Un
père spiritain raconte
Très
chères et chers,
Noël
est l’évènement de la graine divine qui se
ré-enracine en humanité.
Puis
commence l’immense épopée des porte-parole qui, à
la manière de Jean-Baptiste, risquent leur peau (de chameau)
pour crier dans le désert de tous les
mondes : « Convertissez-vous : le Règne
de Dieu s’est approché. »
Je
me permets de vous ré-envoyer le récit de mon aventure
mauritanienne. N’est-ce pas un conte de Noël merveilleux,
maintenant qu’il est illustré de quelques photos par
Sandrine Treuillard. (Cf dernière ligne). La preuve qu’il
s’agit de conte : le père Guy DANIEL, 82 ans,
répondant à l’invitation que je lui avais
rapportée en début d’année, viens de
passer une semaine dans ses sables, se régalant, digne
successeur du Baptiste, de dattes et de bosse de chameau.
D
écembre
1984. Le frère Roger Schutz de Taizé, avec deux de ses
frères, trouve chez nous, à Nouakchott-cathédrale :
refuge pour écrire, selon son habitude, sa Lettre
aux jeunes.
Cette année-là, leur rassemblement aura lieu à
Cologne. In
extremis je
réalise que Cheikh Mohamed Lemine est en visite pastorale à
la capitale : « Frère Roger, il faut
absolument que vous veniez rencontrer mon ”marabout”. —
Trop tard, nous sommes sur nos bagages .» Nous finissons
par passer vingt minutes, assis, très à l’aise,
au cœur des « Amis de Cheikh. » Brève
prière commune. Au sortir, le Frère Roger a quatre
mots : « Quelle grandeur, quelle grandeur ! »
« Et cette mélopée incessante qui montait de
la cour ! » dit un autre frère. Il s’agissait
effectivement de cette louange continue. Elle honore Dieu et irrite
fort les voisins, tous musulmans. Nous aurons, à cette
occasion, entendu une phrase revenant si souvent dans la bouche de
Cheikh : « On ne voit bien Dieu qu’avec les
yeux de Dieu. »[1]
«
Il nous donne le souffle »
J
uin
1985. Je retourne, pour trois semaines, m’immerger dans ce
monde, dynamique, pauvre, croyant. Dans ma case ronde, glaciale, à
l’aube, je suis réveillé par leur bruyante et
massive prière. Que faire ? Sûr de ne pas être
dérangé, n’est-ce pas le moment de faire ma
grande prière ? En soutane kaki, mon chèche blanc
pour étole, je célèbre l’Eucharistie.
Bizarre tout de même : Dieu est unique, notre désir
de nous orienter vers Lui est le même, et pourtant nous devons
l’exprimer séparément. Le lendemain, même
heure, mêmes prières… j’en arrive au Per
ipsum :
« Par Lui, avec Lui… à toi Dieu le Père…
dans l’unité du Saint Esprit… » Je
suis saisi. La voilà, l’ultime pointe de la prière :
par Jésus, dans l’Esprit, au Père. N’est-
ce pas là la clé de voûte qui manque à ces
tonnes de prière musulmane ? Peut-être ne suis-je
ici que pour cela !
Tous
les soirs, de six à sept : heure sainte. Des nattes sur
le sable. Au centre un grand drap blanc. Les « Amis »
assis autour, femmes au deuxième rang, quelques gamins ;
ambiance toujours un peu désordonnée, fraternelle,
fervente. La théière n’est jamais très
loin. Cheikh préside, son ami « Brahim, Paul »[2]
à sa droite. On lit le Coran, Cheikh commente et à
chaque fois me donne la parole. Tantôt j’approuve par un
simple amîn,
tantôt je cite le passage de l’évangile qui dit la
même chose, parfois je marque un complément voire une
différence, quelques hommes se lancent ensuite dans le
« dhikr », cette même prière
litanique permanente. Ils forment comme un début de mêlée
d’équipe de rugby. Ils se dandinent, d’autres
tournent, d’autres s’y agrippent, par moment le « Allah,
allah » se réduit à un simple souffle. Je
m’en étonne un peu auprès de Cheikh. Toujours
avec sourire, douceur, parcimonie verbale il me fait : « Le
souffle de Dieu. Il nous donne le souffle. Nos souffles veulent
rejoindre le sien et fusionner entre nous. Oui, il arrive que
intelligence, mémoire, savoir s’arrêtent un
moment. Toute initiative est alors laissée à Dieu. »
«
Notre cadeau c’est toi
Ton cadeau c’est nous »
O
ctobre
1993. Je quitte la Mauritanie, suite à une agression dans la
cathédrale de Nouakchott. J’y retournerai pour deux
fois. Bien des amis chrétiens et musulmans m’accueillent
avec joie. Cheikh est à Maaden, mais ses fidèles
présents à la capitale se regroupent pour « célébrer »
ensemble, avec moi, tant de choses… !
La
Mauritanie, vingt-quatre ans de ma vie, sans regret ni nostalgie,
c’est fini.
Et
voici… qu’en février 2018, la presse française
annonce la réouverture de la Mauritanie au tourisme. Divers
périples proposés Terres
d’Aventure
offre cinq jours de trek intégral dans les oasis de l’Adrar.
Au troisième jour, le top : passage dans une oasis
récente fondée en 1970 ; ses palmiers, son
maraîchage, son école : Maaden el Ervane. Alerte
dans ma tête… Mais ce n’est plus pour moi !…
L
e
6 janvier 2019, je suis dans le charter Mauritania
avec quatorze autres aventuriers : Roissy-Atar direct !
