Chers confrères et ami(e)s,
c'est avec un retard aussi important qu'inhabituel que je vous envoie ce deuxième
message de csspislam de l'année 2010. Il reprend une interview de l'archevêque
de Jos au Nigéria, une région qui a fait parler d'elle ces dernières années
en raisons de massacres presque récurrents. Cette interview est tirée de
l'agence d'information Zenit qui l'a publié en avril de cette année.
Le ton de l'interview ne cherche en rien à nier les difficultés réelles et
les souffrances vécues, mais Mgr Kaigama y affirme aussi (surtout vers la
fin) l'importance d'une relation directe avec les partenaires musulmans tant
à la base qu'au sommet des institutions.
Ce texte me paraît intéressant dans la mesure où il parle d'une région de
tensions et qu'il donne des informations complémentaires aux trop rapides
flashs disponibles lors des crises.
Bonne lecture, fraternellement,
Marc Botzung, cssp
Nigeria : Une coexistence difficile entre chrétiens
et musulmans, mais l’archevêque de Jos croit au « dialogue de vie »
> ROME, Dimanche 11 avril 2010 (ZENIT.org)
- Le Nigeria, l'un des pays les plus peuplés d'Afrique, est composé d'une
mosaïque de groupes ethniques et religieux artificiellement unifiés sous la
domination coloniale britannique.
Pourtant la coexistence s'est maintenue, en dépit des tensions. Aujourd'hui,
cette paix a quasiment disparu et Mgr Ignatius Kaigama, archevêque de Jos, se
demande pourquoi. Même si on a vu dans ce conflit l'explosion violente des
tensions existant entre musulmans et chrétiens, l'archevêque, âgé de 51
ans, pense qu'il y a d'autres motifs sous-jacents.
> Q - Le Nord-Nigeria a connu, c'est un fait, des
tensions religieuses entre chrétiens et musulmans et, plus récemment, également
le centre du pays, où se trouve Jos. Qu'y a-t-il à la racine de ce problème
?
> Mgr Kaigama - Il y a, je crois, la
conviction qu'une religion doit prévaloir sur l'autre. C'est ce que propage
aussi bien l'islam que le christianisme ; chaque religion veut contrôler,
plus ou moins, l'ensemble du système, d'où cette compétition, et avec
l'instauration récente de la Charia (la loi islamique), par exemple, les chrétiens
se sont sentis menacés. Depuis l'entrée en vigueur de la charia sous sa
forme actuelle, on a enregistré de fortes tensions, les relations se sont
envenimées, avec parfois des flambées de violence. Selon des témoignages,
le Nigeria a connu de nombreuses crises religieuses, la plupart survenues dans
le nord. Et depuis l'introduction de la Charia, ces crises semblent récurrentes.
> Q : Quelle est l'inquiétude des chrétiens avec
l'introduction de la Charia au Nigeria ?
> Mgr Kaigama - La Charia telle qu'elle a
été récemment instaurée est très différente de ce qu'elle avait coutume
d'être. La Charia existait au Nigeria, et pourtant chrétiens et musulmans
vivaient en paix et coexistaient bien. Depuis l'application de l'actuelle
Charia, les chrétiens se sentent menacés, car ils sont minoritaires dans ces
régions, et ils ont beaucoup perdu. Si, par exemple, votre négoce est de
vendre des boissons, la Charia ne vous y autorise pas, et vous perdez votre
commerce. Même la mode vestimentaire, ainsi que la liberté de culte et de
religion, sont menacées, si bien que les chrétiens ont des raisons d'être
très inquiets ; c'est pourquoi certains ont quitté la région où ils résidaient,
d'autres ont fermé boutique, parce que pour eux l'avenir est incertain. La
violence peut exploser à tout moment et, préventivement, ils ont fermé leur
commerce et sont partis - voilà comment les choses se sont passées.
> Q : Dans l'Etat de Zamfara, par exemple, femmes
et hommes sont, je crois, contraints à voyager séparément dans les
transports en commun et doivent respecter la tenue vestimentaire islamique. Il
existe donc une pression sociale réelle qui s'exerce sur les chrétiens avec
l'application de la loi islamique ?
> Mgr Kaigama - Absolument. Je veux dire
que si vous devez prendre un transport en commun, on vous dit de monter dans
le prochain, qui transporte seulement des hommes, ou seulement des femmes, ce
qui devient un problème ; et quand il n'est pas facile de bénéficier des
services sociaux, la vie se complique. Je crois que cela a vraiment causé de
graves tensions car les gens, en sortant du travail, aimeraient se détendre :
ils ont envie d'aller au cinéma, de boire un verre. Mais ce n'est pas
possible dans ce contexte d'organisation, alors la vie devient très ennuyeuse
et, comme je dis, la violence peut facilement exploser dans ces circonstances.
