aussi bien ma congrégation religieuse que des personnes qui apprécient ce travail me soutiennent financièrement, ce qui me permet de m’en sortir. J’ai aussi tout un réseau de parents et d’amis qui m’aident pour saisir les textes, faire la mise en page, les envoyer par internet, les mettre sur mon site, etc. Sans eux ce travail ne serait pas possible. Il est fait dans la discrétion totale. Je leur en suis très reconnaissant.

Combien perdez-vous ?

Seulement le temps et la fatigue, mais tout cela est largement compensé par les résultats.

Placide Mandona : Quel est l’impact de vos ouvrages sur la foi et les mœurs ?

C’est Dieu qui connait l’impact, car beaucoup de gens utilisent ces ouvrages avec profit sans me le dire. C’est leur secret, mais un certain nombre me remercient. A chacun de prendre ses responsabilités pour mettre en pratique ce qu’il a lu. Mais je crois que ce travail est vraiment utile, à en juger par les nombreuses demandes, et surtout les réactions et contributions des utilisateurs, ce qui m’encourage et me touche beaucoup.

Placide Mandona : Nul n’ignore qu’un prêtre actif comme vous a beaucoup de choses à faire. Je vois venir une nouvelle question, puisque vous avez autant de charges comme prêtre, dans des écoles, à la radio, à la télévision, etc., que privilégiez-vous en premier lieu ?

J’essaie d’abord de prendre du temps de réflexion personnelle et de prière. Ensuite je privilégie l’accueil des personnes qui viennent me voir, et aussi la réponse par mail ou sur facebook à tous ceux qui me posent des problèmes personnels et même des questions difficiles ou confidentielles.

Ce, à quoi je consacre du temps, ce sont aussi les interventions auprès des jeunes des mouvements, dans les écoles et dans les quartiers, sans oublier les prisons. La base c’est de rester disponible et de juger l’urgence et l’importance des différentes choses à faire, au fur et à mesure des demandes. Cela demande aussi un minimum d’organisation.

Placide Mandona : Je note un fait lié à vous. Vous avez une mémoire éléphantesque, la bonne et la merveilleuse. Que mangez-vous pour garder la lucidité de votre intelligence ?

J’ai toujours mangé ce que les gens du pays mangent, en cherchant à limiter le sel, le sucre, l’huile et la quantité de nourriture

Placide Mandona : prêtre, professeur, conférencier, etc. Avez-vous vraiment le temps nécessaire de dévorer les bibliothèques et d’écrire dru ?

J’essaye de me tenir le plus possible au courant des choses et des réflexions qui sont publiées.  Mais c’est vrai que je ne prends pas le temps suffisant pour lire et à me former en profondeur. Heureusement, l’Action Catholique et en particulier la JOC m’ont appris à me former à partir de l’écoute de l’Esprit Saint et de la vie de chaque jour (la révision de vie) : » La vie commande ». Comme Jésus cherchait à être disponible aux appels des gens. Et il nous a demandé d’apprendre à lire les signes des temps. Il a admiré la foi de l’officier romain et c’est à partir de la discussion avec la samaritaine qu’il a approfondi sa foi d’homme Sauveur. Et je crois que c’est la femme cananéenne qui l’a poussé à passer les frontières et à annoncer l’Evangile aux païens. J’essaie aussi de me tenir le mieux possible au courant de ce qui se passe dans le monde, en particulier grâce à la radio. Mais c’est vrai que je suis déformé, et j’ai de la peine à lire et à comprendre un certain nombre de livres qui me semblent trop intellectuels et théoriques, et sur lesquels je peine à retenir mon attention, n’arrivant pas à comprendre ce que je lis et encore moins à le reteni et en tirer des conclusions pour ma vie et mon action. Je ne dévore donc pas les bibliothèques. Et le fait d’écrire en sténo me permet d’écrire plus rapidement que si je devais tout écrire en écriture normale

Placide Mandona : Un des spécialistes, peut-on dire, de Facebook. Pourquoi ?

Je ne suis pas un spécialiste ni sur Facebook ni en informatique mais peu à peu j’ai appris à me débrouiller. Je n’ai pas de diplôme universitaire et je n’ai pas cherché à en avoir. J’ai même tout fait pour ne pas continuer des études supérieures, ayant trop peur d’être retenu ensuite comme professeur en Europe ou dans les grands séminaires, et de ne pas pouvoir descendre sur le terrain. Mais j’ai toujours eu la chance d’avoir autour de moi, des gens ayant une formation qui ont remédié à mes limites, en m’aidant de toutes sortes de façons.

