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CENTRAFRIQUE  
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Aux racines de la crise

Une mission de « veille, d’étude et de réflexion sur la crise centrafricaine et ses dimensions culturelles et religieuses » a été menée en 2014 par l’Observatoire Pharos, un réseau d’observateurs issus des milieux religieux et universitaires et de la société civile afin de lutter contre l’ignorance, source de violence et de conflits. Un rapport élaboré par 40 intellectuels centrafricains a été publié en février 2015. Il démontre que l’origine du conflit n’est pas religieuse et que sa violence excessive remonte loin dans le passé d’une histoire blessée.



Entre les hautes terres du Cameroun et la région des Grands-Lacs, entre les fleuves Oubangui et Chari, la Centrafrique a été un carrefour d’échanges culturels foisonnant, remontant à la préhistoire. Des mégalithes témoignent dès 900 ans avant J.-C. de la grande maîtrise du fer par sa population. Mais prise entre un bloc congolais tourné vers l’océan Atlantique et un bloc soudanais tourné vers les royaumes musulmans d’Afrique de l’Est, elle a été considérablement vidée de sa population, du XVIe au XIXe siècle, par les traites esclavagistes orientales à destination du Darfour, de l’Égypte, de la Turquie et de l’Arabie. Elle a été peu affectée par la traite occidentale en direction des Amériques. Mais la colonisation française, loin de stopper cette « saignée » de la population, l’a aggravée par l’exploitation des ressources humaines et naturelles.
 

Une société fragmentée

L’administration coloniale a longtemps hésité sur le tracé des frontières, notamment celle du sud tchadien et du nord oubanguien, là où sont nées les principales tensions des dernières décennies. L’Oubangui Chari est la plus abandonnée des colonies françaises : de 1900 à 1930, l’administration coloniale l’a complaisamment laissée à la cupidité des grandes sociétés concessionnaires. Collectes forcées de caoutchouc, portage obligatoire, impôts, déplacements des villages le long des nouvelles routes, recrutement pour la construction du chemin de fer Congo-Océan ont désorganisé des sociétés villageoises, indépendantes les unes des autres, sans structures étatiques traditionnelles. Les travaux forcés au moment des récoltes provoquent des famines dans une région pourtant propice à l’agriculture. Ces exactions inhumaines ont été dénoncées par Félicien Challaye, le compagnon de voyage de Savorgnan de Brazza, l’administrateur Pierre Kalck ou l’écrivain André Gide.
 

Accélération et aggravation des crises politiques

Les soubresauts politiques qui ont marqué le pays après l’indépendance proclamée le 1er décembre 1958 ont pérennisé l’absence d’un État de droit et aggravé le phénomène de « fragmentation » de la société centrafricaine.
Le fondateur de la République centrafricaine, Barthélemy Boganda, ne manquait pourtant pas de vision politique. Premier bachelier, premier prêtre catholique oubanguien, député, premier maire élu de Bangui, président du conseil de l’AEF (Afrique Équatoriale française) il défend la dignité des Centrafricains et œuvre pour leur émancipation ; en témoignent le principe d’égalité « Zo Kwe Zo » (« Tout homme est un homme » en langue sango), son programme d’action décliné en cinq verbes « nourrir, vêtir, soigner, instruire, loger », la devise du pays « unité, dignité, travail » ainsi que l’hymne et le drapeau national qu’il a lui-même imaginés. Son décès survenu lors d’un mystérieux accident d’avion, le 29 mars 1959, a laissé une place restée vide jusqu’à aujourd’hui.
Ceux qui lui ont succédé n’ont jamais eu sa formation humaniste et sa vision politique. À l’exception de David Dacko, successeur de Boganda (qui reviendra néanmoins au pouvoir en 1979 par un coup d’État) et Ange-Félix Patassé, élu le 22 octobre 1993, tous les présidents centrafricains, militaires de carrière, ont obtenu leur accession au pouvoir à la faveur d’un coup d’État, une tradition inaugurée par le futur empereur de Centrafrique, Jean Bedel Bokassa ,qui renverse Dacko le 31 décembre 1965. Il prendra le titre d’empereur de Centrafrique, puis sera chassé du pouvoir en septembre 1979 par une intervention française au profit de son prédécesseur. Les crises politiques s’accélèrent à partir de 2006, aggravent la déliquescence de l’État et trouvent leur paroxysme en 2013 et 2014.
 

Culture de la violence

Les razzias esclavagistes, les méfaits de la période coloniale puis la succession de troubles politiques, d’impunités pénales, de coups d’État, de mutineries et de pillages ont contribué à forger une « culture de la violence » au sein d’une population traumatisée. La jeune génération est la plus marquée. Enoch Tompte-Tom, psychanalyste centrafricain, observe : « En 1994, 1995 et 1996, les mutineries ont été violentes. Les enfants nés alors ont vécu des moments très délicats. Rien n’a été fait pour qu'ils verbalisent. Tous ces enfants se retrouvent aujourd’hui dans les anti-balaka et les Sélékas et dans le brigandage. Il n’y a pas eu pour eux de recadrage de la compréhension de l’âme humaine. La jouissance devient la monnaie courante de la violence car l’âme a été touchée. On est passé de maux simples à des maux plus complexes. »
Enfin, l’habitude récurrente du pillage alimente la méfiance constante des habitants les uns envers les autres. Méfiance qui se trouve renforcée par les accusations de sorcellerie et les déficiences de l’appareil judiciaire.
 

Des facteurs religieux qui servent de prétexte

Bien que minoritaires (10 % de la population), les musulmans, socialement dynamiques, se consacrent au commerce et à l’élevage. Certains sont d’origines soudanaise ou tchadienne, mais la plupart sont installés dans la région depuis plusieurs générations, entretenant de bonnes relations avec le reste de la population, majoritairement agricole, regroupée au Sud-Ouest du pays et de confession chrétienne. Mais les dernières années, au gré des crises, ils ont été progressivement perçus comme des étrangers d’origine tchadienne, convoitant les biens du pays au profit d’intérêts extérieurs.
De mars à décembre 2013, les troupes de la Séléka ont, en priorité, pillé les missions, menacé ou brutalisé des évêques, des prêtres et des religieuses, profané des églises ou des chapelles. Ils s’en sont manifestement pris aux symboles chrétiens. L’évêque de Bangassou, Mgr Aguirre, est convaincu que des éléments djihadistes ont infiltré les colonnes de la Séléka, mais tous les observateurs ne s’accordent pas sur ce point. Les missions chrétiennes ont été pillées parce qu’elles sont bien équipées en véhicules, photocopieuses, panneaux solaires et groupes électrogènes. Lorsque les anti-balaka entrent en action en novembre 2013, ils prennent pour cible les populations musulmanes, propriétaires de biens. Les deux parties ont donc pillé ou attaqué les plus aisés. La religion apparaît comme un prétexte pour s’approprier les richesses des victimes ou les détruire ; elle a été instrumentalisée pour servir l’idée réductrice d’un choc de civilisations. La crise centrafricaine n’a pas l’origine religieuse que les médias occidentaux ont voulu lui prêter.


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