LA PASSION DE JÉSUS


" Nous prêchons un Christ Crucifié " (Ga 3,1)

L. Deiss


Dans le message chrétien
Les récits de la Passion tiennent une place importante dans les Évangiles. Ainsi, en Mc, les événements qui vont du jour des Rameaux à la mort de Jésus occupent un tiers de l'Evangile. Quant à l'Évangile de Jean, il est tout simplement divisé en deux livres: le livre des sept signes et le livre de la Passion. Aussi a-t-on pu dire que les Evangiles étaient " des histoires de la Passion avec une introduction détaillée ".
La communauté qui a choisi de garder ces textes de détresse et d'humiliation extrême, et de les proclamer face au monde, était pourtant celle-là même que Jésus avait instituée témoin de sa Résurrection. Cependant, elle n'a jamais voulu évacuer le mystère de la croix. Elle a voulu regarder la mort dans les yeux. Paul s'écrie, dans sa lettre aux Galates: " Galates insensés! Devant vos yeux, j’ai placardé (proégraphè) le Christ crucifié! " (Ga 3, 1)
Ainsi le visage de lumière du Ressuscité ne peut effacer le visage de son agonie. Les larmes de joie de Madeleine au matin de Pâques ne feront jamais oublier les larmes de sang le soir de son agonie, ni la sombre détresse du Grand Vendredi. Dieu n'escamote pas la mort dans la vie de son Messie. La Passion n'est pas un intermède malheureux qui, grâce à son intervention puissante, se serait terminé par le happy end de la Résurrection.
En d'autres termes, aucune proclamation de l'Évangile ne peut ni occulter, ni court-circuiter le scandale du Calvaire. A la suite de Paul, nous affirmons: " Nous prêchons, quant à nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens. Aucune méditation non plus ne peut éviter d'en parler ou d'en cacher l'amertume dans des paroles lénifiantes. Aucune méditation non plus ne peut éviter de parer de notre propre mort. Mais qui, voulant se faire écouter aujourd’hui, ose parler de la mort ?

Dans les Evangiles
Justement, dans nos sociétés occidentales modernes, on cherche souvent à diluer l'angoisse de la mort dans les drogues du plaisir, du pouvoir, de l'argent, ou simplement du travail. Quant aux agonisants, on les cache dans les hôpitaux où ils meurent, parfois d'euthanasie douce, à l'abri de tout regard humain. On farde la mort.
Tel n'est pas le cas de Marc. C'est l'Évangile qui, réfléchissant le plus intensément l'humanité du Christ, nous décrit le plus fidèlement ses souffrances de mort. On y entend la plainte désolée de l'agonie à Gethsemani: "Mon âme est triste jusqu'à la mort". On y assiste sans ménagement à la scène des crachats, des gifles et de toutes les dérisions. On y voit Pierre en train de se réchauffer, avant de renier effrontément son Maître. (Quel chrétien a osé, depuis lors, renier son Seigneur le jour de sa première communion?) On y entend enfin, dans sa formulation araméenne, le cri effroyable que Jésus pousse en mourant: " Éloï, Éloï, lama sabachthani? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? "

UNE BONNE NOUVELLE
Or l'Évangile est une Bonne Nouvelle. Il nous dit: vous tous qui écoutez le récit de la mort de Jésus, vous entendez une Bonne Nouvelle, vous accueillez la joie, vous recevez la paix. Car, comme Jésus aussi, vous mourrez, au jour que Dieu aura choisi pour vous. Comme Jésus, vous aurez le droit de pleurer, d'implorer, de subir l'angoisse, d'espérer. Car, comme Jésus, dans votre mort, vous rencontrerez Dieu votre Père. N'ayons pas peur de rencontrer Dieu. N'ayons pas peur de rencontrer notre Père. Car personne ne nous aime autant que lui nous aime. Et personne ne nous attend dans sa maison comme lui nous attend dans son ciel.
Il est dit dans le Psaume : " A Dieu le Seigneur, sont les issues de la mort " Ps 68,21. Oui, Dieu invente une issue à la mort. Comme pour Jésus, l'issue de la mort, c'est la vie éternelle. Comme pour Jésus, Dieu fait déboucher notre mort sur sa Résurrection.

