Deux thèmes sont à l'ordre du jour:
- d'une part l'information ci-dessous concernant l'initative prise récemment au
Liban de promouvoir une fête nationale et religieuse qui puisse être commune aux
chrétiens et aux musulmans, autour de la Vierge Marie (!),
- et d'autre
part la transmission (en document joint) d'un article de synthèse et de
réflexion sur la question du lien entre Bible et Coran.
Marc Botzung, cssp
Le
gouvernement libanais décrète l’Annonciation « fête nationale commune
islamo-chrétienne » Le Conseil des ministres a approuvé hier un décret
proclamant la fête de l'Annonciation (25 mars) « fête nationale commune
islamo-chrétienne ». Cette initiative sans précédent a été accueillie avec
enthousiasme par tous les milieux prônant le dialogue.
Dans sa décision, le
Conseil des ministres s'est appuyé sur le fait que la Vierge Marie est un
dénominateur commun entre les chrétiens et les musulmans, qui lui réservent une
très grande place dans leurs dévotions respectives.
À noter que l'Évangile
et le Coran affirment tous les deux que le Christ est né de Marie d'une
naissance virginale. Il s'agit là d'un article de foi commun aux chrétiens et
aux musulmans, même si les deux religions diffèrent ensuite sur le Christ qui,
pour les chrétiens, est de nature divine.
La fête sera chômée et sera
marquée par un programme commun social, culturel et religieux mettant en
évidence les points culturels et religieux entre chrétiens et musulmans.
La
décision sera, samedi, au centre de l'entretien que le Premier ministre doit
avoir au Vatican avec le pape Benoît XVI ; elle pourrait également servir
d'exemple et être adoptée dans d'autres pays que le Liban, a-t-on appris de
bonne source.
Mardi, une délégation islamo-chrétienne conduite par MM.
Michel Eddé, président de la Fondation maronite dans le monde, et Ibrahim
Chamseddine, ancien ministre, avait soumis le projet au Premier ministre.
Il y a lieu de noter que, depuis trois ans, des célébrations communes de la fête
de l'Annonciation sont organisées au Collège Notre-Dame de Jamhour sur le thème
« Ensemble autour de Marie Notre-Dame», sous la supervision de l'amicale des
anciens de cette école, avec la participation de délégations étrangères,
notamment d'al-Azhar.
L'une des personnalités les plus activement engagées
dans l'instauration de cette fête est cheikh Mohammad Nokkari, ancien secrétaire
général de Dar el-Fatwa, professeur à l'Université Saint-Joseph et membre du
Groupe de recherche islamo-chrétien (GRIC), une association internationale de
chercheurs.
(Journal) L’Orient le jour. Vendredi 19
Fevrier 2010
"Bible
et Coran. Styles, ruptures, interprétations "
Introduction
Lorsqu’un
musulman réfléchit son rapport au Coran il considère
qu’il se situe dans une perspective de continuité bien
plus que de rupture par rapport à la révélation
biblique. Cette tranquille assurance est beaucoup moins évidente
lorsqu’on réfléchit à la question à
partir du côté juif ou du côté chrétien.
Continuité ou rupture ?
Il y a
bien un « quelque chose » d’une relation
entre Bible et Coran d’une part, et un « quelque
chose » de commun entre judaïsme, christianisme et
islam pris plus largement d’autre part. Notre intervention ce
soir va chercher à clarifier en partie le premier aspect lié
aux textes sacrés et à leur interprétation.
Immédiatement
je mentionnerai qu’il y a dans le Coran tout un climat
d’attitudes religieuses et un ensemble de thématiques
qui disent une certaine proximité avec une manière de
vivre imprégnée de spiritualité biblique: il est
question de Dieu Créateur et Tout-puissant, de parole adressée
aux hommes, de prière, d’aumône et de jeûne.
D’autre part, le texte fait référence à
des personnages bibliques précis (Abraham, Marie,
Jésus, etc) qui servent de repères communs, même
si des divergences existent quant à ce qui est affirmé
de ces personnages.
Pour
essayer de préciser le rapport du Coran à la Bible,
nous allons développer notre argumentation en trois temps.
Nous commencerons par situer le Coran, dans sa forme, sa spécificité
et dans la manière dont il est appréhendé
communément par les musulmans. Ensuite nous porterons notre
regard sur la figure biblique de Jésus tel qu’il est
représenté dans le Coran et nous chercherons à
situer ces données en référence à des
textes – ou des courants - qui peuvent être considérés
comme inspirateurs de cette représentation. Enfin nous
terminerons en conclusion par une proposition d’interprétation
globale du rapport Bible-Coran.
