Parole de Vie..   
Cssp et ISLAM

Deux thèmes sont à l'ordre du jour:
- d'une part l'information ci-dessous concernant l'initative prise récemment au Liban de promouvoir une fête nationale et religieuse qui puisse être commune aux chrétiens et aux musulmans, autour de la Vierge Marie (!),
- et d'autre part la transmission (en document joint) d'un article de synthèse et de réflexion sur la question du lien entre Bible et Coran.
Marc Botzung, cssp

Le gouvernement libanais décrète l’Annonciation « fête nationale commune islamo-chrétienne » Le Conseil des ministres a approuvé hier un décret proclamant la fête de l'Annonciation (25 mars) « fête nationale commune islamo-chrétienne ». Cette initiative sans précédent a été accueillie avec enthousiasme par tous les milieux prônant le dialogue.
Dans sa décision, le Conseil des ministres s'est appuyé sur le fait que la Vierge Marie est un dénominateur commun entre les chrétiens et les musulmans, qui lui réservent une très grande place dans leurs dévotions respectives.
À noter que l'Évangile et le Coran affirment tous les deux que le Christ est né de Marie d'une naissance virginale. Il s'agit là d'un article de foi commun aux chrétiens et aux musulmans, même si les deux religions diffèrent ensuite sur le Christ qui, pour les chrétiens, est de nature divine.
La fête sera chômée et sera marquée par un programme commun social, culturel et religieux mettant en évidence les points culturels et religieux entre chrétiens et musulmans.
La décision sera, samedi, au centre de l'entretien que le Premier ministre doit avoir au Vatican avec le pape Benoît XVI ; elle pourrait également servir d'exemple et être adoptée dans d'autres pays que le Liban, a-t-on appris de bonne source.
Mardi, une délégation islamo-chrétienne conduite par MM. Michel Eddé, président de la Fondation maronite dans le monde, et Ibrahim Chamseddine, ancien ministre, avait soumis le projet au Premier ministre.
Il y a lieu de noter que, depuis trois ans, des célébrations communes de la fête de l'Annonciation sont organisées au Collège Notre-Dame de Jamhour sur le thème « Ensemble autour de Marie Notre-Dame», sous la supervision de l'amicale des anciens de cette école, avec la participation de délégations étrangères, notamment d'al-Azhar.
L'une des personnalités les plus activement engagées dans l'instauration de cette fête est cheikh Mohammad Nokkari, ancien secrétaire général de Dar el-Fatwa, professeur à l'Université Saint-Joseph et membre du Groupe de recherche islamo-chrétien (GRIC), une association internationale de chercheurs.
(Journal) L’Orient le jour. Vendredi 19 Fevrier 2010

"Bible et Coran. Styles, ruptures, interprétations "

Introduction

Lorsqu’un musulman réfléchit son rapport au Coran il considère qu’il se situe dans une perspective de continuité bien plus que de rupture par rapport à la révélation biblique. Cette tranquille assurance est beaucoup moins évidente lorsqu’on réfléchit à la question à partir du côté juif ou du côté chrétien. Continuité ou rupture ?

Il y a bien un « quelque chose » d’une relation entre Bible et Coran d’une part, et un « quelque chose » de commun entre judaïsme, christianisme et islam pris plus largement d’autre part. Notre intervention ce soir va chercher à clarifier en partie le premier aspect lié aux textes sacrés et à leur interprétation.

Immédiatement je mentionnerai qu’il y a dans le Coran tout un climat d’attitudes religieuses et un ensemble de thématiques qui disent une certaine proximité avec une manière de vivre imprégnée de spiritualité biblique: il est question de Dieu Créateur et Tout-puissant, de parole adressée aux hommes, de prière, d’aumône et de jeûne. D’autre part, le texte fait référence à des personnages bibliques précis (Abraham, Marie, Jésus, etc) qui servent de repères communs, même si des divergences existent quant à ce qui est affirmé de ces personnages.