LE DISCOURS DE LA CROIX
La Passion de Jésus demeure pour nous un mystère. Nous pouvons la contempler, nous ne pouvons pas la "comprendre" pleinement, c'est-à-dire la prendre en nous", saisir en notre coeur le mystère d'ans sa plénitude.
Tout au long des âges, la piété chrétienne a fixé ses yeux sur le visage du Crucifié pour y déchiffrer le mystère de ses larmes. Jusqu'au XIIIe siècle, elle aimait représenter le Seigneur en Christ ressuscité, dans sa dignité royale et sacerdotale.
- Aux XlVe et XVe siècles, elle fut comme fascinée par un certain dolorisme. Elle découvrait dans la croix l'image parfaite de la souffrance du Juste. Souvent la croix fut dépouillée de la lumière de Pâques et ne représenta plus qu'un Christ torturé par l'agonie, déchiré par l'angoisse. L'exemple le plus célèbre est la crucifixion du retable d'Isenheim, peinte par Mathis Grûnewald (vers 1460-1528). Il est clair que si nous proposons aujourd'hui un Christ agonisant à des peuples dont l'idéal est la négation et l'élimination de la souffrance - on pense aux peuples et aux cultures de l'Extrême-Orient marqués par le bouddhisme - nous n'avons aucune chance d'être entendus.
Au XIXe siècle, la piété chrétienne a aimé vénérer dans la croix l'obéissance de Jésus à la volonté de son Père, et sa résignation. Cette résignation chrétienne était un modèle à imiter. Elle était censée s’opposer à un monde en train de se paganiser et où bouillonnaient des germes de révolution. On peut regretter que la bonté du Christ ait parfois été dévaluée en mièvrerie. Il ne faut pas oublier, en effet, que l'obéissance de Jésus s'exprimait dans sa force à proclamer, face à la mort, son message de libération. Le coeur de Jésus est certes un coeur doux et humble, mais cette douceur avait une violence qui avait renversé les puissances de l'enfer, cette humilité avait vaincu le monde!
A dire vrai, cette diversité dans la contemplation de la Passion de Jésus remonte aux Évangiles. Matthieu, en effet, n'a pas la même optique que Marc et, s'il avait Marc sous les yeux, il n'a pas craint de présenter ses divergences, suivant en cela son charisme d'Évangéliste. Et Jean, de son côté, même s'il lui arrive de rejoindre Luc, garde sa personnalité. Il y a là, dans ces lectures complémentaires de la Passion, un enseignement fondamental.
Chaque évangéliste, chaque communauté, chaque époque, a eu sa contemplation particulière de la Passion, sa lecture personnalisée de la mort du Christ. Ce qui entraîne la conséquence suivante: si nous voulons rester fidèles à la tradition, nous ne pouvons pas simplement nous contenter de répéter la tradition. Nous devons, nous aussi, avoir notre lecture personnelle de la Passion.
En disant cela, je n’oublie pas les limites de mes réflexions. Certes, j'ai ma lecture personnalisée de l'Évangile. Je ne puis la partager. Je puis simplement la présenter. Elle s’arrête au seuil de votre cœur. C’est à vous d’ouvrir votre cœur. Seul celui qui a créé votre cœur et qui y a placé la flamme de l’Esprit peut aller plus loin
En parlant de la Passion, Paul utilise une expression merveilleuse. Il est le seul à l'employer. Il dit: ‘ho logos, ho tou staurou,’ "le discours, celui de la croix" (1 Co 1,18). La croix est le discours le plus formidable que Dieu ait jamais dit au monde.

POURQUOI JÉSUS EST-IL MORT?
Dans ces trente dernières années, le paysage scripturaire et théologique dans lequel se dresse la croix de Jésus a beaucoup changé. On a creusé les textes comme pour percer le secret de sa mort. Il y eut des batailles. Chaque camp y comptait ses blessés...
Vers 1960, le théologien Bultmann écrivait qu'on ne pouvait savoir comment Jésus avait compris lui-même sa propre mort, Le propos était violent. La question demeurait néanmoins valide. Les exégètes et les théologiens l'ont acceptée. Parfois on a simplifié la Rédemption dans le schéma populaire suivant:
- Comme l'homme ne peut pas réparer par lui-même, Jésus le fait à sa place; il meurt pour nos péchés.
- Alors le Père, ayant obtenu satisfaction, accorde le pardon.
Ce schéma, simplifié à l'extrême, occupe encore la mentalité de beaucoup de chrétiens. Il présente des inconvénients majeurs. Quel père serait assez cruel pour se satisfaire de la mort de son enfant? Quelle bête le ferait? Et Dieu, qui est amour, le voudrait? Comment supposer qu'il puisse être "content" de la Passion de son Fils? Le pardon de Dieu est toujours don gratuit. Comment Dieu ferait-il alors de la mort de son Fils une condition de pardon?

