Vie spirituelle


Vivre la Trinité dans le mariage


Michel et Laurence Raguenet de Saint Albin
Dans les grandes étapes de la vie chrétienne, à savoir les sacrements de l’initiation (baptême, confirmation, eucharistie), la Trinité est explicitement évoquée. On ne peut en dire autant du mariage, que ce soit au stade de la préparation du sacrement ou dans sa liturgie. Pourtant, le sacrement de l’alliance entre un homme et une femme résonne de multiples correspondances avec tout ce qui peut se dire de l’Amour divin qui circule entre les trois personnes du Père, du Fils et de l’Esprit. (Cet article doit beaucoup au Colloque du cinquantenaire des Equipes Notre-Dame ; cf Numéro spécial de la Revue Alliance 114 nov. 1997)
L’anthropologie issue de la révélation judéo-chrétienne a été bâtie peu à peu autour de cette analogie entre Trinité et Famille. Cela vaut sur un plan théorique comme à la lecture de la Bible. De façon très parallèle, aussi bien dans la Trinité que dans le mariage, on peut dire qu’il y a un engagement des personnes. Personne n’est quelqu’un tout seul, pas même Dieu. On n’est une personne que par rapport à un autre. Etre le Père, c’est donner la vie, créer, en étant tout offrande, don absolu ; être le Fils, c’est tout recevoir, c’est être héritier ; être Esprit, c’est faire circuler l’amour.

Vivre en relation
La personne a la capacité de dire " je ". Le " Je " de Jésus de Nazareth se justifie par le " tu " qu’il adresse au Père et incarne le " Je " du Verbe Eternel qui tient son origine du " Tu " qui proclame de toute éternité " Tu es mon Fils bien-aimé ".
Les Pères de l’Eglise ont mis à jour cette notion de " personne " qui n’avait guère de précédent dans l’Antiquité. Par ricochet, cela a fait la lumière sur ce qu’est notre humanité. Exister pour tout un chacun, c’est non pas se replier sur soi, c’est vivre en relation : sortir de soi vers l’autre et rechercher la communion. La vraie communion n’est pas fusion mais au contraire permet de promouvoir la personnalité de chacun. Ici, le singulier et le pluriel ne s’opposent pas. Dans l’infini pluriel de l’humanité, chaque homme, chaque femme est absolument unique. Quel mystère que la conception et la naissance d’un enfant ! il y a en fait quelque chose du divin dans cet être absolument unique qui n’a jamais existé auparavant et auquel aucun autre ne sera jamais identique. Chaque enfant reflète l’unicité de Dieu et l’éternelle nouveauté de Dieu.
Dans le mariage, ce sacrement humain de l’amour divin, on décide de devenir l’homme d’une unique femme ou la femme d’un seul homme, et c’est pour refléter quelque chose de l’unicité de Dieu. La monogamie, en fin de compte, est l’un des fruits du monothéisme. Mais, dans le même temps, la conception d’un Dieu en trois Personnes a eu un effet au plan politique : cela s’est produit pour notre pays par exemple lorsque Clovis a choisi le Dieu de Clotilde contre l’arianisme, c’était une amorce de reconnaissance de la dignité de la personne humaine, à l’opposé des idées ambiantes qui sacralisaient le pouvoir des rois ariens.

