Parole de Dieu

L’HYMNE DE JUBILATION
ET LA REVELATION DE LA TRINITE


Claude Tassin, spiritain


C’est le Père Claude Tassin, professeur à l’Institut catholique de Paris, qui ouvre notre méditation sur le Mystère de la Trinité, particulièrement célébrée en cette année du Grand Jubilé. Il le fait avec le texte de ces deux versets de l’Evangile de Luc 10, 21-22, appelé l’hymme de jubilation.
Le texte de l’Evangile de Luc : L’Hymne de Jubilation "
10, 21 : À cette heure même,
Jésus jubila dans l’Esprit Saint et dit :
" Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre
parce que tu cachas cela aux sages et aux intelligents
et que tu le révélas aux tout petits.
- Oui, Père, parce que tel fut le bon plaisir devant toi.

10, 22 : Tout me fut remis par mon Père,
et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père,
et qui est le Père, si ce n’est le Fils
et celui à qui le Fils veut bien le révéler ".
Le titre de ce passage, hymne de jubilation, vient du verbe ouvrant ce texte qui nomme les trois Personnes divines. Cependant, comment y lire une révélation du Mystère trinitaire, quand l’autre recension du passage (Mt 11, 25-27) ne mentionne pas l’Esprit Saint ? Au reste, les évangiles ne formulent jamais le dogme trinitaire. Mais, mieux, ils sont les racines vives du dogme.
Le texte comprend deux quatrains : le premier, de forme hymnique, s’achève en une sorte d’acquiescement liturgique (" Oui, Père ") ; le second est un discours de révélation. Matthieu et Luc les ont déjà trouvés joints dans leur source commune, mais ils situent ces versets dans des épisodes de la vie de Jésus assez différents. Cette complexité autorise une double lecture, d’abord sur l’arrière-fond global de la tradition évangélique, puis dans le cadre élaboré par Luc.

La louange (Lc 10, 21 ; Mt 11, 25-26)

Jésus loue le créateur de l’univers, ciel et terre, comme étant, intimement, son Père. Sans cette intimité, comment saurait-il que le paradoxe constaté vient de Dieu ? Les petites gens découvrirent en Jésus le libérateur du mal (Mc 3, 7-12), alors que les scribes, sages attitrés, ne virent pas en lui la puissance du Règne de Dieu (Mc 3, 22-30 ). Avec les pharisiens, ils refusèrent son invitation à se réjouir du retour des brebis perdues ( Lc 15 ).

Ce conflit éclaire la louange de Jésus. Ceux qui le suivaient n’étaient certes ni les plus brillants ni même, ignorants des Écritures (Jn 7, 49 ), les mieux préparés à recevoir son message. Mais la tradition biblique n’annonçait-elle pas le paradoxe ? " La sagesse des sages se perdra et l’intelligence des intelligents s’envolera " ( Is 29, 14) . Le petit Daniel voyait en Dieu " celui qui donne aux sages la sagesse et la connaissance à ceux qui savent discerner, lui qui révèle profondeurs et secrets… " (Dn 2, 21-22 ). Pour Jésus, le cela caché aux sages recouvre les profondeurs et secrets des projets du Dieu sauveur. Si déjà Dieu, pour affirmer sa victoire, endurcissait le cœur de Pharaon (Ex 7, 3), il peut aussi cacher ses projets aux intelligents afin de promouvoir les petits. Bref, la situation inattendue ne va pas sans une intention délibérée de Dieu, ce bon plaisir gratuit dont Jésus devient le messager lors de son baptême (Mt 3, 17).

Ainsi le mystère trinitaire se dessine ici non pas abstraitement, mais en une expérience dévoilée à Jésus et par Jésus, en son humanité. Dès cette révélation en clair obscur, la relation entre le Père et le Fils n’apparaît pas comme autarcique et exclusive. Elle vise d’emblée à inclure les croyants, les petits, dans sa chaleur. C’est ce que souligne le verset suivant.

La révélation (Lc 10, 22 ; Mt 11, 27)

Tout me fut remis par mon Père, dit Jésus. La forme du verbe grec vise un événement, et non une vérité intemporelle. Pour certains, c’est l’anticipation d’une parole du Christ ressuscité : " Tout pouvoir me fut donné au ciel et sur la terre " (Mt 28, 18). D’autres relient le mot de Jésus à la mention précédente du bon plaisir de Dieu, et ils songent au Baptême, ce moment où le Père consacre son Fils à sa mission de héraut du Règne de Dieu. Enfin, maints commentateurs voient se profiler ici la figure du Fils de l’homme. Cet être céleste des apocalypses juives apparaît pour la première fois en Dn 7, 13-14  : " Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme… À lui fut donné puissance, honneur et règne. "

Ces interprétations ne s’excluent pas. Elles se conjuguent. En effet, les évangélistes écrivent après la Résurrection. Dès lors, ce tout, remis à Jésus questionne la foi des lecteurs. Où découvriront-ils le tout de la souveraineté de Jésus : dans sa mission terrestre qu’inaugurait son baptême au Jourdain ? dans sa résurrection ? dans l’accomplissement de la prophétie du Fils de l’homme ? Bref, si la relation de Dieu avec l’homme Jésus révèle la Trinité, c’est par l’impact d’une flèche lancée par les évangélistes qui eux-mêmes ne se prétendaient pas philosophes. Nul n’épuise le sens de l’expression tout me fut remis par mon Père, moins encore le sens de la fin du quatrain : Nul ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, et qui est le Père, si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler.