Pour essayer de préciser le rapport du Coran à la Bible, nous allons développer notre argumentation en trois temps. Nous commencerons par situer le Coran, dans sa forme, sa spécificité et dans la manière dont il est appréhendé communément par les musulmans. Ensuite nous porterons notre regard sur la figure biblique de Jésus tel qu’il est représenté dans le Coran et nous chercherons à situer ces données en référence à des textes – ou des courants - qui peuvent être considérés comme inspirateurs de cette représentation. Enfin nous terminerons en conclusion par une proposition d’interprétation globale du rapport Bible-Coran.


  1. Qu’est ce que le Coran ?


a) L’organisation formelle du livre et son statut

Le Coran tel que vous pouvez en posséder un ou en acheter dans le commerce se présente aujourd’hui comme un livre subdivisé en 114 sourates, ce qui ressemble à des chapitres, et le texte de ces sourates est lui-même subdivisé en versets. Cette double subdivision, en sourates et en versets, n’est pas arbitraire.

Les sourates sont considérées comme étant le fruit d’un assemblage de textes parfois révélés en des périodes différentes, mais leur constitution en sourates autonomes est jugée par la tradition musulmane comme relevant d’une décision divine. Un hadîth 1 rapporte que tous les ans un ange venait visiter Muhammed pour lui faire réciter l’ensemble du Coran, dans l’ordre qu’il a eu définitivement et tel qu’il est à présent consigné sous le mode d’un Livre unique.

L’ordonnancement des sourates est également défini et il suit approximativement un ordre de grandeur décroissante, donc avec les sourates les plus longues au début et les plus courtes à la fin.

Les versets sont plus naturels si l’on peut dire, car ils sont rythmés selon un mode que nous pourrions qualifier de poétique. Il y a un rythme, une éloquence de construction des phrases, une musicalité du texte, un renvoi constant de rimes entre les versets. Cela constitue en partie la qualité - disons littéraire - du texte coranique, même si j’utilise ici des termes qui sont trop humains pour être utilisés par la tradition musulmane. Celle-ci est en effet soucieuse de distinguer clairement, dans sa forme et dans son fond, le Coran de toute autre production littéraire – d’origine humaine – et il est largement admis par la communauté musulmane que le Coran est indépassable dans sa composition tant littéraire que dans son apport spirituel. Comme le disait un auteur égyptien célèbre, Taha Hussein (1889-1973): « Le Coran, ce n’est ni de la poésie, ni de la prose, c’est du qur’ân. » 2 Nous touchons là un des aspects majeurs qui distingue la perspective musulmane sur la révélation d’une perspective chrétienne, et en tout cas de la perspective catholique que je connais le mieux: pour les musulmans le texte coranique est exclusivement divin, il n’y a rien d’humain en lui. La conséquence est que toute traduction sera ressentie comme une manière d’altérer le texte et de le faire tomber dans le registre de l’humain. On parlera ainsi d’un « essai de traduction du sens du Coran », mais cela demande des choix de traductions et est donc marqué par les personnalités des traducteurs, en un mot, cela n’a plus rien de comparable avec le texte arabe, seul divin.


b) Une prédication (orale)

La présentation que donne Ali Merad du Coran nous ouvre à un autre sens dont il nous faut tenir compte. Il écrit : « pour les musulmans, le Coran c’est le recueil des paroles divines révélées au Prophète Mohammed, d’abord en sa ville natale, La Mekke, à partir de 610, ensuite à Médine, de 622 jusqu’à sa mort, en 632. Il s’intitule Qur’ân, non par référence à la nature, au contenu de son message (comme c’est le cas pour l’Evangile = Bonne Nouvelle), mais en considération de sa finalité : il s’agit d’une parole divine destinée à être récitée. Simple transcription de l’original arabe qor’ân (ce qui est à réciter), le terme Coran signifie, aux yeux des musulmans, la parole de Dieu qui doit être annoncée aux hommes. » 3

En passant, il me semble important de noter que le Coran dans sa composition s’inscrit dans une période très courte de composition, à peine quelques années, voire un peu plus si on considère avec certains critiques que le travail rédactionnel a pu se poursuivre encore un peu par la suite, mais en tout cas un temps extrêmement bref aboutissant à un texte assez homogène comparé aux centaines d’années de composition des textes bibliques et la diversité de ses milieux et styles de composition.