Placide Mandona : Vos écrits sont de nature à accompagner la jeunesse dans ses diverses étapes, je fais référence à vos admirables livres, en particulier sur l’éducation traditionnelle et moderne. Pourquoi partir de l’éducation traditionnelle?

Parce que c’est la base de la vie des personnes auxquelles je m’adresse. Ils s’habillent à l’américaine, parle un rançais qui leur est propre, regardent les media étrangers, communiquent sur facebook et whatshap, mais ils restent marqués par l’éducation qu’ils ont reçue et la culture de leur ethnie, et c’est à partir de là avec leurs avantages et leurs limites, et aussi à partir de leur foi, qu’ils peuvent prendre les décisions importantes de leur vie. J’ai déjà parlé plus haut de l’importance et même de la nécessité de l’inculturation. C’est pourquoi je fais souvent appel aux valeurs traditionnelles, en cherchant comment les rendre meilleures et comment les vivre dans le monde actuel, tout en étant ouvert aux richesses culturelles qui nous viennent d’ailleurs.

Placide Mandona : Pendant votre enfance, étiez-vous intéressé par le sacerdoce?

Oui, aussi loin que je peux remonter dans ma mémoire et d’après ce que m’ont dit mes parents, j’ai toujours voulu être prêtre, même si au début c’était une idée un peu confuse qui s’est précisée peu à peu. Et je n’ai pas fini d’approfondir le sens de mon sacerdoce.

Placide Mandona : Comment situez-vous votre apport intellectuel dans le monde catholique?

Ce n’est pas à moi d’en juger, mais je pense que mon apport a été surtout d’aider les gens à vivre l’Evangile, un évangile enraciné dans la vie et ouvert à tous, beaucoup plus qu’un apport intellectuel.

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Placide Mandona : Vous êtes dans la mission du Seigneur depuis six décennies. Vous avez été un pratiquant de la mission, mais aussi, en tant qu’intellectuel, quelqu’un qui réfléchit sur sa pratique. Je voudrais vous poser une question : il vous arrive de regretter d’un fait particulier de votre vie missionnaire ?

Non pas tellement, parce que d’abord je n’ai pas le goût de m’analyser. Je préfère me tourner vers l’avenir pour découvrir à quoi le Seigneur m’appelle, même si certainement c’est un inconvénient qui m’empêche d’être plus conscient dans ce que je fais, et plus lucide sur ma personnalité pour en voir mes limites. Bien sûr, il est important de tirer des leçons du passé, et j’essaie de le faire. En repensant aux différentes étapes de ma vie, je me dis : «  j’ai raté cela ». Ou bien « j’aurais pu faire autrement et mieux ». J’ai fait des erreurs et j’ai parfois fauté, en particulier dans mes relations avec les personnes, cherchant à imposer mon point de vue. Et en faisant de mon apostolat davantage mon travail personnel que le travail de Dieu Lui-même, auquel Il m’appelait de collaborer, à la suite et à la manière de Jésus. Oui cela je le regrette beaucoup. Mais j’en demande pardon au Seigneur, et je sais qu’Il me pardonne. Et j’essaie de changer peu à peu, même si ce n’est pas facile. Mais il me semble plus important d’accepter les choses telles qu’elles ont été et de regarder l’avenir. On ne peut pas revenir en arrière, cela bloque plutôt les choses.

Placide Mandona : Avez-vous, une fois, dans votre vie, pensé à l’épiscopat ou au pontificat 

Jamais ! D’abord, je n’en ai pas les qualités nécessaires. Je suis plus un buldozzer qu’un maçon monteur de briques ! Et je ne veux surtout pas être pris par le protocole, les cérémonies et les représentations. Je cherche à être libre pour répondre aux appels de ceux que je rencontre, sans être pris dans une fonction, qui risque de devenir facilement un carcan, une cuirasse et de l’autoritarisme. C’est pourquoi j’ai refusé d’être curé de Pikine, pour rester missionnaire et ne pas être enfermé dans une fonction cultuelle. Ce n’est pas ma vocation d’organiser et de diriger les choses. Ma vocation est plus dans la ligne du prophétisme que dans celle de la royauté, pour reprendre les termes du baptême.

