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Eclairante Trinité !


Jean-Noël Bezançon

Jean-Noël Bezançon est curé de Saint-Jacques du Haut-Pas à Paris, enseignant à la Faculté de théologie de l'Institut catholique de Paris, auteur du livre Dieu n'est pas solitaire, la Trinité dans la vie des chrétiens , Desclée de Brouwer, 1999, Prix 2000 de littérature religieuse.
" Bien compliquée, la Trinité ! " disent la plupart des chrétiens. D'ailleurs, en parlent-ils, de la Trinité ? Bien sûr, ils parlent de Dieu, ils parlent aussi de Jésus, beaucoup plus rarement du Saint-Esprit. Mais de la communion du Père, du Fils et de l'Esprit, de cette unité des trois ? Et surtout - car il ne s'agit pas seulement d'un savoir - est-ce que cela les fait vivre, qu'est-ce que cela change pour eux ? Le théologien Karl Rahner faisait remarquer, dans une sorte de boutade : "Nous pouvons aller jusqu'à dire que, si on devait éliminer, comme fausse, la doctrine de la Sainte Trinité, la plus grande partie de la littérature religieuse pourrait malgré tout rester presque inchangée. "1. C'est vrai, en particulier, de beaucoup de textes qui parlent seulement de la prière comme d'une sorte d'élévation de l'âme.

Les non chrétiens, évidemment, considèrent ce qu'ils entendent dire de la Trinité comme complètement absurde : c'est une contradiction logique, un peu comme si on disait 3 = 1. Mais les chrétiens, quand on les interroge, se débarrassent un peu trop vite de la question en répondant : " C'est un mystère... " Comme si mystère signifiait énigme ou casse-tête.

Un mystère, pas une énigme
Oui, bien sûr, la Trinité est un mystère. C'est même le mystère fondamental. Mais encore faudrait-il s'entendre sur ce qu'est un mystère. Le mystère, nous dit le catéchisme, celui d'hier comme celui d'aujourd'hui, c'est quelque chose qu'on n'a jamais fini de comprendre. Non pas parce que c'est obscur ou trop compliqué mais, bien au contraire, parce que c'est trop lumineux. Ce n'est pas la nuit, c'est une lumière qu'on ne peut pas regarder en face, mais qui éclaire tout autour d'elle. Un mystère n'est pas une bizarrerie, comme un mouton à cinq pattes. C'est une réalité lumineuse et fascinante. Lorsque saint Paul s'écrie, comme nous le redisons à la messe " Il est grand le mystère de la foi ! ", cela ne veut pas dire : " Je m'y perds, je n'y comprends absolument rien ", mais : " Je n'aurai jamais fini d'en faire le tour ". Alors, comme le dit très bien la définition proposée par Pierres Vivantes2, la Trinité, ou l'Incarnation, ou la présence du Christ dans l'eucharistie, ce n'est pas un mur contre lequel se cognerait notre intelligence. C'est comme un océan qu'on n'en finit pas de découvrir.

Devant le mystère, comme devant l'océan, nous avons plusieurs réactions possibles : il y a ceux qui restent sur le bord et qui regardent de loin, impressionnés : " Oh là là ! Que c'est grand ! " C'est déjà important. Mais il y a ceux qui s'embarquent pour le découvrir, le parcourir en tous sens, à la voile ou à la rame, à toutes les heures du jour, sous tous les éclairages : on pourrait dire que ce sont les théologiens. Enfin il y a ceux qui, tout simplement, plongent : ce ne sont pas seulement les mystiques mais bien tous les chrétiens heureux de vivre la vocation contemplative de leur baptême.

Ainsi s'exprimait déjà Hilaire de Poitiers, au IVe siècle, dans son traité De la Trinité : " Glisse-toi au creux de ce mystère, entre le seul Dieu inengendré <le Père> et le seul Dieu unique-engendré <le Fils> ; immerge-toi dans les flots secrets de cette merveilleuse naissance. Mets-toi en route, marche, ne prends point de relâche ! Je le sais, tu n'arriveras pas ! Mais tout de même, tu as pris ton départ, je t'en félicite, car celui qui poursuit l'infini de sa foi aimante, même s'il ne l'atteint jamais, profitera pourtant de sa recherche. "3 Et il concluait, dans sa prière, la première partie de son ouvrage :  " J'ai grand besoin d'implorer dans la prière la grâce de ton secours et de ta miséricorde, pour que le souffle de ton Esprit gonfle les voiles de notre foi, tendues vers toi. Qu'il nous fasse avancer dans ce voyage qu'est l'enseignement que nous commençons de donner ici. "4
La communion suppose la pluralité
Un mystère, c'est donc éclairant. Alors, la Trinité, en quoi c'est éclairant ? En quoi cette unité du Père, du Fils et de l'Esprit peut-elle éclairer notre vie ? Quel enjeu pour nous ? Quel lien peut-elle bien avoir avec notre désir d'unité, de communion, avec notre vie sociale, familiale, avec notre vie en Église ?

La Trinité pourrait nous aider à comprendre ce paradoxe fondamental : pour être vraiment un, il faut être plusieurs. L'unité véritable suppose, implique, la distinction, la diversité des personnes.

Il arrive assez souvent que, dans une messe de mariage, on entende cette page du livre Le prophète de Khalil Gibran qui exhorte les époux à vivre l'unité mais pas la fusion : " Vous serez ensemble, écrit-il,... Mais que dans votre union il y ait des espaces. Et laissez, entre vous, danser les vents des cieux. Aimez-vous l'un l'autre mais ne faites pas de l'amour une chaîne : qu'il soit plutôt comme une mer mouvante entre les rivages de vos âmes... Tenez-vous ensemble, pas trop près cependant l'un de l'autre : car les piliers du temple se tiennent à distance, le chêne et le cyprès ne poussent pas à l'ombre l'un de l'autre. "5

Cet amour qui n'est pas fusion, confusion, mais qui suppose la distinction des personnes, c'est l'amour même de la Trinité. Trinité : le mot, semble-t-il, a été inventé au second siècle, peut-être par Tertullien. Trinitas vient de tri-unitas : il dit à la fois la distinction des trois, tri, et leur unité, unitas. La distinction qui est condition de l'unité. Car ils sont un, non pas bien que trois, mais parce que trois.

C'est vrai que Jésus, le Fils, ne se prend pas pour Dieu le Père : il est aimé du Père, il se reçoit de lui, et il est tout tourné vers le Père, depuis toujours, au point d'être totalement un avec lui. Reconnaître, avec toute la tradition de l'Église, que Jésus est Dieu, ce n'est pas le confondre avec le Père. Jésus n'est pas le Bon Dieu, le créateur, se promenant sur terre. Mais il est tellement tourné vers Dieu (Jn 1, 2), totalement un avec le Père (" Moi et le Père nous sommes un " Jn 10, 30 que nous le reconnaissons Dieu comme Dieu, Dieu né de Dieu, Dieu avec Dieu, le Père. Lorsqu'on regarde le baptême de Jésus, dans l'Evangile, on perçoit bien la distinction des personnes, Jésus, dans l'eau du Jourdain, la voix du Père, qui s'adresse à lui, et la présence de l'Esprit, comme un vol de colombe. Et c'est là, précisément, que nous sommes invités à contempler leur unité, leur communion, la Trinité. Pour les chrétiens d'Orient, c'est d'ailleurs la fête du baptême de Jésus qui est la fête de la Trinité.

Interrogés sur leur prière, trop de chrétiens disent prier Dieu " globalement ", sans faire la distinction des personnes, contrairement à la prière liturgique traditionnelle ("