Mais j’en reviens au propos d’Ali Merad. Il me semble important d’insister sur cette primauté de l’oral sur l’écrit. Trois aspects s’en ressentent :

1. La mémorisation du texte, si possible dans son intégralité, demeure le moyen privilégié d’aborder la Parole de Dieu. Ce contact physique, émotionnel, intime est jugé irremplaçable et fécond, laissant bien loin le seul aspect intellectuel d’une compréhension du texte. Un verset coranique décrit ainsi la puissance du verbe coranique : « Dieu a fait descendre sur vous le plus beau des récits : un Livre dont les parties se ressemblent et se répètent. Il donne le frisson à ceux qui craignent leur Seigneur. Puis tout leur être, peau et cœur, est pénétré de douceur à l’évocation de Dieu. » (Coran 39,23) Le texte est donc considéré comme efficace par delà le seul registre de l’intellect humain.


2. Le style du texte fait généralement parler Dieu lui-même directement à l’auditoire qui est pris à partie et est invité à une double conversion: adorer Dieu seul et obéir à son envoyé, Muhammed 4. Ce style s’apparente aux oracles prophétiques5.


3. Finalement, et c’est une conséquence de ce qui vient d’être dit, le récit coranique contient assez peu d’informations et encore moins de descriptions. On le reverra pour les figures bibliques présentes dans le Coran, c’est surtout sous la forme d’allusions à des personnes, à des événements passés, que le Coran en appelle à ces références anciennes.


c) Le rapport aux autres Ecritures révélées

La théologie musulmane a systématisé peu à peu une réflexion sur la révélation et elle a tout concentré sur la figure du prophète, une figure qui ne se limite théoriquement pas aux horizons bibliques, mais envisage une révélation de Dieu à tous les hommes et tous les peuples. Ces « prophètes » auraient eu pour but de rappeler aux hommes le pacte initial que Dieu a conclu avec l’humanité à l’époque d’Adam, celui-ci étant donc vu comme le premier des prophètes. La révélation dans l’histoire est dès lors envisagée comme un constant rappel d’une même vérité fondamentale, et non pas comme une révélation progressive de Dieu dans l’histoire comme c’est le cas en judaïsme et en christianisme.

Concrètement deux figures-types sont distinguées par la théologie musulmane, celle du prophète (nabî) ayant reçu une révélation individuelle – un rappel du pacte initial effectué avec Adam - dont il est témoin auprès de son peuple. 124.000 prophètes de ce type auraient été envoyés aux hommes, ce qui montre la générosité de Dieu et sa miséricorde pour les hommes, malgré leur difficulté à croire et leur tendance à retomber systématiquement dans des travers et à délaisser la révélation... ce qui pousse Dieu à envoyer à nouveau d’autres prophètes.

La seconde figure est celle du rasûl, l’envoyé. Le rasûl est un nabî qui a reçu une mission explicite d’annoncer un message à son peuple. Il reçoit ce message soit par un ange qui lui dicte ses paroles, soit sous forme d’écriture, un Livre qui comporte une Loi religieuse. Selon certains auteurs, il y aurait eu 104 livres révélés donnés par Dieu à ses envoyés. Là encore Adam fut le premier – il reçut 10 livres – et Muhammed fut le dernier, à qui fut révélé le Coran 6.

Certains personnages bibliques dont Abraham (Ibrahim), Moïse (Mûsa), David (Dawûd) et Jésus (‘Ayssa) sont considérés comme des envoyés de Dieu (rasûl).

