4e
dimanche ordinaire C (30 janvier 2022)
Jérémie
1, 4-5.17-19 (« Je fais de
toi un prophète pour les peuples »)
La
carrière prophétique de Jérémie commence
vers l’an 627 et notre texte présente deux extraits du
récit de sa vocation. Mais une *vocation
se raconte souvent après coup, quand l’élu a
expérimenté et compris à quelle mission Dieu
l’avait appelé.
Jérémie
constate que Dieu l’a choisi avant même sa naissance pour
faire de lui un prophète pas comme les autres : « un
prophète pour les peuples ». Il parle au nom d’un
Dieu qui exerce son action non seulement sur Israël, mais sur
l’histoire de toutes les nations, et qui juge la conduite de
tous les humains.
« Lève-toi »...
Chargé d’annoncer le jugement de Dieu contre un Israël
impénitent, le prophète devra faire preuve de courage
et subira de dures oppositions de la part des grands de son peuple ;
on le jettera même dans une citerne (cf. Jérémie
38). Mais il découvrira qu’il n’a pas à
trembler, sous peine de trahir le message du Dieu qui l’envoie
et le « délivre » des complots ourdis
contre lui. Faux espoir d’ailleurs, car Jérémie
finira sa vie en Égypte, là où il ne voulait pas
aller (Jérémie 43).
Dès
son discours à la synagogue de Nazareth, Jésus se situe
dans la lignée des prophètes dont l’action a
débordé les frontières d’Israël. Dès
ce moment, son peuple cherche sa perte ; mais Dieu le délivre,
provisoirement, de ce danger qui l’empêcherait
d’accomplir sa mission.
*Vocation et mission. La vocation de Jérémie
s’inspire de celle de Moïse (Exode 3, 10-12). Mais c’est
dès le sein de sa mère que Jérémie a été
choisi et consacré par Dieu à son service. Si sa
mission entre dans la catégorie des prophètes, sa
vocation est un appel personnel qui fait de lui un prophète
unique. De même, Paul revendiquera son titre d’apôtre,
sa mission (1 Corinthiens 9, 1-2). Mais lorsqu’il évoque
sa vocation propre (Galates 1, 15-16), c’est à la
vocation de Jérémie qu’il se réfère
(Jérémie 1, 5) et à celle du prophète
Serviteur (Isaïe 49, 1). Tout croyant connaît cette
tension entre le service d’Église qu’il exerce et
son appel personnel reçu de Dieu.
1 Corinthiens 12, 31 –
13, 13 (Hymne à la charité)
Depuis le chapitre 7 de
l’épître, Paul répond aux questions que les
Corinthiens lui ont adressées par écrit. Au chapitre
12, il tente de classser les ministères, « les
charismes », parce qu’à l’évidence,
les ministres se jalousent entre eux et sèment la division. Le
chapitre 14 soulignera la supériorité de la
« prophétie », édification de la
communauté à partir des Saintes Écritures, sur
l’aspect clinquant du parler en langues. Auparavant, pour
introduire ce message, l’Apôtre prend une hauteur lyrique
dans ce qu’on appelle « l’hymne à la
charité » : la *charité
dépasse tous les services ecclésiaux ; elle est
offerte à tout croyant comme le « charisme »
suprême.
Paul
recourt ici à un genre grec appelé « éloge
de la plus haute vertu » (comparer Sagesse 7, 22 –
8, 1). La 1ère
strophe se construit sur l’expression « j’aurais
beau ». La connaissance des langues, la prophétie
et la science des mystères divins, jusqu’à une
foi miraculeuse et même l’ostentatoire distribution des
biens aux affamés, tout cela ne vaut rien en l’absence
de l’amour.
La
2e
strophe personnifie l’Amour auquel quinze verbes (vérifiez !)
donnent les plus hautes qualités d’humilité, de
calme, de désintéressement et de totale patience.
La
3e
strophe compare le temps présent dans lequel les Corinthiens
surévaluent des dons transitoires (la prophétie, le
parler en langues mystérieuses), aux temps futurs, l’état
adulte qui aura pour repère définitif la vraie
connaissance qui consiste dans les trois vertus : la foi,
l’espérance et la charité. Même dans le
face-à-face avec Dieu, demeurent la foi comme confiance avec
lui et l’espérance comme aspiration à ses dons
inépuisables ; mais la plus grande des vertus est la
charité. Connaître vraiment, c’est aimer, comme
Paul l’a souligné plus haut (1 Corinthiens 8, 1-2).
*Amour ou charité ? Il est difficile de traduire
le mot grec agapè employé par Paul. Le mot
charité tend à se dévaluer (« faire
la charité ») et l’amour, dans l’usage
courant, s’assimile trop souvent à l’affectivité,
voire à la sensualité. Or, l’agapè,
dans le Nouveau Testament, dépasse les variations saisonnières
de l’affectivité. Dieu nous a aimés le premier et
nous l’a prouvé dans le don de soi du Christ sur la
croix. En retour, la charité fraternelle, dépassant
gratuitement les affinités familiales et sociales, prouve que
nous commençons à comprendre l’amour gratuit de
Dieu pour le monde (Jean 3, 16)
Luc 4, 21-30
(La mission de Jésus est universelle)
Cette
page d’évangile livre la suite de la scène
commencée dimanche dernier, à savoir la prédication
inaugurale de Jésus dans la synagogue de Nazareth, après
son baptême et sa mise à l’épreuve au
désert. Cet épisode, propre à saint Luc, permet
à l’évangéliste de tracer le programme de
son évangile et même des Actes des Apôtres.