Qu’est
ce que le Coran ?
a) L’organisation formelle du livre et son statut
Le Coran
tel que vous pouvez en posséder un ou en acheter dans le
commerce se présente aujourd’hui comme un livre
subdivisé en 114 sourates, ce qui ressemble à des
chapitres, et le texte de ces sourates est lui-même subdivisé
en versets. Cette double subdivision, en sourates et en versets,
n’est pas arbitraire.
Les
sourates sont considérées comme étant le fruit
d’un assemblage de textes parfois révélés
en des périodes différentes, mais leur constitution en
sourates autonomes est jugée par la tradition musulmane comme
relevant d’une décision divine. Un hadîth
rapporte que tous les ans un ange venait visiter Muhammed pour lui
faire réciter l’ensemble du Coran, dans l’ordre
qu’il a eu définitivement et tel qu’il est à
présent consigné sous le mode d’un Livre unique.
L’ordonnancement
des sourates est également défini et il suit
approximativement un ordre de grandeur décroissante, donc avec
les sourates les plus longues au début et les plus courtes à
la fin.
Les
versets sont plus naturels si l’on peut dire, car ils sont
rythmés selon un mode que nous pourrions qualifier de
poétique. Il y a un rythme, une éloquence de
construction des phrases, une musicalité du texte, un renvoi
constant de rimes entre les versets. Cela constitue en partie la
qualité - disons littéraire - du texte coranique, même
si j’utilise ici des termes qui sont trop humains pour être
utilisés par la tradition musulmane. Celle-ci est en effet
soucieuse de distinguer clairement, dans sa forme et dans son fond,
le Coran de toute autre production littéraire –
d’origine humaine – et il est largement admis par la
communauté musulmane que le Coran est indépassable dans
sa composition tant littéraire que dans son apport spirituel.
Comme le disait un auteur égyptien célèbre, Taha
Hussein (1889-1973): « Le Coran, ce n’est ni de
la poésie, ni de la prose, c’est du qur’ân. »
Nous touchons là un des aspects majeurs qui distingue la
perspective musulmane sur la révélation d’une
perspective chrétienne, et en tout cas de la perspective
catholique que je connais le mieux: pour les musulmans le texte
coranique est exclusivement divin, il n’y a rien d’humain
en lui. La conséquence est que toute traduction sera ressentie
comme une manière d’altérer le texte et de le
faire tomber dans le registre de l’humain. On parlera ainsi
d’un « essai de traduction du sens du Coran »,
mais cela demande des choix de traductions et est donc marqué
par les personnalités des traducteurs, en un mot, cela n’a
plus rien de comparable avec le texte arabe, seul divin.
b) Une prédication (orale)
La
présentation que donne Ali Merad du Coran nous ouvre à
un autre sens dont il nous faut tenir compte. Il écrit :
« pour les musulmans, le Coran c’est le recueil
des paroles divines révélées au Prophète
Mohammed, d’abord en sa ville natale, La Mekke, à partir
de 610, ensuite à Médine, de 622 jusqu’à
sa mort, en 632. Il s’intitule Qur’ân,
non par référence à la nature, au contenu de son
message (comme c’est le cas pour l’Evangile = Bonne
Nouvelle), mais en considération de sa finalité :
il s’agit d’une parole divine destinée
à être récitée.
Simple transcription de l’original arabe qor’ân
(ce qui est à réciter), le terme Coran
signifie, aux yeux des musulmans, la parole de Dieu qui doit être
annoncée aux hommes. »
En
passant, il me semble important de noter que le Coran dans sa
composition s’inscrit dans une période très
courte de composition, à peine quelques années, voire
un peu plus si on considère avec certains critiques que le
travail rédactionnel a pu se poursuivre encore un peu par la
suite, mais en tout cas un temps extrêmement bref aboutissant à
un texte assez homogène comparé aux centaines d’années
de composition des textes bibliques et la diversité de ses
milieux et styles de composition.
Mais j’en
reviens au propos d’Ali Merad. Il me semble important
d’insister sur cette primauté de l’oral sur
l’écrit. Trois aspects s’en ressentent :
1. La
mémorisation du texte, si possible dans son
intégralité, demeure le moyen privilégié
d’aborder la Parole de Dieu. Ce contact physique, émotionnel,
intime est jugé irremplaçable et fécond,
laissant bien loin le seul aspect intellectuel d’une
compréhension du texte. Un verset coranique décrit
ainsi la puissance du verbe coranique : « Dieu
a fait descendre sur vous le plus beau des récits : un
Livre dont les parties se ressemblent et se répètent.