Placide Mandona : Mon Père, pensez-vous que la responsabilité missionnaire que vous exercez est provisoire ? Etes-vous conscient de son caractère exceptionnel ?

Je ne suis pas exceptionnel ou plutôt nous sommes tous exceptionnels, nous sommes tous un cadeau de Dieu. Mais c’est vrai que j’arrive à la fin de ma vie et que j’ai une expérience missionnaire. C’est pour cela que mes responsables me demandent de travailler à la formation de mes frères les plus jeunes

Placide Mandona : Si vous quittez l’Eglise catholique à votre âge, qui perdra le plus : votre congrégation, votre famille ou l’Eglise dans son ensemble ?

Je n’ai absolument pas l’intention de quitter l’Eglise catholique. Mais si je la quittais étant donné sa richesse, son importance et toute son histoire, l’Eglise ne perdrait rien. C’est moi qui perdrait tout.

Placide Mandona : Comment voyez-vous, actuellement, votre avenir personnel missionnaire ?

Mon avenir est dans les mains de Dieu, tant que j’en aurais la force je continuerais à travailler, là où mes supérieurs m’enverront en cherchant à améliorer mes façons de faire. Même je dois trouver une autre façon de travailler avec davantage de repos à cause de l’âge et en ce moment à cause d’une forte crise de palud qui m’a beaucoup fatigué.

Mais je veux rester disponible : si on me demande de faire autre chose, je le ferai. Et si je dois m’arrêter à cause d’une maladie ou de la vieillesse, j’espère être assez sage pour l’accepter dans la paix et la confiance, et me consacrer à la prière et au soutien spirituel de mes frères. J’espère simplement ne pas me durcir, ni devenir agressif ou trop critique à cause de l’âge.

Placide Mandona : Je vais être incisif et indiscret, Père Armel, Etes-vous en paix, ou êtes-vous inquiet, amer, triste, lourd dans votre façon de procéder en l’Eglise ?

Pour le moment, je ne suis ni inquiet, ni triste par rapport à ma façon de procéder en Eglise. Je crois que l’Esprit Saint travaille au cœur des hommes, et que c’est plus important que ma propre action. On ne peut pas annoncer une Bonne Nouvelle si on est triste ou amer. Même si je ne suis pas toujours d’accord avec certains de mes confrères, que ce soit au niveau des idées ou de la façon de travailler, et que je trouve l’Eglise dans laquelle je vis actuellement trop traditionnelle, trop centrée sur elle-même, trop liturgique, et pas assez engagée dans la société. Et cela malgré tous les efforts actuels de notre Pape François qui est admiré, mais qui n’est pas suivi la plupart du temps. Malgré tout j’essaie de garder la paix et l’espérance, cherchant à comprendre les idées différentes et les autres façons de faire, même si parfois elles me choquent. Pour ma part, je continuerai  à vivre ce que la vie de Jésus et son Evangile me demande de vivre, selon ma compréhension. Mon avenir est dans la confiance, sûr que l’Esprit de Jésus travaille dans le monde et dans le cœur des hommes. Et que, comme le dit le prophète, « les pensées de Dieu ne sont pas nos pensées ».

Placide Mandona : quels sont vos sentiments, vos dispositions face à ce qui peut vous arriver dans votre engagement missionnaire au Sénégal?

J’essaie de rester disponible. L’avenir est dans les mains de Dieu. Inch Allah, comme le disent mes amis musulmans.

Placide Mandona : Vous aimez trop la République du Sénégal. Comment voyez-vous son avenir ?

Je ne suis pas devin, et l’avenir du pays dépend de ce que nous en ferons. Il y a trop de violence, de mensonge, d’égoïsme et de corruption dans le pays. Mais il y a des gens courageux qui luttent contre cela. On a de bonnes idées. On a mis en place un soutien aux familles nécessiteuses, aux personnes âgées, aux handicapés et aux talibés, et une couverture médicale universelle (CMU). On fait des projets contre le chômage des jeunes, la promotion de la jeune fille et de la femme, pour le développement du monde rural. A chacun d’agir là où il est et selon ses possibilités pour que cela ne soit pas des beaux discours pour endormir les gens, mais passe dans la réalité.

La mort, l’indispensable inéluctable

Placide Mandona : Attendez-vous la mort ou vous l’entendez ?

