Accueillir le mystère


TRINITE, DIEU UNIQUE


François Bousquet
Le Père François Bousquet enseigne à la Faculté de Théologie et de Sciences Religieuse de l’Institut Catholique de Paris. Il vient de publier un livre sur la Trinité (cf. p. 48) et nous fait ici découvrir, à partir de Jésus, le Dieu unique, comme Père, Fils et Esprit.
Pour beaucoup de chrétiens, le mot Trinité est abstrait ou compliqué. En tout cas, on voit difficilement ce qu’il changerait dans notre prière, et dans la vie… Pourtant, ceux qui ont accompagné Jésus, disciples et saintes femmes, foules et apôtres, étaient des gens comme vous et moi. En plus, ils avaient été bien formés par la longue pédagogie dont l’écho nous parvient à travers tout l’Ancien Testament : ne pas confondre Dieu, le Dieu unique, avec les idoles ; se tourner vers lui avec confiance, comme vers celui qui tient à nous depuis le début, comme Créateur, puis comme Sauveur au travers des difficultés du temps ; ne pas séparer enfin notre manière de l’aimer, dans le quotidien et dans la prière, du soin qu’il faut prendre de tous les frères humains, parce que la bénédiction qu’est l’Alliance a ses exigences dans les commandements de la Loi, qui se résume à cet amour conjoint de Dieu et des frères.

Mais ce Peuple de Dieu lui-même, à partir de ceux qui ont entouré Jésus dans sa vie et jusqu’à sa mort, puis en annonçant sa Résurrection, a dû peu à peu réaliser jusqu’à quelle profondeur cet événement qu’est Jésus l’avait conduit dans la découverte de la vie même de Dieu. Il n’était pas question d’autre chose que du Dieu vivant, du Dieu unique, et pourtant il fallait trouver les mots pour dire cette expérience, après ce que l’on pourrait appeler le " choc pascal ".
Peut-on dire simplement ce qui a changé avec Jésus pour ceux qui ont cru en lui et l’ont suivi ? Le Nouveau Testament en porte la trace, si on le lit comme il a été écrit, en faisant attention (parce que nous, nous sommes souvent trop habitués, comme ceux qui savent " la fin de l’histoire "), en faisant attention, donc, à ce qu’il a de neuf pour ceux dont il relate la surprise. Et c’est un premier étonnement : Jésus appelle dans sa prière le Dieu unique son Père, se rapporte à lui comme Fils d'une manière tout à fait spécifique, et partage avec lui un même Souffle (en grec : pneuma, que l'on traduit par esprit). Regardons cela de plus près.

La première annonce

Les discours de Pierre et de Paul qui proclament, dans les Actes des Apôtres, la résurrection de Jésus, se résument en quelque sorte à cette proclamation: "Que toute la maison d'Israël le sache avec certitude : Dieu l'a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié" (Act 2, 36). La pointe est celle-ci : le Crucifié est bien le Messie attendu, et Dieu est bien le sujet de l'action : il a "accrédité" Jésus en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes, et c'est lui qui l'a ressuscité (ce qui est répété deux fois, en 2, 24 et 2, 32-33). On le voit : l'affirmation monothéiste de toute l'Ecriture est et demeure la toile de fond de la prédication des Apôtres. Mais il y a bien une différence qui s’exprime ainsi: "Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité, nous en sommes tous témoins. Exalté par la droite de Dieu, il a donc reçu du Père l'Esprit Saint promis et il l'a répandu, comme vous le voyez et l'entendez" ( Act 2, 32-33 ). Qu’est-ce que cela signifie, quant au rapport entre Jésus et Dieu ? L'intention n'est pas de "prouver" que Jésus est le Fils éternel du Père, elle est toute absorbée par la joyeuse confession de foi de "l'exaltation" ou de la "glorification" de celui qui est ressuscité, attestée au sein même de ce qu'elle produit ou permet, à savoir, on le voit et on l'entend, le don de l'Esprit, don qui fait partie de la Promesse reçue jadis pour les derniers temps.

