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Jacob François Libermann





 



À la mi-août 1846, un prêtre discret et ne payant pas de mine quitte l’hôtel pour pèlerins, tenu à Rome par un Français, M. Bouisse, 39, place de l’Ara Cœli. Il marche vers la place d’Espagne et le palazzo de la Sacrée-Congrégation chargée des missions dans le monde entier. C’est là qu’il dépose le manuscrit de ce qui est, dans l’histoire contemporaine des missions catholiques, le 1er plan d’ensemble pour l’évangélisation de l’Afrique noire. Une lettre, datée du 15 août 1846, introduit un texte intitulé : Mémoire sur les missions des Noirs en général et sur celle de la Guinée en particulier, présentée à la Sacrée- Congrégation-de-la-Propagande par l’abbé Libermann, le supérieur des missionnaires du St-Cœur-de-Marie...
Étrange et séduisante figure, en vérité, que celle de François Libermann (1802-1852) ! Parmi les grands fondateurs de congrégations, il a un parcours atypique, en raison même de ses origines et de son histoire. Juif alsacien, Jacob Libermann passe ses vingt 1res années (1802-1822) dans un milieu culturellement juif. Il ne parle ni le français, ni l’allemand, mais le judéo-allemand. Son père, rabbin, entendant faire de son plus jeune fils son successeur, lui fait étudier le Talmud des années durant. Puis, il l’envoie à Metz en 1822 afin de parfaire sa formation de futur rabbin.


En un instant tombent ses objections
Quittant le cercle très fermé de son enfance, Jacob découvre la langue française, apprend le latin et le grec. Il lit Rousseau. C’est le choc de la modernité. Peu à peu, il ne se reconnaît plus dans la foi de ses pères et tombe dans une espèce de doute rationaliste. Dans le même temps, son frère Samson et un autre de ses frères passent au catholicisme. Ce fut pour lui un très grand choc, au début de 1826, alors qu’il en est lui-même réduit à un simple déisme philosophique. Il se met cependant à correspondre avec Drach, très célèbre rabbin lui aussi devenu catholique. Cet intellectuel de haute volée tente de lui montrer les raisons qui l’ont poussé à devenir chrétien, ce qu’il appelle : " l’harmonie entre l’Église et la Synagogue ".
Une chose est certaine, dans cet état, Jacob ne pense plus à devenir rabbin. Il se rend à Paris. Drach lui trouve un logement au collège Stanislas. C’est dans cette solitude que Libermann va être "retourné" — converti —, le lundi 13 novembre 1826. Dans un moment d’angoisse, il tombe à genoux et prie le Dieu de ses pères. Il ne passe donc pas directement d’un athéisme philosophique à la foi chrétienne. Il retrouve d’abord la foi de son peuple. Il est alors gratifié d’une "illumination" : il s’agit bien d’une grâce, d’un don. Toutes ses objections tombent en un instant.
Catéchisé par Paul Drach, il est baptisé la veille de Noël 1826, sous le nom de ses parrains : François, Marie, Paul. Très vite, il manifeste le désir de devenir prêtre et Drach le fait rentrer au séminaire de Saint-Sulpice.
En 1827, il passe sans transition de son monde juif au milieu particulier d’un séminaire sulpicien. Il n’a pas eu d’expérience paroissiale ordinaire. Du coup, le modèle sacerdotal sulpicien va beaucoup le marquer. Insistant sur la primauté de la prière dans la vie du prêtre. Dans la ligne de Monsieur Olier, le fondateur de la compagnie des prêtres de Saint-Sulpice, le principe unificateur de la vie de Libermann sera effectivement l’oraison conçue comme une relation vivante au Christ. Pour l’école sulpicienne, la sainteté est le premier devoir du prêtre. Par la suite, une fois fondateur et confronté au travail en Afrique, il se dégagera de la matérialité de ce modèle, tout en en gardant l’intuition centrale : un missionnaire qui n’est pas saint et homme de prière compromet l’annonce du salut.
Quand le père de Libermann apprend sa conversion, il renie son fils préféré. La veille de son sous-diaconat, le 13 mars 1829, une crise d’épilepsie interdit à François l’accès à la prêtrise. Le considérant cependant comme un modèle sur le plan spirituel, les Sulpiciens acceptent de le garder. Ils l’envoient au séminaire d’Issy-les-Moulineaux comme adjoint de l’économe. Simple acolyte, son influence est considérable. Il est quasiment directeur spirituel de très nombreux séminaristes, avec l’accord de la direction du séminaire. On apprécie son discernement. Il va ainsi connaître un nombre important de futurs prêtres (et de futurs évêques) de toutes origines, un formidable réseau de relations à partir duquel se constituera plus tard sa société missionnaire.
Même si les crises se raréfient, les Sulpiciens considèrent sa santé comme encore trop fragile pour lui rouvrir la voie du sacerdoce dans leur société. Ils le recommandent toutefois aux Eudistes comme candidat et… maître des novices pour leur maison de Rennes ! Là, de 1837 à 1839, il vit deux années de terribles épreuves intérieures. Il a le sentiment d’être inutile, de ne pas être à sa place...