Pour en venir à la Bible, dans les deux récits bibliques de la Création, l’homme apparaît bien comme un être de relation.
Dans le deuxième chapitre de la Genèse, Dieu dit " il n’est pas bon que l’homme soit seul " et une femme lui est adjointe.
Dans le premier chapitre, c’est encore plus clair : lorsque Dieu voulut créer l’homme, " homme et femme il les créa " ; immédiatement, c’est un couple qui apparaît, avec d’ailleurs une curieuse alternance de singulier et de pluriel : " Dieu créa l’homme, …il le créa, … il les créa ". " Faisons l’homme … qu’ils dominent… ".
Dieu n’a pas créé des individus indépendants, mais des être marqués au plus profond de leur chair par le désir de rencontrer l’autre, et la nécessité de s’unir avec un autre, différent sexuellement pour donner la vie ; et cette union de deux personnes distinctes reliées par un amour fécond est présentée comme la meilleure image de Dieu.
" Dieu dit ‘’ Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance. Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu, il le créa, homme et femme il les créa. Dieu les bénit et leur dit " Soyez féconds ‘’ " (Gen.1, 26).
L’image de Dieu, ce n’est donc pas une seule personne mais plusieurs : " Dieu n’est pas solitaire ", titre le Père Bezançon dans son dernier ouvrage sur la Trinité. Cette différence n’est pas vécue facilement par l’homme, elle est source de tensions et de conflits. Les fiancés le savent bien, qui découvrent que, malgré le sentiment très fort qui les rapproche, ils sont souvent en désaccord parce qu’ils ne voient pas, ils ne vivent pas les choses de la même façon l’un et l’autre, et cela mène à des malentendus, qu’il faut dissiper par le dialogue et l’échange.

Le triangle de l’amour
Le Dieu amour a donc pour image l’amour humain. On peut représenter la Trinité par un triangle dont les trois sommets, Père, Fils et Esprit, sont en parfaite relation et équilibre, non pas un équilibre statique mais plutôt en mouvement, un dynamisme qui donne la vie, crée le monde. De même le triangle Homme-Femme-Amour, que l’on peut traduire par les pronoms JE-TU-NOUS, donne vie à l’enfant qui à la fois concrétise et relance le dynamisme de l’amour conjugal pour le démultiplier en amour paternel, maternel, filial, fraternel. La relation entre les époux peut même être considérée comme une troisième personne, à part entière, qui vit, qu’il faut entretenir, nourrir par le dialogue et le pardon, personne à laquelle on se réfère et au nom de laquelle on s’engage.
Faire de l’amour humain le symbole d’une trinité, plutôt que simplement d’une dualité, nous éclaire sur la manière de vivre notre amour. Il ne s’agit plus d’entrer dans une logique de force (comme le mot " couple " l’évoque dans son acception en sciences physiques), d’opposition conflictuelle (qui se retrouve dans les schémas binaires comme intérieur/extérieur, yin/yang, blanc/noir, positif/négatif, tort/raison). Au contraire, il s’agit de se lier l’un à l’autre, tout en s’ouvrant à un troisième, évitant ainsi, autant que l’opposition, l’égoïsme à deux qui accompagne souvent la recherche d’un amour fusionnel : en effet, cet amour où la personne cherche à se fondre dans l’autre au détriment de sa propre identité ne correspond pas non plus à cette " communion dans la différence maintenue " qu’évoque le Père Bousquet à propos de la Sainte Trinité.
De même, le dialogue, indispensable à la vie amoureuse, est beaucoup plus constructif lorsqu’on arrive à en faire un " trilogue ", en invitant Dieu à la discussion, comme le font les membres des Equipes Notre Dame dans le " devoir de s’asseoir " : en se situant dans la mouvance de l’Esprit Saint pour regarder son conjoint, on évite la discussion où chacun campe sur ses positions, où l’on compte les points d’un échange qui prend des allures de match de ping-pong ; au contraire, on cherche une troisième voie dans laquelle il n’y aura ni perdant ni gagnant. Il est particulièrement important aujourd’hui de proposer cette image d’un amour parfait entre trois personnes distinctes parce que souvent les jeunes se marient tard, qu’ils se sont déjà accomplis tous les deux professionnellement et peuvent craindre de " se perdre " en s’unissant. Le droit à la différence est une revendication tellement forte ! Parmi leurs désirs, il y a celui d’être en communion avec l’autre sans rien perdre de son identité propre.
Pour aimer notre conjoint, mettons-nous à l’école de la Trinité. Aimer, pour le Père, c’est donner : il donne la vie en créant le monde, il ne reste pas seul, autosuffisant, il se désaisit de lui-même pour donner vie à son Fils, entrer en relation avec lui, et par lui, enfin, il donne sa propre vie divine à tous ses enfants, les hommes. Mais aimer, c’est aussi accueillir, comme le fait le Christ qui se reçoit de son Père. Les époux savent bien qu’il va falloir donner à l’autre de son temps, de son attention, …, mais ils ne doivent pas oublier de recevoir aussi. Car on rencontre de ces femmes parfaites qui ont tout sacrifié à leur mari, se sont dévouées à lui toute leur vie, mais qui n’ont pas su accueillir dans leur programme bien rempli ce qu’il avait à leur apporter ; ou bien ces hommes qui ont " tout fait " pour rendre leur femme heureuse, lui ont donné tout ce qu’elle pouvait souhaiter, mais ont oublié d’écouter ce qu’elle avait à leur dire.
Sachons donc, comme le Père et le Fils, donner et recevoir, c’est à dire, comme l’Esprit, partager ensemble.
Regardons ensuite le Christ faire en toutes choses la volonté de " Celui qui l’a envoyé ", même au Jardin des Oliviers –" non pas ma volonté, mais la tienne ". Belle devise pour un ménage ! Et si le Christ est capable d’être ainsi obéissant, jusqu’à la mort, c’est parce qu’il fait toute confiance à son Père, son Père qui lui a tout donné, qui a mis en Lui " toute sa complaisance ". Mettre la volonté de l’autre, le bien de l’autre, l’intérêt de l’autre avant le sien propre, voilà le comportement amoureux. Et la confiance qui règne entre des époux est le fruit de tous leurs échanges, leurs expériences, elle est la marque d’une communion qui s’est approfondie au fil du temps.
Le temps, en effet, est un facteur essentiel du mariage puisque les époux s’engagent pour toute leur vie.