C'est ce qui enclenche la réflexion : il faut bien reconnaître, à partir de là, la "Seigneurie" de Jésus comme Christ : un titre très fort qui l'apparente et même l'égale à Dieu. D'ailleurs, Pierre, guérissant un infirme à la porte du Temple, dite "La Belle Porte" (3, 6) , puis s'expliquant devant le peuple au Portique de Salomon sur ce qu'il vient de faire (3, 16), associe le Nom de Dieu et le Nom de Jésus comme puissance de salut (dans l'Ecriture, le Nom est la personne même). Il recommence devant le Sanhédrin qui lui demande : "A quelle puissance ou à quel nom avez-vous eu recours pour faire cela ?" (4, 8) : "Sachez-le donc, vous tous et tout le peuple d'Israël, c'est par le nom de Jésus Christ le Nazôréen, crucifié par vous, ressuscité des morts par Dieu, c'est grâce à lui que cet homme se trouve là, devant vous, guéri" (4, 10 ). C'est à partir de Jésus, entré avec son humanité dans la Gloire de Dieu, que l'Esprit de Dieu, qui est vie et salut, est répandu sur ceux qui croient en lui. Les chrétiens n'ont pas fini de réaliser ce que ces quelques mots, énigmatiques, mais accrochés aux événements, signifient vraiment...
Les formules employées dans la prédication apostolique ne sont pas toutes à trois termes : le Père, le Fils, l'Esprit ; mais elles relient étroitement Jésus comme Fils, de manière très spécifique, à Dieu qui est nommé comme son Père, et elles ne séparent pas, bien plus : elles lient étroitement le don de l'Esprit (qui fait partie des temps messianiques) à la mission de Jésus.

Les formules d’inspiration liturgique que l’on trouve dans le Nouveau Testament, et qui sont d’allure trinitaire, ne sont pas nombreuses, mais très significatives, comme par exemple 2 Co 13,13 , reprise aujourd’hui à l’ouverture de la messe : "La grâce du Seigneur Jésus Christ, l'amour de Dieu, et la communion du Saint Esprit soient avec vous tous". Il faut en rapprocher l'adresse de beaucoup d'épîtres de Paul (ou qui lui sont attribuées), adresse qui pourrait être le reflet d'une salutation liturgique. On y remarque surtout l'association sur le même plan du Père et du "Seigneur Jésus Christ" : "à vous grâce et paix de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ" . Telle est la conscience des premières communautés, qui se traduit en pratique dans le Repas du Seigneur et le Baptême au nom de Jésus : c'est Dieu qui est Sauveur et c'est Jésus qui est Sauveur ; l'Esprit, qui est l'Esprit de Dieu "passe" par Jésus, par sa mort et sa résurrection, qui permet de le reconnaître comme le Messie attendu, mais non sans s'étonner d'un rapport très spécifique à Dieu qu'il prie et nomme comme son Père, ce qui demande d'être élucidé...

Saint Paul

En lisant les épîtres de Paul, on ne peut pas ne pas remarquer ce fait singulier : une vingtaine d'années seulement après la mort de Jésus, dans un contexte juif rigoureusement monothéiste, les communautés chrétiennes, qui sont le milieu à partir duquel et auquel Paul écrit, reçoivent et acceptent sans difficulté apparente des formules où il est question du Père, de son Fils Jésus, et de l'Esprit. C'est possible, on l'a dit, parce qu'elles y reconnaissent ce qui structure leur prière, leur pratique de l'Eucharistie et du Baptême, qui elle-même renvoie fondamentalement à la mémoire que l'on a de Jésus, de ses paroles et de ses actes, dans la tradition ou la transmission qui en est faite, par oral puis par écrit, dans l'assemblée chrétienne.
La séquence est toujours la même, qui renvoie à l'expérience fondatrice : l'amour de Dieu, le Père, est manifesté dans la personne et la vie, en actes et en paroles, de Jésus le Christ, et trouve un premier accomplissement dans le don de l'Esprit, gage du monde à venir, de la vie éternelle. L'hymne qui ouvre l'épître aux Ephésiens (Ep 1, 3-14), développe cela d'une manière grandiose...