Au nom des candidats à l’"Œuvre des Noirs"
Début 1839, il est sollicité par 2 séminaristes de Saint-Sulpice, d’origine créole, Le Vavasseur et Tisserant, qui l’avaient connu à Issy. Ils ont pris conscience que, dans leurs Églises d’origine de l’île Bourbon et d’Haïti, personne ne se préoccupe des vrais pauvres, les Nègres, esclaves ou esclaves affranchis. En février 1839, ils avaient lancé une grande campagne de prière à Notre-Dame-des-Victoires pour l’Œuvre des Noirs. Selon eux, pour que les Noirs ne soient plus laissés pour compte dans les colonies, c’est une réforme du clergé qu’il faut. Ils envisagent donc de fonder une association de prêtres bien formés, menant une vie sainte et vivant en communauté, dont la mission serait d’évangéliser les Noirs.
Le Vavasseur soumet donc ce projet à Libermann. Ce dernier l’éclaire, l’aide à affiner son plan. À ce moment-là, Libermann ne se sent pas personnellement concerné : devenir prêtre lui semble toujours impossible et sa santé lui interdit de partir au loin. Quelque temps après, Le Vavasseur lui soumet un projet mieux élaboré. Et voici qu’en octobre 1839, Libermann écrit à ce dernier qu’il a eu " quelque petite lumière " le poussant à se joindre à eux. En fait, il a compris qu’il pouvait aider à lancer ce projet. Peut-être ne sera-t-il jamais prêtre, mais il sait comment former des prêtres...
Au nom des candidats à l’Œuvre des Noirs, Libermann se rend à Rome pour y soumettre leur projet. Il sera approuvé dans des délais très brefs, en juin 1840, contrairement à beaucoup d’autres présentés à la même époque et pourtant appuyés par des personnages influents. Libermann a eu l’intelligence de ne pas présenter un projet d’institut religieux mais un projet missionnaire, soumis directement à la Propagande. Cette dernière ne pose qu’une condition : qu’il devienne prêtre ! Dans l’obéissance, il entreprend des démarches dans ce sens. À son retour d’un pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette, 2 lettres l’attendent. Elles lui ouvrent la voie du sacerdoce : l’une de l’archevêque de Paris qui accepte qu’il devienne prêtre dans un autre diocèse, et l’autre de l’évêque de Strasbourg lui annonçant qu’il l’accueille dans le sien. Il part donc à Strasbourg, est ordonné sous-diacre et diacre. On propose alors à l’Œuvre naissante une maison située près d’Amiens. C’est là que Libermann est ordonné prêtre en 1841, à 39 ans, et que sont accueillis les 1ers novices de la société des missionnaires du Saint-Cœur-de-Marie dont il est élu supérieur.

Vivre ce que l’on veut transmettre, ou la mission par contagion
Quels sont les grands axes tracés par la règle de vie de la nouvelle société missionnaire ? C’est une règle de vie de prêtres (les frères viendront un peu plus tard) choisissant, à l’imitation des apôtres, une vie en communauté pour s’encourager mutuellement. Et vivant selon l’esprit des vœux religieux. Ils décident de se mettre au service des personnes alors les plus abandonnées dans l’Église : les Nègres. La règle détermine un style de vie : simplicité, refus d’accepter des charges pour aller au plus près des plus pauvres… La mission n’y est pas conçue comme une campagne de propagande mais comme l’annonce d’un salut : c’est une mission par contagion. On tente de vivre ce que l’on veut transmettre.
Et l’on passa immédiatement à l’exercice pratique sur le terrain : mission à l’île Bourbon, avec Le Vavasseur ; à l’île Maurice, avec Jacques Laval ; en Haïti, avec Tisserant. La mission sur les côtes d’Afrique, dès 1843, s’avère dramatique, avec 2 seuls survivants pour la 1re expédition : le P. Bessieux et le Fr. Grégoire, finalement arrivés au Gabon.
Un des buts essentiels fixés par Libermann à sa congrégation est la formation d’un clergé indigène et l’accueil de ces prêtres dans les communautés de l’institut pour les soutenir spirituellement. Une fois formés, ces prêtres pourront évangéliser eux-mêmes leur pays. Les difficultés pratiques rencontrées lors des 1res missions le long de la côte d’Afrique (Libreville, Dakar) confortent Libermann dans cette certitude.
Libermann est, par ailleurs, subjugué par la pensée de son disciple et ami, Jean Luquet (1810-1858), des Missions Étrangères de Paris : la naissance d’une Église suppose non seulement la formation d’un clergé indigène mais aussi la nomination d’évêques : c’est l’évêque, successeur des Apôtres, qui fait l’Église en un lieu.
Luquet vient de rentrer des Indes où il a participé au synode de Pondichéry. Il en a rédigé un véritable traité de missiologie, fondé sur les Instructions données en 1659 aux 1ers vicaires apostoliques en partance pour les royaumes chinois du Tonkin et de la Cochinchine. En 1845, Rome tire de sa réflexion une nouvelle Instruction adressée à tous les chefs de mission dans le monde : Neminem Profecto, le plus grand document missionnaire du xixe siècle par la solidité de son ecclésiologie et la fermeté de ses consignes sur l’épiscopat et le clergé indigène.
C’est de son ami Luquet et de Neminem Profecto que Libermann s’inspire pour rédiger son grand Mémoire sur les missions des Noirs.