Incarnés dans le temps
Or, c’est là un autre apport original de la révélation judéo-chrétienne : le temps n’est plus cyclique comme chez les Grecs, il est orienté, et Dieu a quelque chose à y voir. Il ne cherche pas à nous délivrer d’une prison temporelle par quoi se définirait notre monde. Les trois Personnes agissent dans le temps : Yahwé s’est révélé comme le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, il a conduit son peuple par la main vers une Terre Promise ; ses porte-parole, les prophètes, ont annoncé un Messie. Jésus a partagé 33 ans notre vie terrestre avant de nous envoyer l’Esprit qui anime l’Eglise, et il reviendra rassembler tous les hommes comme une offrande éternelle à son Père.
Le temps est orienté entre une Création et une fin, et l’Incarnation, c’est bien la promesse de la Résurrection, l’ouverture de l’avenir à l’éternel. Noël, c’est l’entrée de l’Eternel en personne dans le temps ; Pâques et la foi en la résurrection de la chair, cela veut dire que Dieu n’est pas avant ou après le temps, au-dessus, là-bas ou ailleurs, mais qu’il intervient au cœur même de notre histoire, collective aussi bien que personnelle. Il s’est engagé aux côtés de son peuple, il s’engage avec chacun en particulier dans le cadre du sacrement de mariage – le sacrement de l’alliance – et il devient comme la troisième personne du couple.
Dès lors, le temps est dynamisé : il n’est pas répétitif ou immuable en attendant autre chose, il acquiert la profondeur d’une provenance, d’un avènement, il est grâce : venu de Dieu, il mène à Dieu.
De même, dans chaque existence humaine, nous courons à l’amour parce que nous en venons. La mémoire est un fait positif, sans elle une personnalité ne peut se construire (c’est la difficulté de l’enfant trouvé ou même de l’orphelin). Le destin d’une vie est d’autant plus heureux qu’il est perçu comme pro-jet, l’individu se projette d’autant mieux dans l’avenir qu’il s’engage avec ses semblables : c’est la dimension sociale et politique de l’homme, celle-là même qui fait cruellement défaut chez l’apatride ou l’asocial ou chez ceux qui ont lancé ce slogan fameux " No future ".
L’importance du facteur temps est encore plus nette dans l’engagement de deux êtres dans le mariage : deux passés se conjuguent, donnant sa couleur au projet de vie commune, à l’histoire d’une famille nouvelle qu’écriront ensemble les époux et leurs enfants.
Mais la réussite d’un tel bonheur ne va pas de soi. En effet, l’amour est apprécié – surtout à notre époque – dans sa dimension émotionnelle ; on aime être amoureux, c’est à dire dans un état de désir et d’attente qui, par définition, est voué à l’éphémère. Ce n’est pas seulement sur l’amour-passion que le mariage peut se fonder, il faut aussi la décision de s’engager à aimer comme le font les trois Personnes de la Trinité. Mais, pour nous qui sommes pécheurs, les cahots du long chemin de la vie nécessiteront de recourir fréquemment au pardon.