La réponse des Évangiles
Revenons aux Évangiles. Posons la question: Que nous dit l'Évangile sur la mort de Jésus? Jésus a été jugé, condamné, puis exécuté à la suite d'un double procès: d'abord devant les autorités juives, représentées par le Sanhédrin, ensuite devant l'autorité romaine, représentée par Ponce Pilate.
Le procès devant le Sanhédrin comporte beaucoup d'inconnues historiques. Nous ne pouvons pas affirmer de manière certaine que ce procès s'est déroulé en bonne forme juridique. Et si ce fut le cas, nous ne pouvons pas affirmer qu'il ait abouti à une condamnation formelle.
Le procès s'est déplacé ensuite du champ religieux sur le plan politique. Jésus fut finalement condamné comme agitateur politique, ce qu'il était évidemment pas, tout le monde le savait. Il connut alors le fond ultime de l'humiliation. On lui a, en quelque sorte, volé sa mort. En effet, la mort noble des martyrs qui mouraient pour la cause de Dieu, c'était en Israël, la lapidation. La crucifixion était la peine avilissante réservée aux brigands de grand chemin et aux esclaves. En crucifiant Jésus, en avilissant l'homme, on voulait tuer le prophète. .
Jésus est mort en fait pour l’évangile, pour le message qu'il proclamait. Il a été condamné parce que ce message heurtait de front l'espérance religieuse et politique des classes dirigeantes et que son succès eût été leur échec.
Jésus, en effet, déclarait heureux les pauvres et maudits les riches. Il annonçait que les puissants allaient être renversés de leurs trônes - trônes d'argent, de sagesse, de puissance - et que les humbles seraient exaltés. Il prétendait que les pécheurs qui accueillaient le Royaume étaient pardonnés et que les justes - du moins ceux qui s’estimaient tels, prieurs et jeûneurs professionnels - demeuraient dans leur péché. Pire encore, il se faisait inviter volontiers chez les publicains et se laissait entourer par des femmes au passé douteux. Cette religion nouvelle était insupportable qui prétendait, face à la "justice" des scribes et des pharisiens, que les publicains et les prostituées les précéderaient au Royaume, alors que ce Royaume leur revenait de droit! Cette religion était insupportable qui affirmait que la patience de Dieu pour les païens était infinie, que si Dieu avait été impatient envers son peuple, Israël n'aurait pas survécu à ses infidélités, tandis que Tyr et Sidon, villes dégoûtantes du paganisme, auraient survécu. Cette religion était insupportable qui proclamait que toutes les lois d'Israël - la tradition en comptait 613! - pouvaient se résumer en deux lois uniques, celle de l'amour de Dieu et celle de l'amour du prochain. Et encore, ces deux lois étaient si proches l'une de l'autre qu'on pouvait les fusionner en une seule! Cette religion enfin était insupportable qui enseignait que tous les sacrifices qui faisaient la gloire du Temple et sur lesquels reposait l'existence même d'Israël, devaient céder le pas à la miséricorde.
Voilà le Royaume que Jésus annonçait. Voilà l'amour qu'il voulait faire triompher. Voilà l'espérance pour laquelle il est mort.

POUR NOUS, AUJOURD'HUI
Quelles sont pour nous, dans notre vie de chaque jour, les conséquences de la mort de Jésus? Comment notre religion, c’est-à-dire notre relation à Dieu est-elle marquée par cette mort ?
Le discours de la croix", comme dit Paul, est parole d’une infinie puissance. Il domine le fracas du monde. Il est aussi la parole la plus intime que Dieu dise à notre coeur. Car notre vie, comme celle du Christ, est inséparable de l'Évangile. En conséquence, chaque fois que nous vivons selon cet Évangile, chaque fois que nous faisons triompher la loi d'amour en notre vie, nous continuons le combat de la Passion du Christ. En repoussant les frontières de la haine, nous élargissons celle de l'amour. En déracinant le mal en notre coeur, nous embellissons son Royaume. En prenant le parti des pauvres, des humbles, des persécutés, de tous les estropiés de la vie, nous nous plaçons du côté du Christ. Nous sommes alors sur le chemin de sa Passion. C'est un chemin de résurrection.
Inversement, chaque fois que nous négligeons d'aimer notre frère, nous nous plaçons du côté de ceux qui ont jugé, condamné, mis à mort le Messie. Nous ne sommes pas innocents. Par notre péché, nous sommes impliqués dans cette Passion comme nous sommes impliqués, par le bien que nous faisons, dans la grâce du Christ.
La croix domine ainsi l'histoire du monde. Rien ne nous est plus contemporain que ces deux morceaux de bois dressés sur le Calvaire. Rien ne nous est plus intime que ce signe du Crucifié dont nous avons été marqués lors de notre baptême. Chaque homme sera sauvé selon la position qu'il prendra par rapport à cette croix. Il peut, par la médiocrité de sa vie, " crucifier à nouveau le Fils de Dieu " comme dit l'Écriture. Il peut aussi, par l'amour qu'il offre à ses frères, accepter d'être crucifié avec le Christ, selon le mot de Paul pour ressusciter avec lui dans la gloire. La croix est notre jugement. Prions pour qu'elle soit aussi notre salut.