Il donne le frisson à ceux qui craignent leur Seigneur. Puis
tout leur être, peau et cœur, est pénétré
de douceur à l’évocation de Dieu. »
(Coran 39,23) Le texte est donc considéré comme
efficace par delà le seul registre de l’intellect
humain.
2. Le
style du texte fait généralement parler Dieu lui-même
directement à l’auditoire qui est pris à partie
et est invité à une double conversion: adorer
Dieu seul et obéir à son envoyé, Muhammed .
Ce style s’apparente aux oracles prophétiques.
3.
Finalement, et c’est une conséquence de ce qui vient
d’être dit, le récit coranique contient assez peu
d’informations et encore moins de descriptions. On le reverra
pour les figures bibliques présentes dans le Coran, c’est
surtout sous la forme d’allusions à des
personnes, à des événements passés, que
le Coran en appelle à ces références anciennes.
c) Le rapport aux autres Ecritures révélées
La
théologie musulmane a systématisé peu à
peu une réflexion sur la révélation et elle a
tout concentré sur la figure du prophète, une figure
qui ne se limite théoriquement pas aux horizons bibliques,
mais envisage une révélation de Dieu à tous les
hommes et tous les peuples. Ces « prophètes »
auraient eu pour but de rappeler aux hommes le pacte initial que Dieu
a conclu avec l’humanité à l’époque
d’Adam, celui-ci étant donc vu comme le premier des
prophètes. La révélation dans l’histoire
est dès lors envisagée comme un constant rappel d’une
même vérité fondamentale, et non pas comme une
révélation progressive de Dieu dans l’histoire
comme c’est le cas en judaïsme et en christianisme.
Concrètement
deux figures-types sont distinguées par la théologie
musulmane, celle du prophète (nabî) ayant
reçu une révélation individuelle – un
rappel du pacte initial effectué avec Adam - dont il est
témoin auprès de son peuple. 124.000 prophètes
de ce type auraient été envoyés aux hommes, ce
qui montre la générosité de Dieu et sa
miséricorde pour les hommes, malgré leur difficulté
à croire et leur tendance à retomber systématiquement
dans des travers et à délaisser la révélation...
ce qui pousse Dieu à envoyer à nouveau d’autres
prophètes.
La
seconde figure est celle du rasûl, l’envoyé.
Le rasûl est un nabî qui a reçu une
mission explicite d’annoncer un message à son peuple. Il
reçoit ce message soit par un ange qui lui dicte ses paroles,
soit sous forme d’écriture, un Livre qui comporte une
Loi religieuse. Selon certains auteurs, il y aurait eu 104 livres
révélés donnés par Dieu à ses
envoyés. Là encore Adam fut le premier – il reçut
10 livres – et Muhammed fut le dernier, à qui fut révélé
le Coran .
Certains
personnages bibliques dont Abraham (Ibrahim), Moïse
(Mûsa), David (Dawûd) et Jésus
(‘Ayssa) sont considérés comme des envoyés
de Dieu (rasûl).
Finalement,
nous dit le P. Jomier « pour le musulman, le Coran ne
fait que reprendre l’enseignement religieux des Ecritures
précédentes, exposant à nouveau le dogme éternel
qu’Adam connaissait déjà parfaitement. Le Coran
est donc pour lui une encyclopédie qui contient l’essentiel
des révélations faites aux prophètes et qui
les garde d’une façon si parfaite que le lecteur est
dispensé de recourir aux autres livres sacrés.
Tout l’essentiel, dans de telles perspectives, lui est donné
dans le Coran. »
La position commune quant aux autres Ecritures, notamment à
la Bible, juive ou chrétienne, sera donc d’une part
d’estimer ces révélations mentionnées dans
le Coran et de les considérer véritablement comme
Paroles de Dieu, mais d’autre part de considérer que les
textes actuellement disponibles ont été en partie
falsifiés par les tenants de ces deux religions, ce qui
expliquerait les divergences doctrinales d’avec le message
coranique. D’un point de vue pratique, vu la perfection
attribuée au Coran et le côté disons frelaté
considéré comme présent dans les autres
Ecritures, il est assez rare que les musulmans fréquentent
véritablement ces Ecritures.