" Faites-vous nègres avec les nègres "
Contre les clichés racistes des penseurs de son temps, Libermann entend montrer aux cardinaux de Rome que l’Afrique a toutes ses chances : " Nous avons le bonheur de pouvoir affirmer à Vos Éminences que les Noirs en général dans tous les pays où nos missionnaires les ont vus, sont d’un naturel bon, doux, sensible et reconnaissant… Les Noirs ne sont pas moins intelligents que les autres peuples… " Notez bien l’expression " Nous avons le bonheur " ! Toute l’attitude de Libermann y est contenue, tout son regard sur l’autre : c’est une image divine qu’il a de l’homme noir créé à l’image de Dieu et sauvé par Jésus-Christ. C’est le regard même du Dieu de Jésus amoureux de l’homme. Il développe ensuite longuement un plan d’évangélisation dans lequel il demande pour l’Afrique des Églises locales de plein droit, fixées " sur le sol ".
L’année suivante, le 19 novembre 1847, dans une lettre à la communauté de Dakar et du Gabon, jaillit sous sa plume une des plus célèbres consignes missionnaires de l’époque contemporaine : " Faites-vous nègres avec les nègres. " Le héraut de l’Évangile est appelé à devenir le serviteur de ceux qu’il évangélise. C’est la kénose évoquée par st Paul (Philippiens 2, 5-11) : ce mot grec désigne le mouvement du Verbe qui se vide de lui-même pour se faire serviteur jusqu’à la mort, et la mort sur la croix.
Le mot serviteur utilisé par st Paul désigne à la fois le serviteur et l’esclave. Quand Libermann l’emploie, il pense à ce double sens.

Libermann dissout sa congrégation
" Faites-vous nègres avec les nègres ", cela signifie : " Faites-vous esclaves avec les esclaves ", comme le Christ s’est identifié aux plus pauvres. Il n’y a pas de mission si on n’épouse pas le mouvement même du Christ. Le missionnaire est invité à se mettre à genoux devant ceux qu’il est appelé à servir et à évangéliser. Plus nous imitons le Christ dans le mystère de son incarnation et de sa mort sur la croix, plus advient le salut du monde. Le missionnaire ne convertit pas, il n’a même pas à se soucier des résultats : il a à être au milieu des hommes comme le Christ. C’est le cœur de sa pensée. Libermann n’invente rien : il revient au centre.
En 1848, pour le bien de la mission et en accord avec Rome, Libermann dissout sa propre congrégation et rentre, avec prêtres et séminaristes, dans celle du Saint-Esprit fondée au xviiie siècle par le Breton Claude-François Poullart des Places (1689-1709). Il en est élu supérieur général.
Le petit juif de Saverne a revécu dans son corps et dans son âme toute l’histoire de son peuple : en lui, fils d’Israël ayant revêtu le Christ, le Dieu de l’Alliance se révèle Lumière des Nations. Et si Libermann, 2e fondateur des Spiritains, reste un maître, c’est qu’il fut d’abord un disciple et un témoin passionné. Il n’a jamais réduit l’aventure missionnaire à une stratégie de conquête, sa politique missionnaire fut d’abord une mystique.
Un certain nombre d’intuitions missionnaires pleinement développées par Vatican II sont déjà, d’une certaine façon, présentes chez Libermann qui meurt dès 1852 : en dix ans, il a posé des fondements solides jusqu’à nos jours. Sur les 3 010 spiritains qui abordent le 3e millénaire, un tiers déjà sont des disciples africains de Libermann et de Poullart des Places, quittant leur propre pays pour aller au plus près des plus loin et des plus pauvres...

Paul Coulon

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