Je sais que je vais mourir, j’y pense souvent, mais je ne reste pas à l’attendre. Tant que Dieu me garde en vie, je continue la mission qu’Il m’a confiée.

Placide Mandona : Quelle est la conception chrétienne (catholique) de la mort ?

Pour moi, la mort c’est l’entrée dans la vraie vie. C’est ressusciter avec Jésus pour la vie éternelle. C’est entrer dans l’amour total de Dieu notre Père, pour pouvoir L’aimer sans limite, Lui et tous ceux que nous retrouvons auprès de Lui, en attendant ceux qui viendront nous rejoindre dans la lumière de Jésus ressuscité et dans la joie immense et totale de l’Esprit saint.

Placide Mandona : N’avez-vous pas peur de la mort ?

Non, je l’attends dans la confiance et la prière, mais sans hâte !J’en ai même parfois envie, pour pouvoir me reposer et être tranquille avec mes amis.

Placide Mandona : Tout philosophe averti sait d’une façon ou d’une autre mourir. En effet, la philosophie se définit souvent comme « Apprendre à mourir », c’est donc une école de la vie et de la mort. Comment concevez-vous votre mort ? Comment la prévoyez-vous ? Comment la vivez-vous ?

Comme Dieu le voudra. J’ai confiance en Lui. Je pensais mourir jeune, et plusieurs fois je me suis trouvé face à la mort, mais ça n’est pas arrivé ! J’espère seulement être prêt quand le moment sera venu, et j’essaie de m’y préparer.

Placide Mandona : Il vous arrive de penser, s’il faut emprunter une des analyses existentiales de Heidegger dans son Sein und Zeit, que vous êtes aussi « Un être pour la mort » ? Si oui, quel est le rôle important dans la vie constitutive d’un être humain, de surcroit chrétien ?

Jésus a dit : » Je suis venu pour que les hommes aient la vie en abondance » (Jean 10,10). Je suis un être pour la vie, pas pour la mort. Ce qui est important c’est de commencer à vivre dans l’amour le mieux possible, avec Dieu avec tous les hommes sans refuser personne, comme nous le ferons au ciel.

Placide Mandona : A l’ultime moment, c’est-à-dire à la finitude de l’être, je crois même de l’étant, pour qui sera votre pensée dernière ?

Je n’en sais rien, cela dépendra de la situation dans laquelle je me trouverai à ce moment là. Je voudrais simplement dire avec Jésus, et Etienne : » Seigneur, je remets mon esprit entre tes mains »

Placide Mandona : Père Armel Duteil, votre dernier message 

J’ai déjà beaucoup parlé. Je n’ai pas de dernier message, sinon que ça vaut la peine de vivre sur la terre, d’être un homme et d’être un enfant de Dieu.



S’ENRACINER EN DIEU POUR VIVRE HEUREUX.

Prêtre spiritain, le père Armel Duteil, houatais d'origine, a fait ses études primaires et secondaires à Dakar (Sénégal). A l'issue de celles-ci, il fréquente deux séminaires, en France et en Suisse. Après la prêtrise en 1965, il se voit désigner pour le Congo. Après une année de recyclage en Côte d’Ivoire et un séjour en France de 1976 à 1979 pour l’animation missionnaire et au service des travailleurs émigrés et des étudiants africains, il retourne au Sénégal de 1979 à 1996, d’abord en secteur rural dans la région de Tambacounda, puis dans la région de Saint Louis, pour l’animation des jeunes. En 1996, le père Armel part en Guinée forestière, aux frontières du Sierra Léone et du Libéria, où l'attendent les lourdes tâches de répondre aux demandes de formations au développement, à la justice et aux droits de l'homme dans 57 camps de réfugiés et 32 communautés de villages d'une région attaquée par des rebelles. Après avoir été formateur au séminaire spiritain de théologie, il est actuellement missionnaire à la paroisse Notre Dame du Cap Vert, dans la banlieue de Dakar.



Placide Mandona Mukwenda (né le 03 juillet 1987 à Lubumbashi/ R.D. Congo), Professeur d’Histoire de la Philosophie moderne, d’Ethique générale et de Méthodologie II/ Dissertation philosophique à l’Institut de Philosophie et de Théologie Saint Augustin de Dakar. Il est doctorant en Philosophie et auteurs de plusieurs ouvrages et articles.



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