Ces
développements un peu longs ont cherché à
préciser une perspective musulmane globale quant au Coran et
aux autres Ecritures, nous aborderons maintenant le cas d’une
figure biblique dans le texte coranique lui-même.
Figures
bibliques dans le Coran : le cas du Jésus coranique
Plutôt
que de nous intéresser aux thèmes bibliques assez
généraux tels que la miséricorde de Dieu, sa
toute-puissance ou encore la création du monde, thèmes
qui méritaient des études spécifiques, nous
allons nous intéresser à la figure du prophète
et spécialement à celle de Jésus dans le Coran.
a) ‘Ayssa,
le Jésus coranique
Un
occidental et davantage encore un chrétien qui lit le Coran
risque d’être surpris par la manière dont y est
présentée la figure de Jésus. Nous en
retiendrons 4 éléments :
1. Le
nom et la conception miraculeuse:
Contrairement
au nom usuel chez les chrétiens arabes, à savoir Yesû‘,
le nom de Jésus dans le Coran est ‘Ayssa. Son nom
complet est même ‘Ayssa ibnu Maryam, Jésus
fils de Marie, ce qui est une manière originale dans une
société patriarcale de souligner qu’il est sans
père connu. Cet élément qui pourrait être
sujet de controverses est en fait appréhendé de manière
très positive et met en relief le don d’exception fait
par Dieu à Marie et au fils de celle-ci, puisqu’il
s’agit d’une conception hors norme. Cette conception
miraculeuse est vue comme rendue possible par l’intervention de
la puissance divine, sous la forme d’un esprit rendu visible
« sous la forme d’un homme parfait. »
Dans un autre passage du Coran, l’expression est « Nous
lui avons insufflé de notre esprit »
(21, 91). En Cor. 3, 45 il est crée « par une
parole issue de lui (Dieu) », ce qui rejoint la
manière dont Dieu crée par la force de sa Parole :
« Dieu crée ainsi ce qu’il veut :
lorsqu’il a décrété une chose, il lui dit
« sois ! » et elle est » (3,
47). Dans cette compréhension, dire de Jésus qu’il
est « parole de Dieu », une terminologie
qui a droit de citer en islam, signifie alors qu’il fut crée
à partir d’une parole de Dieu.
2. Les
miracles :
Le Jésus
coranique jouit d’un régime d’exception en partie
lié à sa qualité de rasûl, même
si certains dons chez lui sont vraiment uniques. Le premier miracle
de ‘Ayssa survient dès le jour de sa naissance
puisqu’il parle à peine né. Il parle d’une
part pour réconforter et soutenir sa mère par rapport à
ses propres interrogations (19, 24-26), d’autre part il parlera
quelques versets plus loin afin de défendre sa mère
(19, 30-33) contre ceux qui voudraient l’accuser d’avoir
enfanté hors mariage.
D’autres
miracles
lui seront attribué plus tard : il crée des
oiseaux à partir de terre, il guérit aveugle et
lépreux, il ressuscite les morts et connaît les choses
cachées.
Le Coran
souligne (avec insistance en 5, 110 )
que les pouvoirs de ‘Ayssa ne lui donnent pas une
autonomie de décision ou de pouvoir : tout ce qu’il
peut faire est fait « avec la permission de Dieu »
(bi idni-Allah).
3. Sa
mission :
‘Ayssa
est prophète (nabî (19, 30)) et envoyé de
Dieu (rasûl (4, 171)). Son
Livre est l’Injîl (5, 46), il confirme la Torah
(3,50; 5,46), mais supprime aussi quelques interdits (3, 50).
Lui-même est soumis aux exigences divines, comme le jeûne
et la prière rituelle (19, 31).
Son
message est d’adorer Dieu, de le craindre et de lui obéir
(3, 50-51; 19, 36; 5, 116-117). En un mot ‘Ayssa est un
musulman exemplaire.
Son
message est strictement musulman : il ne se prétend ni
Dieu, ni Fils de Dieu, d’ailleurs que peut-il faire face à
Dieu (cf. 5, 17.72-75)?
‘Ayssa
annonce même la venue d’un envoyé de Dieu après
lui : il se nommera Ahmad (61, 6).
Jomier
précise ainsi le rôle de Jésus tel que vu dans la
perspective coranique : « Jésus a été
envoyé aux Enfants d’Israël (Cor. 3, 49). Aux yeux
des musulmans sa mission est donc limitée dans le temps et
dans l’espace. Seul Mohammed aura une mission universelle et
valable jusqu’à la fin des temps. »
4. La
fin de sa vie :
En Cor.