Selon le scénario
(« cette parole de l’Écriture [= Isaïe
61, 1-2], c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit »),
Jésus prononce une homélie dont nous n’avons que
la conclusion, due à un revirement de l’auditoire, aussi
brusque que subtil sous la plume du narrateur. L’accueil est
d’abord favorable : « Tous lui rendaient [un
bon] témoignage ». La suite tourne à
l’aigre. Si, en effet, le lecteur chrétien (nous !)
reconnaît « le message de grâce »
livré par Jésus, les Nazaréens, eux,
« s’étonnent ». Le verbe peut
signifier aussi « admirer » ; mais, chez
Luc, le verbe a souvent le sens d’une incompréhension,
Le scepticisme se précise par une question : « N’est-ce
pas là le fils de Joseph ? » Le lecteur
chrétien, lui, sait depuis la scène du baptême
que Jésus est Fils de Dieu, mais pas l’auditoire de la
synagogue.
La réponse
de Jésus, à travers deux proverbes, précise un
malentendu complexe et contradictoire. D’une part, en tant que
« fils de Joseph », de classe très
moyenne, comment ce prédicateur prétend-il accomplir
les Saintes Écritures ? Mais, d’autre part, s’il
a des talents de prophète et de guérisseur, pourquoi
les exercer à Capharnaüm, et non dans sa propre patrie ?
Luc s’exprime ici selon la culture grecque : Quiconque a
de merveilleux pouvoirs doit d’abord en faire bénéficier
sa cité d’origine. On lui dresserait une statue et la
ville y gagnerait en célébrité.
L’affrontement
permet à Jésus de préciser sa mission, comparée
à celle d’*Élie
et d’Élisée. Ces deux prophètes avaient
exercé leur ministère hors de la Judée, en
Samarie. Le premier avait ressuscité le fils de la veuve de
Sarepta (1 Rois 17, 17-24), le second avait purifié l’officier
syrien de sa lèpre (2 Rois 5). Certes, c’est en
Israël que Jésus ressuscitera le fils d’une veuve
(Luc 7, 11-17), mais il louera un « bon Samaritain »
(Luc 10, 29-37), un étranger et, dans l’épisode
des dix lépreux guéris, le Samaritain seul se montrera
reconnaissant (Luc 17, 15-18).
L’épisode
de la synagogue devient tragique. Les auditeurs de la synagogue
semblent comprendre que leur privilège de Peuple élu
est battu en brèche par le programme universel de Jésus.
Luc ignore que Nazareth n’est pas bâtie sur un
« escarpement », mais il a besoin de ce relief
topographique pour signifier un projet de lapidation. En effet, les
règles juives de la lapidation consistaient à
précipiter le condamné depuis une hauteur et à
l’achever à coups de pierres s’il n’était
pas encore mort. En d’autres termes, les Nazaréens
veulent exécuter Jésus comme faux prophète
(comparer Luc 13, 34).
Le
dénouement est étonnant : « Mais lui,
passant au milieu d’eux, allait (son chemin). » Au
vrai, nous devons passer de l’étonnement à
l’émerveillement face au génie de l’évangéliste.
En effet, par cette phrase, la caméra de Luc sort du champ
d’un fait divers pour embrasser toute la destinée de
Jésus et de sa Bonne Nouvelle. « Passant
au milieu d’eux » : cette expression deviendra,
dans le discours de Pierre chez Corneille, un résumé de
la mission terrestre de Jésus : « Lui qui a
passé en
faisant le bien » (Actes 10, 38). « Il allait
(son chemin) » : ce verbe annonce le moment décisif
et solennel où Jésus commence son voyage vers
Jérusalem, verset qui se traduit ainsi, de manière
littérale et rugueuse : « Il arriva, comme
s’accomplissaient les jours de son enlèvement, que
lui-même endurcit sa face pour aller
vers Jérusalem » (Luc 9, 51). Il ira
vers Jérusalem pour son « enlèvement »,
c’est-à-dire à la fois sa mort et son Ascension
qui ouvriront l’annonce universelle de l’Évangile.
La
dimension universelle de la Bonne Nouvelle n’est jamais une
évidence, mais un drame, aujourd’hui encore. Pour
honorer cette dimension, il nous faut, sans prétention,
renoncer à nos privilèges de « bien-pensants »
et savoir reconnaître l’accueil des valeurs évangéliques
par des personnes et des groupes les plus inattendus. Ce drame de
l’ouverture, les premiers chrétiens l’auront vécu
dans la tension entre l’Église et le monde juif. La
véritable conclusion de l’épisode de Jésus
à la synagogue de Nazareth se trouve dans la déclaration
finale de Paul à l’adresse des Juifs de Rome :
« Sachez-le : c’est aux païens qu’a
été envoyé ce salut de Dieu. Eux, ils
écouteront » (Actes 28, 28).
*Élie. Au temps de saint Luc, Élie n’est
pas seulement le prophète antique, mais celui dont le judaïsme
attendait le retour pour la fin des temps (lire Malachie 3, 23-24).
La tradition évangélique a vu en Jean Baptiste ce
nouvel Élie (voir Matthieu 17, 9-13). Luc, lui, a contesté
cette interprétation et a vu en Jésus lui-même le
nouvel Élie, notamment en raison du caractère
universel, depuis la Samarie jusqu’au bout du monde (Actes 1,
8), de son Évangile.