Finalement, nous dit le P. Jomier « pour le musulman, le Coran ne fait que reprendre l’enseignement religieux des Ecritures précédentes, exposant à nouveau le dogme éternel qu’Adam connaissait déjà parfaitement. Le Coran est donc pour lui une encyclopédie qui contient l’essentiel des révélations faites aux prophètes et qui les garde d’une façon si parfaite que le lecteur est dispensé de recourir aux autres livres sacrés. Tout l’essentiel, dans de telles perspectives, lui est donné dans le Coran. » 7 La position commune quant aux autres Ecritures, notamment à la Bible, juive ou chrétienne, sera donc d’une part d’estimer ces révélations mentionnées dans le Coran et de les considérer véritablement comme Paroles de Dieu, mais d’autre part de considérer que les textes actuellement disponibles ont été en partie falsifiés par les tenants de ces deux religions, ce qui expliquerait les divergences doctrinales d’avec le message coranique. D’un point de vue pratique, vu la perfection attribuée au Coran et le côté disons frelaté considéré comme présent dans les autres Ecritures, il est assez rare que les musulmans fréquentent véritablement ces Ecritures.

Ces développements un peu longs ont cherché à préciser une perspective musulmane globale quant au Coran et aux autres Ecritures, nous aborderons maintenant le cas d’une figure biblique dans le texte coranique lui-même.


  1. Figures bibliques dans le Coran : le cas du Jésus coranique

Plutôt que de nous intéresser aux thèmes bibliques assez généraux tels que la miséricorde de Dieu, sa toute-puissance ou encore la création du monde, thèmes qui méritaient des études spécifiques, nous allons nous intéresser à la figure du prophète et spécialement à celle de Jésus dans le Coran.


a) ‘Ayssa, le Jésus coranique

Un occidental et davantage encore un chrétien qui lit le Coran risque d’être surpris par la manière dont y est présentée la figure de Jésus. Nous en retiendrons 4 éléments :


1. Le nom et la conception miraculeuse:

Contrairement au nom usuel chez les chrétiens arabes, à savoir Yesû‘, le nom de Jésus dans le Coran est ‘Ayssa. Son nom complet est même ‘Ayssa ibnu Maryam, Jésus fils de Marie, ce qui est une manière originale dans une société patriarcale de souligner qu’il est sans père connu. Cet élément qui pourrait être sujet de controverses est en fait appréhendé de manière très positive et met en relief le don d’exception fait par Dieu à Marie et au fils de celle-ci, puisqu’il s’agit d’une conception hors norme. Cette conception miraculeuse est vue comme rendue possible par l’intervention de la puissance divine, sous la forme d’un esprit rendu visible « sous la forme d’un homme parfait. » 8 Dans un autre passage du Coran, l’expression est « Nous lui avons insufflé de notre esprit » (21, 91). En Cor. 3, 45 il est crée « par une parole issue de lui (Dieu) », ce qui rejoint la manière dont Dieu crée par la force de sa Parole : « Dieu crée ainsi ce qu’il veut : lorsqu’il a décrété une chose, il lui dit « sois ! » et elle est » (3, 47). Dans cette compréhension, dire de Jésus qu’il est « parole de Dieu », une terminologie qui a droit de citer en islam, signifie alors qu’il fut crée à partir d’une parole de Dieu9.


2. Les miracles :

Le Jésus coranique jouit d’un régime d’exception en partie lié à sa qualité de rasûl, même si certains dons chez lui sont vraiment uniques. Le premier miracle de ‘Ayssa survient dès le jour de sa naissance puisqu’il parle à peine né. Il parle d’une part pour réconforter et soutenir sa mère par rapport à ses propres interrogations (19, 24-26), d’autre part il parlera quelques versets plus loin afin de défendre sa mère (19, 30-33) contre ceux qui voudraient l’accuser d’avoir enfanté hors mariage.

D’autres miracles10 lui seront attribué plus tard : il crée des oiseaux à partir de terre, il guérit aveugle et lépreux, il ressuscite les morts et connaît les choses cachées.

Le Coran souligne (avec insistance en 5, 110 11) que les pouvoirs de ‘Ayssa ne lui donnent pas une autonomie de décision ou de pouvoir : tout ce qu’il peut faire est fait « avec la permission de Dieu » (bi idni-Allah).