4, 156-159 la prédication de ‘Ayssa lui vaut la
haine des Juifs qui ont cherché à le tuer (cf. 3,
54-55), il les maudit (5, 78), mais eux ne parviennent pas à
leur but, car au-delà de l’apparence (4, 157) Dieu l’a
élevé à lui (4, 158). Sur ce point la majorité
des commentateurs du Coran s’accordent très clairement
pour dire que ‘Ayssa n’a pas été
tué, mais fut élevé vivant (peut-être
endormi) au ciel .
b) Des influences bibliques ?
1. La
position musulmane classique :
La
perspective musulmane classique refuse d’admettre que le texte
coranique puisse être le fruit d’influences diverses,
dont certaines liées à la Bible. Accepter cette
perspective est comprise comme mettant en danger le caractère
exclusivement divin du Coran. Cela n’empêchera pas
d’apprécier les ressemblances entre texte coranique et
textes bibliques dans le sens où y sera vu la confirmation
d’une suite dans la révélation.
Mais la
recherche historienne ne peut se contenter de cette position
dogmatique, essayons alors de reconstituer certains des réseaux
d’influences.
2. Les
Evangiles apocryphes :
Certaines
de nos surprises à la découverte du Jésus/‘Ayssa
coranique viennent d’une ignorance de la vaste littérature
des Evangiles apocryphes. Une proximité manifeste se dégage
par exemple entre des récits coraniques et le Protévangile
de Jacques (IIe siècle)
ou encore avec l’Evangile du Pseudo-Matthieu (VIe s. ?),
qui est comme une reprise plus tardive du précédent,
spécialement pour les passages relatifs à la naissance
de Jésus ou à la vie de Marie au Temple.
Par
manque de temps nous nous contenterons d’un seul exemple :
celui de la création des oiseaux. Cor. 3,49 : « Je
vous ai apporté, dira Jésus, des signes de votre
Seigneur. Je créerai pour vous de la glaise avec une forme
d’oiseau, je soufflerai en lui et il sera un oiseau avec la
permission de Dieu. »
Ce
miracle se trouve également rapporté dans l’Evangile
(apocryphe) du Pseudo-Matthieu : « après
cela Jésus prit le limon des fossés qu’il avait
faits, et à la vue de tout le monde, il en façonna
douze passereaux. Or c’était le jour du sabbat qu’il
agit ainsi, et il y avait beaucoup d’enfants avec lui. Et comme
quelqu’un des Juifs avait vu ce qu’il faisait, il dit à
Joseph : « Joseph, ne vois-tu pas l’enfant
Jésus travailler le jour du sabbat, ce qui ne lui est pas
permis ? Il a façonné douze passereaux avec de la
boue. » Joseph alors réprimanda Jésus :
« Pourquoi fais-tu le jour du sabbat ce que nous ne
pouvons pas faire ? » Mais Jésus, entendant
Joseph, frappa une main contre l’autre et dit à ses
passereaux : « volez ». Et à cet
ordre ils se mirent à voler. Et tandis que tout le monde était
là et regardait et écoutait, il dit aux oiseaux :
« Allez et volez par le monde et par tout l’univers
et vivez. » Or les assistants, voyants de tels prodiges,
furent remplis d’un grand étonnement. »
Le texte
du Pseudo-Matthieu est plus développé, il situe
l’action durant l’enfance de Jésus et dans un
cadre de controverse sur le sabbat. Plusieurs de ces éléments
ont disparu dans le texte coranique.
3.
Autres influences possibles :
La
correspondance entre certains récits coraniques et la
littérature chrétienne apocryphe n’exclut pas la
connaissance de textes canoniques, peut-être l’Evangile
de Matthieu, mais fait penser fortement à une influence de
milieux chrétiens populaires, soit sous la forme de récits
oraux, soit sous la forme d’une diffusion des récits par
écrit.
Selon
certains chercheurs actuels notamment allemands
une influence du vocabulaire liturgique syriaque serait sensible dans
plusieurs choix terminologiques du Coran et manifesterait une
proximité avec des textes liturgiques chrétiens de
cette tradition, dont peut-être le Diatessarôn
qui était un ouvrage assez diffusé ayant cherché
à réécrire en un seul livre le contenu des
quatre Evangiles canoniques.
Mais
autant que ce qui est exprimé ici, ce qui est absent de la
figure du Jésus des Evangiles canoniques fait problème.