Incarnés dans les corps
Enfin, si le propre de la foi chrétienne est d’inscrire dans l’histoire du Salut ce fait inouï de l’Incarnation, cela change tout, comme on l’a dit, dans notre rapport au temps, mais également dans notre conception du corps. De même que Dieu est venu sauver ce monde qui est le nôtre, de même le charnel est le lieu du spirituel. Pour des époux, ce n’est pas sans conséquences.
Dans la Bible, le couple est voulu par le Créateur et il est appelé à ne faire " qu’une seule chair ". Et " Dieu vit que cela était bon ". Le mariage chrétien est ainsi un sacrement assez particulier par rapport aux autres sacrements. Il est le seul que les laïcs se donnent eux-mêmes, la bénédiction du prêtre signifie plutôt l’attestation et l’aide de l’Eglise aux époux ainsi engagés. Et la " matière ", pourrait-on dire, du sacrement, c’est tout simplement l’union des corps. C’est pourquoi l’Eglise déclare nul un mariage non consommé. C’est ce qui explique aussi le " non-sens " du point de vue chrétien, d’une cohabitation avant le mariage.
Certes, il n’est pas facile pour l’Eglise d’aujourd’hui de se faire comprendre à ce sujet. Quand tant de couples déjà " cohabitants " demandent le mariage religieux et qu’on les reçoit en session de CPM (Centre de préparation au mariage), il est tentant d’esquiver le problème. Par peur de blesser, pour ne pas les rejeter ni les renvoyer au simple mariage civil. Mais cela revient à mentir sur le contenu du sacrement qui sera célébré, car c’est l’union sexuelle autant que l’amour conjugal, l’engagement des deux volontés et l’ouverture à la fécondité qui prennent sens – et un sens sacramentel – s’ils sont célébrés et vécus simultanément et avec le Christ. Alors, le mariage chrétien est le témoignage en vérité et à l’adresse du monde entier de ces merveilles que Dieu fait pour ses enfants.
Car, après St Paul, on ne peut plus minimiser " la grandeur de ce mystère " dont chaque couple doit témoigner : il s’agit pour les époux d’être les témoins de rien moins que l’alliance du Christ et de son Eglise, c’est à dire le don de son corps livré sur la Croix pour nous rendre à la vie.
Le mariage chrétien est le lieu privilégié en fait de la transfiguration par Dieu-Amour des désirs humains même les plus difficiles à satisfaire : le Père, créateur de toutes choses, donne au couple de réaliser cette chose inouïe de donner al vie ( le verbe " procréer " signifie bien créer au nom de Dieu) ; le Fils incarné donne corps non seulement à l’Eglise universelle mais aussi à cette " église domestique " qu’est la famille ; l’Esprit dilate le présent du couple vers un avenir qui ne sera rien moins que l’éternité.