> Q : Dans le sud du Nigeria, encore majoritairement chrétien,
un musulman est libre de se convertir au christianisme ; dans le nord, en
revanche, c'est impossible. Comment les choses se passent-elles ? Je suis
jeune, je viens vous voir. Je désire me convertir au christianisme dans le
nord du Nigeria. Que va-t-il m'arriver si je tente de franchir le pas ?
> Mgr Kaigama - Effectivement, il y a des jeunes qui
sont venus me demander de l'aide, de jeunes musulmans des ethnies Hausa et
Fulani ; nous sommes musulmans, m'ont-ils dit, mais nous voulons devenir
chrétiens. Et ils ajoutent qu'ils ont reçu des menaces de mort. Ils ont été
chassés de leurs foyers et si on les retrouve, on les tuera, et ils vous
demandent de les aider. Ce n'est pas toujours facile, car si vous les
accueillez, vous courez le risque d'être vous-même attaqué. Aussi nous
essayons, en fait, de trier les candidats authentiques - car certains
pourraient venir dans l'intention d'infiltrer. Dès que nous sommes sûrs
qu'il s'agit d'un cas authentique, nous essayons de l'aider. Souvent, je
demande à mes catéchistes de les assister dans leur cheminement, et ça
marche ; mais dans certains cas, vous savez qu'ils ont d'autres raisons, pas
toujours très claires, alors vous essayez de parler avec eux : regardez, vous
pouvez revenir à votre religion et être encore un bon musulman et tout ira
bien ; et c'est alors que vous découvrez qu'ils sont mus par d'autres
motifs.
> Q : Pourquoi des évènements d'ordre international se répètent-ils,
ou ont-ils des répercussions aussi violentes au Nigeria ?
> Mgr Kaigama - L'ignorance, je crois. Nous sommes tous
restés en état de choc en apprenant les manifestations d'une rare violence
qui ont eu lieu contre les caricatures du Danemark. Nous pensions que cela
n'avait rien à voir avec nous, mais comme je l'ai dit, sans doute par
ignorance, l'intolérance débouche sur cette violence. Nous avons longtemps vécu
ensemble, sans qu'il y ait jamais eu un cas grave de violence. Brusquement,
elle explose. Et nous continuons à nous demander, pourquoi ? Es-tu sûr qu'il
s'agit de religion ? Il pourrait bien y avoir d'autres motifs : peut-être les
hommes politiques qui veulent parvenir à leurs fins, et pour qui le meilleur
moyen d'y arriver est d'utiliser la religion comme arme, et c'est ce qui s'est
produit. Parfois, ce sont des facteurs économiques qui créent cette tension,
comme les jeunes au chômage qui réagissent de cette façon devant certaines
choses qui ne les concernent pas vraiment. Aussi, j'ai peine à croire que la
religion puisse entraîner cette terrible violence et folie. Ignorance, et
peut-être aussi que la religion est utilisée comme arme politique ou
ethnique par certaines personnalités. Ce pourrait être également la raison.
> Q : Plus de 300 églises ont été détruites en quatre ans,
si je ne me trompe. Comment les catholiques peuvent-ils vivre leur foi dans ce
contexte ?
> Mgr Kaigama - Eh Bien, il suffit de vivre au jour le
jour, d'apprendre à survivre. Je ne pense pas que toutes ces attaques et persécutions
nous feront renier Notre Seigneur Jésus-Christ ou renier notre foi ; la vie
doit continuer. Quand une église est détruite, vous rassemblez les morceaux
et vous continuez. A l'heure où je vous parle, de nombreuses églises dans
l'archidiocèse de Jos ont été détruites. Nous nous sommes battus durant
les cinq ou six dernières années pour les reconstruire. Ainsi vous pouvez détruire
les églises, mais vous ne pouvez pas détruire l'esprit chrétien en nous, et
c'est ce que nous continuons à faire. Nous exhortons nos chrétiens à tenir
bon pour leur foi. Nous encourageons nos chrétiens à éviter de se venger,
à éviter la violence ; sans cesse nous prêchons la culture de la
non-violence, et c'est ce à quoi notre foi nous invite. C'est ce que Notre
Seigneur Jésus-Christ nous appelle à faire : tendre l'autre joue et
continuer à offrir, peut-être l'estomac, peut-être la jambe. Nous
continuons à offrir, mais cela ne signifie pas que les chrétiens soient
stupides. Nous savons ce que nous faisons. C'est pour le bien commun, et nous
ne devons pas rendre la pareille. Si nous luttons, attaquons et tuons, c'est
toute la région qui s'embraserait. Aussi nous proposons le dialogue comme
option viable.