3. Sa mission :

Ayssa est prophète (nabî (19, 30)) et envoyé de Dieu (rasûl (4, 171)). Son12 Livre est l’Injîl (5, 46), il confirme la Torah (3,50; 5,46), mais supprime aussi quelques interdits (3, 50). Lui-même est soumis aux exigences divines, comme le jeûne et la prière rituelle (19, 31).

Son message est d’adorer Dieu, de le craindre et de lui obéir (3, 50-51; 19, 36; 5, 116-117). En un mot ‘Ayssa est un musulman exemplaire.

Son message est strictement musulman : il ne se prétend ni Dieu, ni Fils de Dieu, d’ailleurs que peut-il faire face à Dieu (cf. 5, 17.72-75)?

Ayssa annonce même la venue d’un envoyé de Dieu après lui : il se nommera Ahmad (61, 6).

Jomier précise ainsi le rôle de Jésus tel que vu dans la perspective coranique : « Jésus a été envoyé aux Enfants d’Israël (Cor. 3, 49). Aux yeux des musulmans sa mission est donc limitée dans le temps et dans l’espace. Seul Mohammed aura une mission universelle et valable jusqu’à la fin des temps. » 13


4. La fin de sa vie :

En Cor. 4, 156-159 la prédication de ‘Ayssa lui vaut la haine des Juifs qui ont cherché à le tuer (cf. 3, 54-55), il les maudit (5, 78), mais eux ne parviennent pas à leur but, car au-delà de l’apparence (4, 157) Dieu l’a élevé à lui (4, 158). Sur ce point la majorité des commentateurs du Coran s’accordent très clairement pour dire que ‘Ayssa n’a pas été tué, mais fut élevé vivant (peut-être endormi) au ciel 14.


b) Des influences bibliques ?

1. La position musulmane classique :

La perspective musulmane classique refuse d’admettre que le texte coranique puisse être le fruit d’influences diverses, dont certaines liées à la Bible. Accepter cette perspective est comprise comme mettant en danger le caractère exclusivement divin du Coran. Cela n’empêchera pas d’apprécier les ressemblances entre texte coranique et textes bibliques dans le sens où y sera vu la confirmation d’une suite dans la révélation.

Mais la recherche historienne ne peut se contenter de cette position dogmatique, essayons alors de reconstituer certains des réseaux d’influences.


2. Les Evangiles apocryphes :

Certaines de nos surprises à la découverte du Jésus/‘Ayssa coranique viennent d’une ignorance de la vaste littérature des Evangiles apocryphes. Une proximité manifeste se dégage par exemple entre des récits coraniques et le Protévangile de Jacques (IIe siècle)15 ou encore avec l’Evangile du Pseudo-Matthieu (VIe s. ?), qui est comme une reprise plus tardive du précédent, spécialement pour les passages relatifs à la naissance de Jésus ou à la vie de Marie au Temple.

Par manque de temps nous nous contenterons d’un seul exemple : celui de la création des oiseaux. Cor. 3,49 : « Je vous ai apporté, dira Jésus, des signes de votre Seigneur. Je créerai pour vous de la glaise avec une forme d’oiseau, je soufflerai en lui et il sera un oiseau avec la permission de Dieu. » 16

Ce miracle se trouve également rapporté dans l’Evangile (apocryphe) du Pseudo-Matthieu : « après cela Jésus prit le limon des fossés qu’il avait faits, et à la vue de tout le monde, il en façonna douze passereaux. Or c’était le jour du sabbat qu’il agit ainsi, et il y avait beaucoup d’enfants avec lui. Et comme quelqu’un des Juifs avait vu ce qu’il faisait, il dit à Joseph : « Joseph, ne vois-tu pas l’enfant Jésus travailler le jour du sabbat, ce qui ne lui est pas permis ? Il a façonné douze passereaux avec de la boue. » Joseph alors réprimanda Jésus : « Pourquoi fais-tu le jour du sabbat ce que nous ne pouvons pas faire ? » Mais Jésus, entendant Joseph, frappa une main contre l’autre et dit à ses passereaux : « volez ». Et à cet ordre ils se mirent à voler. Et tandis que tout le monde était là et regardait et écoutait, il dit aux oiseaux : « Allez et volez par le monde et par tout l’univers et vivez. » Or les assistants, voyants de tels prodiges, furent remplis d’un grand étonnement. » 17

Le texte du Pseudo-Matthieu est plus développé, il situe l’action durant l’enfance de Jésus et dans un cadre de controverse sur le sabbat. Plusieurs de ces éléments ont disparu dans le texte coranique.