LE TEMPS DE LA COMPASSION
Voici près de 2000 ans que Jésus est mort un certain 14 nisan c’est-à-dire 7 avril, de l'an 30. Depuis ce jour, le temps de la Passion est définitivement clos. Le temps de la compassion est ouvert. Il le sera jusqu'à la fin des temps. Alors, le Seigneur changera le temps de la compassion en l'éternité de sa gloire.
Compatir (sym-paschein), c'est "souffrir avec". La compassion, c'est la "passion", la souffrance, avec le Christ. Comment pouvons-nous souffrir aujourd'hui avec le Christ? Toute vie, quelle que soit la plénitude de sa réussite et la moisson de ses joies, rencontre un jour l'inévitable saveur des larmes. Toute vie est un rendez-vous avec la mort. Toute souffrance est ainsi un rendez-vous avec la croix du Christ. Elle est un chemin de résurrection. Certes, elle peut être aussi un chemin de désespoir. Mais le désespoir lui-même peut se changer en chemin d'espérance. La parole: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?" est toute proche de la parole: "En tes mains, je remets mon esprit!".
Toute vie rencontre aussi la douleur de ceux qui nous entourent et qui font avec nous le chemin de la vie, le chemin de la croix. Toute croix est épiphanie du Christ. Toute passion est invitation à la compassion.

LA FILLE DE LA FORÊT
C'était quelque part dans un de ces pays du Tiers Monde. Un commando de soldats progresse à travers la forêt tropicale, pour une opération de nettoyage. Elle avance sur une piste étroite qui serpente à travers un déluge de verdure. A chaque pas, les branches des arbres immenses lui font comme des arcs de triomphe.
La piste est peut-être minée. Que faire? Comment savoir? Les soldats font comme ils font d'habitude. ils ne sont ni meilleurs ni pires que les autres, les guerilleros. Alors, comme d'habitude, au premier village, à la première case, on réquisitionne la première personne. C'est une toute jeune femme. A peine une adolescente. Frêle comme une gazelle. Belle comme une fleur. Et on la force à marcher en tête de la colonne, à une certaine distance.
Un éclair immense. Un éclat foudroyant. Il déchire le silence qui enveloppe la forêt. Il se divise ensuite en un grondement infini. Puis, lentement, les vagues du bruit se diluent dans l'opacité verte. Pauvre gosse dont personne ne dira le nom, dont le seul souvenir sera le sang éclaboussant les hautes fougères! Mais que Dieu aime comme si elle était sa fille unique au monde.
Y a-t-il une relation entre la fille de la forêt sautant sur une mine au printemps de sa vie et le Crucifié du Calvaire? Oui, parce que chaque souffrance est un visage du Christ. Parce que nous, chrétiens, nous ne pouvons, depuis le Grand Vendredi, voir une croix sans y voir en même temps le Crucifié.
Qu'est-ce que donc que la religion? Laissons tomber tous nos livres, toutes nos certitudes, toutes nos pratiques. Pensons au problème de la fille de la forêt, aimée par Dieu et tuée par les hommes. Quand un homme est par terre, tous sont par terre. Non pour taper dessus, mais pour le relever. Et quand il y a une injustice ou une souffrance, tous sont là pour défendre le pauvre et pour soulager la peine. C'est cela le christianisme. Il est dit dans le Psaume: " Le Seigneur se tient à la droite du pauvre. " Ps 109,31. Chaque fois que tu vois un pauvre, regarde le Seigneur. Il se tient à sa droite. C’est là notre foi.