> Q : Vous dîtes que vous avez travaillé à reconstruire des
églises, et que cela aussi représente un défi. Vous ne réussissez pas
toujours à obtenir les permis de construire. Quelle est la situation avec le
gouvernement local dans votre région, par exemple ?
> Mgr Kaigama - Ce n'est pas un problème dans mon
archidiocèse, puisque nous avons une forte présence chrétienne ; en
revanche, dans des zones comme Kano ou Sokoto, il n'est pas facile d'obtenir
un permis pour construire une église. Ils autoriseront peut-être la
construction d'un hôpital, d'une clinique ou d'une école, parce que ce sont
des services sociaux pour la population. Mais quand vous parlez de bâtir une
église, ils pensent que vous êtes là pour propager votre foi chrétienne,
et ils s'y opposent. Ainsi, directement ou indirectement, on vous refuse l'accès
à la terre ou la liberté de construire pour rassembler le peuple pour le
culte. C'est une réalité absolue. Un exemple : des églises ont été
construites à Kano dans la nuit et des villageois viennent les détruire, et
il faut tout recommencer. Il y a donc un problème, mais cela ne refroidit pas
notre foi chrétienne pour autant.
> Q : Je suppose que beaucoup de chrétiens, effrayés par cette
récente flambée de violence, ont fait leurs valises et sont partis pour le
sud. Cet exode menace-t-il l'existence du christianisme dans le nord du
Nigeria ?
> Mgr Kaigama - Oui, certains chrétiens du sud, qui
vivent et travaillent dans le nord retournent dans leurs foyers en ces temps
de crises ; en effet, quand leurs commerces sont détruits, quand leurs
maisons sont détruites, ils n'ont aucune raison de rester, mais cela ne
signifie pas pour autant que le christianisme soit mort dans le nord, parce
que la population indigène est toujours là. Par exemple à Kano, vous avez
le groupe ethnique Maguzawa. Ce sont des Hausas et, normalement, tout le monde
s'attendrait à ce qu'un Hausa soit musulman. Ils ne le sont pas tous. Ils adhèrent
à la religion traditionnelle, ou alors ils sont catholiques, anglicans ou
autre. Ils sont donc là. Ils n'émigrent pas. Le seul problème, c'est qu'ils
souffrent beaucoup du fait de leur identité chrétienne, de leur foi chrétienne.
On leur refuse l'accès à l'éducation. Ils ne peuvent pas gravir les échelons
et parvenir aux sommets dans la fonction publique ; ils sont généralement
employés comme veilleurs de nuit, agents de nettoyage ou à des taches
similaires, mais jamais plus haut. C'est leur lot, parce qu'ils sont chrétiens.
Et l'Eglise leur est venue en aide de façon très décisive en leur donnant
des responsabilités, en ouvrant des écoles, en reconstruisant des chapelles
dans la brousse pour les réunir, les sensibiliser, les éclairer et leur
permettre de progresser. Et ça marche. Maintenant je peux vous dire qu'au
moins cinq d'entre eux, issus de ces groupes ethniques, sont devenus prêtres
et font un excellent travail. C'est vous dire comme nous sommes allés loin et
que, même si l'Eglise catholique a été persécutée, il y a des gens qui
vivent là et sont encore prêts à tout sacrifier pour proclamer leur identité
et leur foi chrétiennes.
> Q : Vous avez écrit un livre intitulé « Le Dialogue de
vie », dans lequel vous exprimez votre espoir que le dialogue de vie
sera un instrument d'unité entre chrétiens et musulmans. Qu'est-ce que le
« Dialogue de vie » ?
> Mgr Kaigama - Différent d'une interaction théorique
et intellectuelle, je propose un dialogue de vie fondé sur des contacts croisés
entre chrétiens et musulmans vivant ensemble, de façon qu'il y ait une
action réciproque au quotidien. Ils se retrouvent ensemble dans certains
engagements sociaux. Ils sont ensemble - et là il ne s'agit pas seulement de
théorie ; pour les activités dans leur vie de tous les jours, ils sont
ensemble. Y a-t-il une célébration de mariage ? Une cérémonie de remise de
diplômes ? Ou encore l'attribution d'un titre de chef de tribu à un individu
particulier ? On se retrouve ensemble pour célébrer l'évènement. C'est à
mes yeux la solution. Quand tu touches à ma vie comme musulman et que je
touche à la tienne comme chrétien, je pense qu'il se passe quelque chose
; je crois que c'est ce qui peut conduire à une meilleure compréhension et
créer un climat de coexistence pacifique. Je crois dans le dialogue de la
vie, non pas dans le dialogue au sens théorique, mais dans celui qui
influence la vie dans l'existence quotidienne.