Maaden n’a cessé de s’allonger, les carottes
prospèrent en vue de la commercialisation ; elles
l’emportent sur les autres légumes. Au milieu du
village, le mausolée de Cheikh attire les pèlerins de
partout. Je me précipite pour retrouver mon vieux frère
Mohamed Naaman, assis dans sa maison, les genoux bloqués par
l’arthrose, des centaines de mouches pour l’accabler ;
sa deuxième femme, répudiée, est loin ; ses
deux enfants, aussi ! Vive émotion, cachée par
quelques traits d’humour, à l’ancienne, qui
claquent en hassaniya (il fut mon maître et s’empresse de
me corriger encore.) Le lendemain midi, en tête à tête,
repas traditionnel et rare : bouillie de pépins de
coloquintes écrasés. Je signe une décharge à
notre guide, je me sédentarise pour vingt-quatre heures.
L
e
soir, plat de riz avec Djibrill et Brahim, sur la terrasse de « La
grande maison » que Cheikh a léguée à
la communauté. Repas terminé, deux autres hommes nous
rejoignent. L’un tient dans sa main un téléphone
qui émet la voix de Cheikh : lecture, commentaire et
prière y sont enregistrés. Trois femmes, et d’autres
encore, finissent par reproduire quelque chose du carré
d’antan. Pendant trente minutes personne ne bouge, c’est
le recueillement, la mémoire. Ils savaient que je
comprendrais, apprécierais. Communion simple et forte.
Convergence des consciences, dirait Pierre Rabhi. Je n’avais
emporté de France aucun cadeau pour eux ; je n’en
ai rapporté aucun : « Notre cadeau c’est
toi, ton cadeau c’est nous, tous cadeaux de Dieu »,
aurait dit Cheikh avec sourire et douce action de grâce.
L
e
lendemain matin on me fait visiter ce qu’il reste de la
Bibliothèque de Cheikh. « Tiens ! Voici les
albums dactylographiés des manuscrits de Cheikh. »
Au hasard, quelques lignes écrites du Maroc. Je comprends
difficilement son arabe classique. Je fais répéter une
phrase. C’était celle dite aux frères de Taizé
en 1984, que j’avais oubliée depuis, et que frère
Charles-Eugène m’a rappelée en décembre
2018 : « On ne voit bien Dieu qu’avec les yeux
de Dieu ! »
Que
d’honneur pour moi ! Le responsable spirituelle de la
Fraternité appelle de Nouakchott pour me saluer. Le nouveau
maire, habitant une Oasis voisine, se déplace pour moi. Mais
rien du style réception, cadeaux, etc.
Après
la visite de la Bibliothèque, je demande à rester seul
dans le grand salon pour y faire ma « grande prière ».
Un verre à thé me sert de calice, une boîte à
pastilles de patène, Prions
en Église
de Missel, le vaste monde d’assemblée. Oui, joie
indicible du Corps et du Sang élevés : « Par
Lui, dans l’Esprit, au Père… » Comme
il y a trente-six ans. Je venais d’en avoir quatre-vingts.
Pour
terminer : deux surprises…
E
n
taxi-brousse j’ai facilement rejoint mon équipe. « Mais
comment donc est-il possible que je ne sois même pas allé
me recueillir sur la tombe de Cheikh ! ». Je pense
qu’il aurait approuvé.
1
— Sur le tarmac pour le retour, un beau monsieur me fait :
« Alors
mon Père comment ça s’est passé ?
-_ Parfait… - Je
suis le correspondant mauritanien de Terres
d’Aventure.
On a essayé de vous arranger les choses pour le mieux. Mais,
dites-moi, le Père Guy Daniel est-il encore en vie ? »
- Oui, plus que jamais, il a quatre-vingt-un ans… Il est à
Marseille. - Voici ma carte de visite. Je
l’invite, je lui paye le voyage, car sa mère et la
mienne étaient de grandes amies [3]. »
Le
23/11/19 le Père Guy Daniel rentre de huit jours en
Mauritanie : « le train du désert »
par « TERDAV ». Il a retrouvé sa cité
du fer, ZOUERATE, et surtout la chère Maman de KADI MEHDI,
l’agent qui lui offrait tout le périple.
2
— En octobre 2018, Pierre, à sa totale surprise et
contre son désir, à quatre-vingt-un ans lui aussi, est
invité par ses anciens élèves. Pierre leur avait
enseigné les mathématiques au Lycée d’État
de 1972 à 1979. Aujourd’hui, ils sont tous niveau cadre
en Chine, Canada, voire en Mauritanie. La presse locale, en langue
arabe relatait l’événement.
Ils
étaient quatre Spiritains à avoir été
envoyés en Mauritanie à partir de 1967 :
Paul, Bernard, Pierre et Guy. Dieu les a comblés en
même temps que leurs frères mauritaniens.
Paul
Grasser cssp [4]
40 Rue Jean de la Fontaine 75016 PARIS
paulgrasser@yahoo.fr
Auteuil, le 2 février 2019
[1]
On peut retrouver ces faits dans le récit de la vie du Frère
Roger (année 1984) en cours d’édition.
[2]
Sur leur proposition, j’avais accepté que l’on
associe à mon nom celui de Brahim, Abram ayant vécu des
années sans être ni juif, ni chrétien, ni
musulman !
[3]
Mme
Daniel avait 78 ans quand son fils Guy, contre l’avis de ses
confrères, amena sa maman à Zouerate. Elle y passa neuf
ans, grande missionnaire sans le savoir.
[4]
Ce récit a été écrit pour la revue
Spiritus et publié dans son N° 235 de juin 2019. Le même
mois est paru une édition de luxe aux Editions de la Bastide.
Enfin Sandrine Treuillard conçut une édition illustrée
pour Artisans de Paix-ou le désir de rencontrer l’(A)autre.