Cssp/islam 03/2012
mai 2012
Mai 2012
Chers confrères et ami(e)s,
la rencontre interreligieuse peut se situer à divers niveaux, mais le plus souvent elle ne porte fruit que si elle se développe d'abord dans une relation mutuelle de respect et d'amitié.
Le petit texte ci-dessous, qui nous fait partager un peu du quotidien de notre confrère spiritain Raymond Gonnet à Mascara en Algérie, nous l'illustre en toute simplicité.
Fraternellement,
Marc Botzung
Mascara,
Les
amis
de
Cheikh
Raymond
Le
père Raymond Gonnet, spiritain, vit à Mascara depuis
plus de vingt ans. La communauté chrétienne de Mascara
est modeste : Raymond, quelques étudiants d’Afrique
noire, et Annie, laïque. Cette petite paroisse a aussi un centre
de services (promotion féminine, soutien scolaire et
bibliothèque) que fréquentent de nombreux Algériens.
Le père Raymond nous parle de son expérience
du dialogue islamo-chrétien.
À
Mascara, tu as célébré le vingt-cinquième
anniversaire de la rencontre d’Assise. Comment cela s’est-il
passé ?
Très
simplement. Nous avons profité du passage de Christophe Roucou
(le directeur du Service des Relations avec l’Islam, de
l’Église de France) en Oranie. Je l’ai fait venir
à Mascara, et j’ai invité un groupe d’amis
algériens. Il y avait Annie qui travaille avec moi, et des
étudiants subsahariens chrétiens. On s’est
retrouvés pour un temps d’échange et de prière.
Les Algériens ont découvert l’existence de ces
Subsahariens chrétiens et les étudiants, le message de
fraternité que portent ces musulmans.
Qui
sont ces Algériens que tu avais invités ?
Je
les connais depuis une quinzaine d’années. Ce sont des
hommes qui se rassemblaient autour de Hadj Ben Ali, décédé
en 1999, qui était pour eux un maître spirituel. Ce
monsieur, durant les années noires, vers 1994-1995, cherchait
à rencontrer des chrétiens. C’était la
période où des religieux et religieuses avaient été
assassinés. Un de ses amis lui avait parlé de moi, et
un jour, il est donc venu me voir. Il se déplaçait en
fauteuil roulant. Il m’a dit : « Je suis heureux de
rencontrer des chrétiens. » « Je suis venu vous
dire que s’il y a des musulmans qui vous tuent, il y en a
d’autres qui vous aiment. » Son histoire et son message
pourraient se résumer ainsi : « Autrefois, j’avais
tout : un commerce florissant, maison, famille, santé, mais
j’oubliais l’essentiel. Alors, Dieu a commencé à
m’éduquer : j‘ai eu du diabète, on m’a
coupé une jambe, puis deux... maintenant, je n’ai plus
rien, mais n’ai besoin de rien. Dieu seul me suffit et II me
demande de rappeler que tous les hommes sont égaux et frères,
que personne ne doit rester dans le besoin. Je dis aux responsables
religieux qu’ils ne doivent pas se taire devant l’injustice
et la violence. Je n’ai peur de personne car je n’ai plus
rien à perdre. Je suis heureux de venir dans cette maison de
Dieu. Il faut nous rencontrer. Quand on est ensemble, Dieu est avec
nous. »
Par
la suite, il venait souvent rencontrer notre petite communauté,
avec quelques disciples. On priait ensemble. Un jour il a prononcé
la chahada : « Il n’y a de Dieu que Dieu… »,
puis s’est arrêté. Tous furent étonnés.
Il a alors expliqué qu’il avait fait un songe : «
J’ai vu la tristesse des chrétiens quand je dis : "
Mohammed est son prophète ". Je préfère
donc, lorsqu’on est ensemble, que chacun complète la
profession de foi selon sa propre foi. C’est inutile de faire
de la peine à l’autre, quand on est ensemble. »
Cet homme était un commerçant en légumes, pas un
intellectuel. Il citait très peu le Coran, les hadiths, mais
il avait une intuition et un message à délivrer à
propos de l’unité des croyants.