On ne s’attend pas à trouver chez Matthieu et Luc une profondeur de vue plutôt spécifique de Jean ( cf. Jn 5, 19-20a ; 10, 15). Un exégète du siècle dernier caractérisait ce verset comme " un météorite tombé du ciel johannique ". Gardons-nous cependant d’injecter ici une interprétation spéculative ultérieure, étrangère aux évangélistes. J. Jeremias lisait en ce verset une " parabole cachée " : dans la transmission d’une technique ou d’un savoir familial, nul n’est mieux placé qu’un fils pour connaître son père, et vice versa. De même, la mission de Jésus se nourrit d’une intime dépendance par rapport à Dieu. Cette métaphore familiale convient à la formulation de Matthieu : Nul ne connaît un fils, si ce n’est son père. Elle perd de sa pertinence dans la recension de Luc, qui insiste sur une identité : " Nul ne connaît qui est le Fils… " Surtout, elle émousse la pointe du discours : celui à qui le fils veut bien le révéler.

Cette dernière ligne donne la clé de lecture de tout le texte. Par les évangélistes, c’est la communauté primitive qui exprime ici sa foi. Dans la manière dont Jésus leur a présenté Dieu, les tout petits de Palestine ont vu ce Dieu non plus comme un juge sévère, mais comme un Père plein de tendresse. Du coup, ils ont compris qu’il y avait, entre l’homme Jésus et Dieu, une complicité inouïe, telle la connivence entre un père et un fils. Ils ont saisi ainsi l’initiative de ce Père faisant confiance à ce Fils pour que celui-ci révèle aux petits son amour. Par là aussi, les petits ont découvert la générosité d’un Fils ne se réservant rien pour lui des trésors de l’amour de Dieu.

De nouveau, la révélation de la Trinité ne se traduit pas à l’origine par le souci d’une élucidation théologique ou philosophique des mots Père et Fils, mais par une expérience, celle qui, à travers l’homme Jésus, a montré aux hommes un nouveau visage de Dieu.

" Il jubila dans l’Esprit Saint " (Lc 10, 21)

La jubilation de Jésus sous la mouvance de l’Esprit Saint est une addition de Luc. Pour lui, l’Esprit est d’abord la force divine des prophètes de l’Ancien Testament dont les derniers représentants se manifestent autour de la naissance de Jésus (Lc 1, 67 ; 2, 26.36 ). Cet Esprit consacre Jésus, lors du baptême (Lc 3, 22 ), comme prophète et messie ( Lc 4, 1.14.17-21 ; cf. 7, 16 ). Durant son ministère terrestre, Jésus seul agit sous l’action de l’Esprit, mais sa mission, scellée par la croix et l’Ascension, vise à faire des apôtres (Lc 24, 49 ; Ac 1, 2.8 ) et de tous les baptisés un peuple de prophètes, animés par l’Esprit des derniers temps (Ac 2, 16-21.38).

Luc relie étroitement le don de l’Esprit et la prière. C’est en prière que Jésus reçoit l’Esprit (Lc 3, 21-22 ), de même que la communauté de la Pentecôte (Ac 1, 14 ). Si Matthieu (7, 11 ) promet que le Père donnera de bonnes choses à ceux qui le prient, Luc (11, 13 ) dit que le Père donnera l’Esprit Saint à ceux qui le prient. Il illustre cette conviction par l’épisode où l’Église de Jérusalem obtient par la prière à la fois la compréhension de la persécution qui la frappe et une irruption de l’Esprit qui retrempe le courage des témoins (Ac 4, 23-31).

En somme, la prière est, aux yeux de Luc, un acte prophétique dans lequel l’Esprit confère aux croyants une lucidité spirituelle. Pour le dire autrement, il s’agit d’un dialogue grâce auquel celui qui prie parvient à voir les événements et les personnes avec le regard de Dieu lui-même. De là provient l’allégresse, la joie qui découle de tout discernement authentique.

Dans l’hymne de jubilation, Jésus fait lui-même cette expérience comme le premier et le modèle des croyants. Ce dont il se réjouit, c’est de la victoire sur Satan remportée par les soixante-douze disciples dans leur tâche missionnaire (Lc 10, 17-19). Mais, plus encore, leur succès manifeste que le Père a tissé avec eux une relation tout à fait privilégiée (10, 20 ). Leur joie rejoint celle du Christ qui salue en eux le bonheur des temps nouveaux (10, 23-24), ceux de la révélation du Père et du Fils aux petits.

Père, Fils, Esprit et Peuple de Dieu

Comme l’écrit F. Bovon, " ici le troisième pôle n’est pas l’Esprit Saint, mais le Peuple de Dieu, le groupe privilégié des "petits" ". Dans la fraîcheur native de l’évangile, la révélation de la Trinité porte d’emblée sur les relations de tendresse que Dieu noue avec les humains par son Messie. Cette révélation ne relève d’abord d’un effort intellectuel, mais de la prière, c’est-à-dire un acte dans lequel un je ose rencontrer un tu.

L’hymne de jubilation ne révèle pas la nature de l’Esprit Saint. C’est plutôt l’Esprit qui est révélateur, inspirant un discernement empreint d’allégresse où le Messie lui-même et les petits découvrent la richesse de leurs liens avec le Père. Ce discernement est le fruit d’une lecture des événements, surtout lorsque leur témoignage donne aux croyants de constater la réelle victoire de Dieu sur les forces du mal.