3. Autres influences possibles :

La correspondance entre certains récits coraniques et la littérature chrétienne apocryphe n’exclut pas la connaissance de textes canoniques, peut-être l’Evangile de Matthieu, mais fait penser fortement à une influence de milieux chrétiens populaires, soit sous la forme de récits oraux, soit sous la forme d’une diffusion des récits par écrit.

Selon certains chercheurs actuels notamment allemands18 une influence du vocabulaire liturgique syriaque serait sensible dans plusieurs choix terminologiques du Coran et manifesterait une proximité avec des textes liturgiques chrétiens de cette tradition, dont peut-être le Diatessarôn qui était un ouvrage assez diffusé ayant cherché à réécrire en un seul livre le contenu des quatre Evangiles canoniques.

Mais autant que ce qui est exprimé ici, ce qui est absent de la figure du Jésus des Evangiles canoniques fait problème. En effet il n’est question à aucun moment des Béatitudes, ni de croix, ni de don de soi, ni de salut lié à la mort de ‘Ayssa. De plus il n’est fait aucune référence aux thématiques (telle le baptême) et aux écrits pauliniens. Comment comprendre ces absences ? Une première explication est de considérer une influence de la part de milieux chrétiens pour lesquels ces éléments sont rejetés ou font difficultés. Concrètement la piste envisagée par certains19 aujourd’hui est celle d’une influence de milieux judéo-chrétiens20, les Nazôréens ou Ebionites.

Une seconde explication est à envisager également, elle s’inscrirait plus dans la perspective d’un remodelage proprement coranique des figures bibliques évoquées, en composant des figures originales à partir d’éléments anciens. Je vais essayer de reformuler ce point dans la conclusion.


Conclusion

1. Le contexte culturel et religieux dans lequel naît et grandit Muhammed (570-632) est celui de l’Arabie centrale, mêlant traditions tribales et vie citadine liée au commerce caravanier au long cours. Cette société est sémite, mais très largement à l’écart d’une tradition monothéiste, même si des personnes ou des groupes monothéistes, dont les tribus juives que Muhammed rencontra à Médine, habitent dans ce milieu et y témoignent de leur vision du monde distincte et de leur foi.

2. Que ce soit en raison d’une expérience mystique initiale ou en raison d’un attrait monothéiste préalable, Muhammed développera une conscience personnelle d’un destin unique, celui d’être envoyé par Dieu, et il formulera cela en terme de prophétie, s’inspirant pour cela probablement de notions juives ou chrétiennes. Il nourrira même à l’égard de ces communautés, distinctes de son milieu propre, une certaine attente de reconnaissance qu’il sembla ne pas trouver, ce qui occasionnera un progressif durcissement à leur égard.

3. Pour ce qui est du texte, « le Coran comporte, sans distinction apparente, des références à des données vétérotestamentaires ou néotestamentaires canoniques aussi bien qu’à des données judéo-chrétiennes apocryphes. Ces références tournent autour des figures d’Adam, Noé, Abraham, Ismaël, Isaac, Loth, Jacob, Joseph, Moïse, Aaron, David, Salomon, Elie, Elisée, Jonas, Job, Zacharie, Jean-Baptiste et Jésus, fils de Marie. A aucun moment ces références ne reproduisent textuellement, dans leur forme originale, des données ou des récits bibliques. On peut donc établir qu’il n’y a pas de parentés, en tout cas pas d’équivalences au sens strict du terme entre les références bibliques et les références coraniques, que ce soit dans leur présentation, leur contenu, leur enchaînement ou leur interprétation. Les noms mêmes des personnages bibliques sont souvent transformés. La présentation des références aux données bibliques canoniques ou apocryphes se solde par une distorsion de ces données, suivant un principe modérateur; ce principe vise à mettre les données bibliques en profil coranique en vue d’instaurer une progression de la marche des peuples du Livre vers l’avènement de la révélation transmise au Prophète Muhammad. Cette distorsion procède par assimilation, restriction ou adjonction d’éléments. »21 Le cas de la figure du Jésus coranique en est une illustration.