En effet il n’est question à aucun moment des
Béatitudes, ni de croix, ni de don de soi, ni de salut lié
à la mort de ‘Ayssa. De plus il n’est fait
aucune référence aux thématiques (telle le
baptême) et aux écrits pauliniens. Comment comprendre
ces absences ? Une première explication est de considérer
une influence de la part de milieux chrétiens pour lesquels
ces éléments sont rejetés ou font difficultés.
Concrètement la piste envisagée par certains
aujourd’hui est celle d’une influence de milieux
judéo-chrétiens,
les Nazôréens ou Ebionites.
Une
seconde explication est à envisager également, elle
s’inscrirait plus dans la perspective d’un remodelage
proprement coranique des figures bibliques évoquées, en
composant des figures originales à partir d’éléments
anciens. Je vais essayer de reformuler ce point dans la conclusion.
Conclusion
1. Le
contexte culturel et religieux dans lequel naît et grandit
Muhammed (570-632) est celui de l’Arabie centrale, mêlant
traditions tribales et vie citadine liée au commerce
caravanier au long cours. Cette société est sémite,
mais très largement à l’écart d’une
tradition monothéiste, même si des personnes ou des
groupes monothéistes, dont les tribus juives que Muhammed
rencontra à Médine, habitent dans ce milieu et y
témoignent de leur vision du monde distincte et de leur foi.
2. Que ce
soit en raison d’une expérience mystique initiale ou en
raison d’un attrait monothéiste préalable,
Muhammed développera une conscience personnelle d’un
destin unique, celui d’être envoyé par Dieu, et il
formulera cela en terme de prophétie, s’inspirant pour
cela probablement de notions juives ou chrétiennes. Il
nourrira même à l’égard de ces communautés,
distinctes de son milieu propre, une certaine attente de
reconnaissance qu’il sembla ne pas trouver, ce qui occasionnera
un progressif durcissement à leur égard.
3. Pour
ce qui est du texte, « le Coran comporte, sans
distinction apparente, des références à des
données vétérotestamentaires ou
néotestamentaires canoniques aussi bien qu’à des
données judéo-chrétiennes apocryphes. Ces
références tournent autour des figures d’Adam,
Noé, Abraham, Ismaël, Isaac, Loth, Jacob, Joseph, Moïse,
Aaron, David, Salomon, Elie, Elisée, Jonas, Job, Zacharie,
Jean-Baptiste et Jésus, fils de Marie. A aucun moment ces
références ne reproduisent textuellement, dans leur
forme originale, des données ou des récits bibliques.
On peut donc établir qu’il n’y a pas de parentés,
en tout cas pas d’équivalences au sens strict du terme
entre les références bibliques et les références
coraniques, que ce soit dans leur présentation, leur contenu,
leur enchaînement ou leur interprétation. Les noms mêmes
des personnages bibliques sont souvent transformés. La
présentation des références aux données
bibliques canoniques ou apocryphes se solde par une distorsion de ces
données, suivant un principe modérateur; ce principe
vise à mettre les données bibliques en profil coranique
en vue d’instaurer une progression de la marche des peuples du
Livre vers l’avènement de la révélation
transmise au Prophète Muhammad. Cette distorsion procède
par assimilation, restriction ou adjonction d’éléments. »
Le cas de la figure du Jésus coranique en est une
illustration.
4. La
réinterprétation des figures bibliques dans une
perspective musulmane ne se limitera pas au Coran. Au contraire,
s’inspirant de ce modèle normatif, la tradition
musulmane
des premiers siècles opérera une vaste reformulation
des profils des personnages et de traditions bibliques pour les
intégrer au patrimoine islamique quitte à en retoucher
en profondeur les caractéristiques. Les récits dits
isra’îliyyât ,
les hadîths ou encore certaines chroniques
« historiques » en porteront la marque.
Marc
Botzung, cssp, décembre 2009
Bibliographie :
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-
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-
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tradition biblique – Trois récits sur Job,
L’Harmattan, 1996, 318 p.
-
Déclais J.-L., David raconté par les musulmans,
Cerf, 1999, 332 p.
-
Déclais J.-L., art. « ‘Prophète’,
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- J.
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-
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-
Jomier J., Supplément au Cahier Evangile, n°
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-
Jomier J., Les grands thèmes du Coran, Le
Centurion, 1978, 127 p.
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Jomier J., Dieu et l’homme dans le Coran, Seuil,
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