Dialogue
Cet
homme avait donc des disciples ?
À
l’époque, une quinzaine d’hommes (des cadres de
l’administration, des enseignants) l’entouraient et
buvaient ses paroles. Je me souviens les avoir rencontrés
autour de son lit à l’hôpital. Il leur disait : «
Le Père Raymond, c’est un frère pour nous, pas
seulement un frère en humanité, mais un frère en
Dieu. Il faut le respecter dans sa foi, et ne pas chercher à
le convertir. » Ce groupe a continué à se
retrouver après sa mort. Nous les retrouvions pour les fêtes,
en particulier la fête du Mouloud et celle du 26e jour du
Ramadan. Cela continue jusqu’à aujourd’hui.
Des
rencontres fraternelles, donc… Comment se vivent-elles ?
On
commence par un chant religieux suivi d’un prêche, fait
par le responsable du groupe, puis on me demande un message
spirituel. Ils chantent à nouveau, puis chaque participant est
invité à faire une prière d’intercession
ou de louange. Ils aiment nous entendre prier le ‘’Notre
Père‘’. Pour la rencontre que nous avons à
la fin du Ramadan, j’ai pris l’habitude de leur remettre
le message que le président du Conseil pontifical pour le
dialogue interreligieux adresse aux musulmans du monde entier. Je
distribue à chacun la version arabe, puis on le lit ensemble,
et on le discute. Maintenant, chaque année, ils attendent que
j’apporte ce message.
Avec
eux, j’ai été amené à prier tout à
fait naturellement, chacun le faisant selon sa voie. Quand je prie
seul, je porte tous les habitants de Mascara dans ma prière.
Ils veulent que je prie pour eux. Mais je leur demande aussi de prier
pour moi. Nous devons intégrer que Dieu peut exaucer la prière
des autres croyants. Nous n’entrons pas dans des discussions
théologiques. On vit un vrai partage d’expériences
de foi. Ainsi, l’un d’eux me disait un jour à
propos de Mère Térésa : « Quand on la
regarde, quand on l’entend, on la sent tellement humaine qu’on
a l’impression de voir Dieu à travers elle. » Je
lui ai répondu : « Tu vois, pour nous chrétiens,
Jésus est tellement humain que nous voyons Dieu à
travers lui. »
Le
dialogue interreligieux, c’est plus que des mots ?
J’ai
un ami, Miloud, qui est atteint de la maladie de Parkinson. Elle
s’est déclenchée pendant les années
noires, lorsqu’il a été menacé de mort.
Aujourd’hui, il ne peut plus parler. Je vais le voir chez lui,
chaque vendredi. Je lui prends la main, il serre la mienne très
fort et on se parle avec les yeux. C’est comme s’il
déversait son angoisse. On est au-delà des différences
culturelles et religieuses. Nous vivons une amitié spirituelle
qui n’a même plus besoin de mots pour s’exprimer.
Comment
as-tu fait pour te lier aux habitants ?
Je
vais beaucoup aux sépultures. On vient même m’inviter.
Quand je vois une tente dressée dans une rue pour les
funérailles, je vais présenter mes condoléances,
même si je ne connais pas la famille. Les gens sont très
touchés par cela. Pour les musulmans, participer au deuil est
une obligation coranique.
Un
jour je vais présenter mes condoléances dans une
famille où une jeune femme était morte en couches, à
cause d’une erreur médicale. Cela m’avait choqué.
Le père était effondré. Deux ou trois ans après,
ce monsieur me rencontre dans un magasin, où il se trouvait en
compagnie d’un de mes amis. Il m’embrasse, et dit à
mon ami, qui s’étonne qu’il me connaisse : «
Il est venu prier avec nous, quand ma fille est morte. L’iman,
lui, il n’est même pas venu ! »
Propos
recueillis par Dominique Lebon
Texte
publié par la revue des diocèses d’Algérie
Pax
et Concordia,
n°
12, 2012, aux pp. 8-9