4. La réinterprétation des figures bibliques dans une perspective musulmane ne se limitera pas au Coran. Au contraire, s’inspirant de ce modèle normatif, la tradition musulmane22 des premiers siècles opérera une vaste reformulation des profils des personnages et de traditions bibliques pour les intégrer au patrimoine islamique quitte à en retoucher en profondeur les caractéristiques. Les récits dits isra’îliyyât 23, les hadîths ou encore certaines chroniques « historiques » en porteront la marque.


Marc Botzung, cssp, décembre 2009

Bibliographie :


- Blachère R., Introduction au Coran, Besson & Chantemerle, 1959, 310 p.

- Chabbi J., Le Coran décrypté – Figures bibliques en Arabie, Fayard, 2008, 415 p.

- Déclais J.-L., Les premiers musulmans face à la tradition biblique – Trois récits sur Job, L’Harmattan, 1996, 318 p.

- Déclais J.-L., David raconté par les musulmans, Cerf, 1999, 332 p.

- Déclais J.-L., art. « ‘Prophète’, l’histoire d’un mot », in Le Lien (revue du diocèse d’Oran, Algérie), n° 348, mars 2007, pp. 10-11.

- J. Gnilka, Qui sont les chrétiens du Coran ?, Cerf, 2008, 174 p.

- Gounelle R., Supplément Cahiers Evangile, n° 148, juin 2009, « Lire dans le texte les apocryphes chrétiens », cf. pp. 86-92 (Apocryphes et islam).

- Jomier J., Supplément au Cahier Evangile, n° 48, « Le Coran, textes choisis en rapport avec la Bible ».

- Jomier J., Les grands thèmes du Coran, Le Centurion, 1978, 127 p.

- Jomier J., Dieu et l’homme dans le Coran, Seuil, 1996, 237 p.

- Khoury A. T., art. « Coran », pp. 94-102 in Collectif, Dictionnaire de l’Islam, Brepols, 1995, 366 p.

- Merad A., L’exégèse coranique, Que sais-je ?, n° 3406, PUF, 1998, 128 p.

- Prieur J.-M., Les écrits apocryphes chrétiens, Cahiers Evangile, n° 148, juin 2009.

- Reeber M., art. « Le Coran du point de vue chrétien », in Chemins de Dialogue, n° 2, 1993, aux pp. 139-166.


1 Un hadîth est un récit se rapportant à la manière de vivre, aux paroles, aux silences, aux actions de Muhammed et parfois de son entourage immédiat. Ces récits furent transmis par des chaînes de rapporteurs et servent d’inspiration – parfois de norme à suivre - pour la vie des musulmans.

Les titres des sourates ne sont pas considérés comme révélés.

2 Cité par Ali Merad, L’exégèse coranique, p. 37.

3 Ali Merad, L’exégèse coranique, Que sais-je ?, n° 3406, PUF, 1998, 128 p., ici p. 7.

4 « Craignez Dieu et obéissez-moi » (Cor. 26,108)

5 Cf. certains passages prophétiques de l’Ancien Testament, où le prophète conclut par « oracle du Seigneur » ou débute par « ainsi parle le Seigneur ».

6 Le mot cité dans la profession de foi musulmane est d’ailleurs Muhammed rasûl Allah, Muhammed est l’envoyé de Dieu.

7 Souligné par nous. La suite de la citation est : « Le musulman tient donc le Coran pour l’objet le plus sacré qui puisse exister sur terre, pour le don suprême fait par Dieu à l’humanité. »  Cf. Jomier J., Les grands thèmes du Coran, Le Centurion, 1978, 127 p., aux pp. 9-10.