> Q : Cela fonctionne ?
> Mgr Kaigama - Cela fonctionne : c'est pourquoi j'ai
sorti ce petit livre sur le dialogue de vie. Si vous le parcourez, il relate
mon expérience de « main tendue » aux musulmans et ça a
fonctionné. Par exemple, avec l'émir de Wase qui est devenu, depuis peu, mon
ami. Il est le président des musulmans de l'Etat du Plateau. C'est un émir
puissant, et depuis que je suis archevêque, nous avons travaillé ensemble.
Je lui ai rendu visite plusieurs fois. Récemment, quand j'ai fêté mes
vingt-cinq ans de sacerdoce, il était présent, bien représenté. Il m'a même
fait parvenir en cadeau une grosse vache. Maintenant, comment cela a-t-il pu
arriver ? Ceux qui nous voient disent : ils sont très amis. C'est parce
que je suis allé chez lui et qu'il est venu chez moi. Je lui ai rendu visite
un jour de Salah (une célébration islamique) chez lui, dans sa maison, au
milieu de ses gens. J'étais là, présent, accompagné de prêtres, de
religieuses et de chrétiens. Nous sommes allés le saluer et lui avons montré
que nous étions amis, et il nous a rendu la pareille. Lorsque j'ai reçu une
lettre du Vatican sur la célébration de la Salah, j'en ai fait une copie
pour la mosquée. Une autre fois, j'ai invité un couple de musulmans ; ils
sont venus et je leur ai présenté la lettre du pape, et ils étaient heureux
que nous venions à eux. L'année suivante, ils sont venus dans mon bureau me
souhaiter un joyeux Noël. Vous pouvez ainsi voir que nous progressons. Récemment
j'étais à nouveau l'hôte de l'émir de Wase. Je suis resté deux jours chez
lui. Il ma offert l'hospitalité et nous avons discuté de beaucoup de choses.
Nous avons visité les villages alentour pour prêcher le message de paix et
de coexistence pacifique entre chrétiens et musulmans, et je crois que ça
marche.
> Q : Il y a un passage de la Bible que vous aimez tout
particulièrement et qui est Philippiens 3 :10. [Le connaître, lui, avec la
puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, lui devenir
conforme dans sa mort]. Pourquoi ce passage de la Bible est-il si important
pour vous ?
> Mgr Kaigama - Nous devons partager les souffrances du
Christ pour pouvoir participer à sa résurrection et, à propos, c'est ma
devise épiscopale : Per Crucem ad Dei Gloria - Par la Croix, jusqu'à
la gloire de Dieu.
Je crois qu'après avoir souffert, après avoir été persécutés, après
avoir été confrontés à tant de défis, nous pouvons nous élever à la
gloire de Dieu, comme l'a fait le Christ. Il devait souffrir. Il devait
mourir. Il devait souffrir beaucoup pour nous et il s'est élevé dans la
gloire. Je crois que rien n'arrive facilement. Mes relations avec les
musulmans ne sont pas faciles. Mon travail pastoral est plein de difficultés.
Quand je vais à la campagne, je vois des gens qui souffrent. Je vois des gens
qui ont faim, qui sont malades. Je vois des gens privés des produits de première
nécessité. Je vois des gens en proie à l'injustice. Je désire m'identifier
à eux et c'est pourquoi, en tant que pasteur, je vais chez eux et reste avec
eux. Je bois leur eau sale. Je mange leur nourriture, pour partager leur
agonie et leurs peines, et je crois qu'il y a une récompense pour cela. Quand
nous souffrons pour le Christ, je crois qu'il y a une grande récompense qui
nous attend, et nous ne devons pas considérer la souffrance comme une
condamnation venant de Dieu, mais comme un défi et un chemin vers la gloire.
> Propos recueillis par Mark Riedemann, pour l'émission télévisée
« Où Dieu pleure », conduite par la Catholic Radio and Television
Network (CRTN), en collaboration avec l'association Aide à l'Eglise en Détresse
(AED).