Les évangiles Synoptiques

En lisant à présent les évangiles synoptiques, la bonne question à se poser est celle-ci : pourquoi la mémoire de Jésus, sur laquelle on s’interroge avant comme après Pâques, a-t-elle forcé les uns et les autres, dans un contexte qui n'est pas favorable à cela, à réfléchir toujours plus à des titres comme ceux de Messie et de Fils de Dieu, avec ceci d'étonnant qu'il a fallu "convertir" la première compréhension qu'on en avait aux nouvelles significations qu'ils prenaient. En effet, après Jésus, on ne peut plus penser comme avant lui. On ne pense pas à lui en fonction de ces titres, on repense ces titres en fonction de lui.
Messie, oui, et bien le Messie qui était attendu, mais autrement... Non pas un Messie guerrier, mais celui qui fait son entrée à Jérusalem monté sur un ânon au lieu d'une monture militaire. Un Messie royal, de la lignée de David, oui, mais dont le titre de Roi est écrit au-dessus de sa croix de supplicié, et un Roi dont on simule l'intronisation en le giflant ! Il n'est roi qu'en étant Serviteur, le Serviteur souffrant annoncé en Isaïe.

Le titre de Fils est abondamment employé dans les synoptiques, mais le dossier est complexe. Jésus est dit fils de Marie, fils de David (ce qui est déjà un titre messianique), Fils (sans autre détermination, ou en lien avec "Père"), fils de Dieu (mais il faut préciser en quel sens), et enfin Fils de l'homme (ce qui peut désigner simplement "un homme", mais constitue aussi un titre mystérieux, qui renvoie au Livre de Daniel dans l'Ancien Testament, en Dn 7,13-14 ). Il faut tenir compte de cette complexité, et aussi ne pas charger le Nouveau Testament d'une compréhension totale, explicite et définitive de ce que l'expression "Fils de Dieu" veut dire.
Mais il n'y a pas de doute que dès les années 60-100, les synoptiques présentent Jésus clairement comme Messie, Fils de l'Homme et Fils de Dieu. La scène du baptême de Jésus, où la voix, qui vient du ciel, et qui est donc celle de Dieu, appelle Jésus "mon Fils bien-aimé" est particulièrement significative (Mc 1,11 ; Mt 3,17; Lc 3,22). Chez Marc, cela se traduit par ce que l'on appelle le "secret messianique", la défense constante que fait Jésus, avant la croix, de proclamer qu'il est le Messie, alors que toute la structure de cet évangile s'organise autour de la reconnaissance de Jésus comme Fils de Dieu ( Mc 1, 1 ; 9, 7, où dans la scène de la Transfiguration, la voix venue du ciel reprend la parole du baptême ; et 15, 39, où la reconnaissance de Jésus comme Fils de Dieu est exactement liée à la manière dont il est mort). En Mathieu, la tonalité est différente : la reconnaissance de Jésus comme Fils de Dieu est moins paradoxale, et plus accessible aux disciples. Ce titre est au centre de la confession de foi, parce que ce qui s'annonce là pour le monde, à partir de la filiation de Jésus, doit passer par l'Eglise. En lisant Luc enfin, nous y retrouvons une insistance sur la "seigneurie" de Jésus : "Et moi, je dispose pour vous du Royaume comme mon Père en a disposé pour moi" (Lc 22, 29).