8 Cor. 19, 17 : « Nous lui avons envoyé notre esprit : il se présenta devant elle sous la forme d’un homme parfait. » La tradition musulmane a pris l’habitude de faire correspondre cet esprit avec un ange, voire avec l’ange Gabriel (Jibril). D. Boubakeur, Commentaire du Saint Coran, tome 1, p. 959. Cet auteur remplacera dans sa traduction le il qui renvoie à « esprit » par la mention directe d’un ange. Pour Jomier, « esprit » correspond dans la tradition musulmane à « créature spirituelle » (J. Jomier, Les grands thèmes du Coran, Le Centurion, 1978, 127 p., p. 90)

9 J. Jomier, Les grands thèmes du Coran, Le Centurion, 1978, 127 p., ici p. 92.

10 Cf. Cor. 3, 48-60 notamment v. 49.

11 « … Tu crées d’argile une forme d’oiseau – avec ma permission -, tu souffles en lui et il est oiseau – avec ma permission -, tu guéris l’aveugle et le lépreux – avec ma permission – tu ressuscites les morts – avec ma permission - » (Cor. 5, 110 – citation partielle du verset)

12 A proprement parler, c’est le Livre qui le distingue de autres prophètes et envoyés, car « Dieu lui enseigne le Livre, la Sagesse, la Tora et l’Evangile (Injîl). » (Cor. 3, 48 ; cf. également 5, 110).

L’Injîl au singulier, considéré comme un Livre unique, s’oppose à la perspective chrétienne de 4 Evangiles jugés canoniques. De même, sur ce sujet, la mention des évangélistes comme auteurs des Evangiles est considéré dans la tradition musulmane comme une preuve de falsification indue du message originel de Jésus.

13 J. Jomier, Les grands thèmes du Coran, Le Centurion, 1978, 127 p., ici p. 93.

14 Cf. M. Borrmans, « Les Musulmans devant le mystère de la croix : refus ou incompréhension ? », Se Comprendre, (saumon), n° 132, 1975, aux pp. 2-3.

15 Cet Evangile est disponible in France Quéré (réunis et présentés par), Evangiles apocryphes, Points Seuil, Sagesses n° 34, 1983, 183 p., aux pp. 67-85.

16 Voir aussi : « … Tu crées d’argile une forme d’oiseau – avec ma permission -, tu souffles en lui et il est oiseau – avec ma permission -, tu guéris l’aveugle et le lépreux – avec ma permission – tu ressuscites les morts – avec ma permission - » (Cor. 5, 110 – citation partielle du verset)

17 Evangile du Pseudo-Matthieu, chapitre 27, cité par J. Jomier, Supplément au Cahier Evangile, n° 48, « Le Coran, textes choisis en rapport avec la Bible », ici p. 62.

18 Par exemple J. Gnilka, Qui sont les chrétiens du Coran ?, Cerf, 2008, 174 p.

19 J. Gnilka, Qui sont les chrétiens du Coran ?, Cerf, 2008, 174 p. Voir notamment les chapitres 1, 6 et 7. Les réflexions sur les liens entre la pensée judéo-chrétienne véhiculée sous la forme des Lettres pseudo-clémentines (pp. 99-100) et l’influence possible du Diatessaron syriaque (pp. 101-102) sur le contenu coranique sont intéressants à reprendre.

20 On pourra consulter à ce sujet le Cahiers Evangile n° 135, « Les Judéo-Chrétiens ».

21 Reeber M., art. « Le Coran du point de vue chrétien », in Chemins de Dialogue, n° 2, 1993, pp. 139-166, ici aux pp. 146-147.

22 Cette intuition fondamentale est bien exprimée par Chabbi J., Le Coran décrypté – Figures bibliques en Arabie, Fayard, 2008, 415 p.


23 On consultera à ce propos : Déclais J.-L., Les premiers musulmans face à la tradition biblique – Trois récits sur Job, L’Harmattan, 1996, 318 p. et David raconté par les musulmans, Cerf, 1999, 332 p.




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