Saint Jean

On peut classer les textes de l'évangile de Jean qui enclenchent la méditation trinitaire en trois catégories : ceux qui rapportent l'action salutaire de Jésus en lui reconnaissant une manière d'être qui est celle de Dieu ; ceux qui insistent sur sa totale dépendance envers le Père ; et ceux enfin qui caractérisent la relation entre le Père et le Fils comme une relation de réciprocité.
Dans la première catégorie se trouvent ce que les familiers du texte de l'évangile de Jean nomment les "péricopes en ego eïmi" ("je suis", en grec), c'est-à-dire les passages où se retrouve dans la bouche de Jésus le Nom divin de l'Ancien Testament (Ex 3,14 ; Is 43,10-13) : Je Suis Ce qui est normalement révulsant, blasphématoire, pour un juif normalement constitué.
Jésus pas moins que divin : mais aussitôt l'autre versant de l'affirmation, tout aussi fort dans l'évangile de Jean, doit être tenu : mais comme Fils, dans un Esprit filial, dans l'obéissance à la volonté du Père. "Car je suis descendu du ciel pour faire, non pas ma propre volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé." ( Jn 6,38 ) D'un bout à l'autre de l'évangile de Jean, le mouvement est bien décrit : Jésus est venu du Père, et à travers sa pâque, il retourne au Père. La tonalité du "discours après la Cène" dans l'évangile de Jean est grave: "Je vous ai dit tout cela de façon énigmatique, mais l'heure vient où, loin de vous parler de cette manière, je vous communiquerai ouvertement ce qui concerne le Père. Ce jour-là, vous demanderez en mon nom et cependant je ne dis pas que je prierai le Père pour vous, car le Père lui-même vous aime parce que vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu : je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ; tandis qu'à présent je quitte le monde et je vais au Père" (Jn 16, 25-28).

Appartenance de Jésus à Dieu, et en même temps obéissance à Dieu, l'évangile de Jean nous donne enfin de rencontrer, comme constitutives de la foi des premières communautés, des formules où se dit la relation mutuelle du Fils et de son Père, et la qualité de cette relation, qui a lieu, comme le langage dit bien, dans l'Esprit. Cette relation est de connaissance et d'amour, les deux concepts étant quasiment équivalents dans la mentalité biblique. "Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme mon Père me connaît et que je connais le Père : et je me dessaisis de ma vie pour mes brebis" (Jn 10, 14-15 ). La connaissance mutuelle du Père et de Jésus s'atteste concrètement dans le don de soi... "C'est que nul n'a vu le Père, si ce n'est celui qui vient de Dieu. Lui, il a vu le Père" (Jn 6, 46).
C'est cela qui est remarquable : l'oeuvre de l'Esprit est décrite comme l'oeuvre du Fils, et réciproquement. L'Esprit "vient" . Il est donné par le Père, envoyé par lui, il sort d'auprès de lui . Il vient enseigner, rendre témoignage, faire accéder à la vérité tout entière. Il vient mettre le monde en question, opérer un jugement (Jn 16, 8). Comme et avec Jésus, il accomplit ou mène à sa plénitude le salut (Jn 16, 12), et demeurera toujours avec ceux qui croient (Jn 14, 17 ). C'est clair : comme pour l'ensemble du Nouveau Testament, mais en l'exprimant peut-être encore plus radicalement, l'évangile de Jean lie le don de l'Esprit à la résurrection et à la glorification de Jésus, son "exaltation" pour parler comme Jean.

Toi, qui es-tu ?

La question de l'identité de Jésus, aujourd'hui comme hier, reste décisive pour celui qui veut devenir chrétien. "Et toi, qui es-tu ?" (Jn 8, 25 ). Pour celui ou celle qui partage la foi chrétienne, Jésus y a répondu par sa vie et par sa mort ; le Père lui-même y a répondu par la résurrection ; et chacun peut continuer d'y répondre en vivant de l'Esprit de Jésus et de son Père, par la foi, par l'espérance, par l'amour.

Une fois entendues les Ecritures, qui nous font découvrir, à partir de Jésus, Dieu "autrement", à savoir le Dieu unique comme Père, Fils, Esprit, il faut continuer, avec la Tradition de l’Eglise, la réflexion dans deux directions : en direction du mystère de Dieu : comment dire qui il est à partir de la manière dont il s'est fait connaître en son Fils et par l'Esprit ? et en direction de nous-mêmes, de l'humanité : qui sommes-nous donc, pour que Dieu soit ainsi Dieu-pour-nous (Dieu avec son humanité, en Jésus), Dieu-avec-nous (l'Emmanuel...) ?

A quoi sommes-nous appelés, quelle humanité avons-nous la grâce et la tâche de devenir ensemble ? Qu'est ce que cela change, au fond, que Dieu, le Dieu Vivant, soit un seul Dieu, Père, Fils, Esprit ? Voilà de quoi nous mettre en appétit pour poursuivre la recherche…