Chemins de vie


Regarder et avancer : Conversion à poursuivre


P. Gilles Pagès


Passée la fête, adieu le saint ?
Une année jubilaire... plus qu’une année... Trois cent soixante quinze jours de conversion demandée, de pardons échangés... Un temps de grâce et de miséricorde offert à chaque croyant pour que chaque croyant puisse renouveler son adhésion au Christ en se rendant plus attentif encore, aux besoins de ses frères. Une année jubilaire pour replacer chacun dans le présent de Dieu. Une année longuement préparée puis enfin célébrée. Une année qui s'achève.
Pourtant, l'appel du Fils, hier comme aujourd'hui, aujourd'hui et demain continue de retentir en nos vies. Le souffle de l'Esprit ne cesse de pousser nos générosités vers des océans d'amour toujours plus vastes, toujours plus loin. La grâce et la miséricorde du Père restent offertes à tous les hommes, à toutes les femmes de bonne volonté, Un temps fort s'achève. Mais la force de ce temps va-t-elle émousser notre charité fatiguée ou, au contraire, l'aiguiser plus finement ?
L'Église, pour commémorer l'anniversaire de la naissance du Christ, a invité chaque chrétien à réfléchir, à prier puis à agir joyeusement et concrètement selon quatre lignes de force l'annulation de la dette, la libération des esclaves, la préservation et le partage de la terre. Mais tout engagement, pour être authentique, réclame une démarche de conversion sincère et effective. Conversion des attitudes et des mentalités de tout un peuple qui, regardant en direction dé son passé, se reconnaît pécheur et demande humblement pardon. Conversion personnelle aussi, pour qu'un réel témoignage soit porté devant tous les hommes et qu'il entraîne par contagion, par capillarité peut-être, la conversion de tant de frères et de soeurs loin de l'amour du Père, N'oublions pas la force ni le propos missionnaires de cette année qui s'achève.
La conversion et l'engagement joyeux furent donc au coeur du Grand Jubilé. Il s'agissait d'accueillir le Seigneur, lui qui se tient debout, à la porte d'entrée de nos vies. Il s'agissait de répondre à son invitation pressante, de savoir interpréter les signes des temps afin de poser de vrais choix pour le futur. Il s'agissait de nous engager en faveur de plus de justice et de paix dans ce monde reçu en héritage. Il s'agissait... Il s'agit ; en aurons-nous jamais fini de nous convertir et de nous engager ?
Dans nos familles, dans nos quartiers, dans nos paroisses et nos communautés, sur nos lieux de travail, sur le lit d'hôpital où nous cloue la maladie, comment poursuivre cette démarche de conversion ? Comment continuer d'en vivre ? Comment en faire vivre nos prochains ?

C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? –
Poursuivre la démarche de conversion
"Jusqu'à Jean ce furent la Loi et les Prophètes; depuis lors le Royaume de Dieu est annoncé, et tous s'efforcent d'y entrer par violence" (Lc, 1 6,16). Le temps du Royaume inauguré par Jésus, c'est, depuis lors, aujourd'hui. "Aujourd'hui le salut est arrivé pour cette maison..." (Lc i9,9). L'année jubilaire va bientôt se conclure. Allons-nous vivre aujourd'hui, puis demain, sur l'élan éventuellement reçu hier ? Un élan qui nous animerait encore un peu, puis un peu moins... La dynamique de la grâce se transformerait bien vite en une force d'inertie. Un chemin de conversion s'est ouvert sous nos pas, devant nous. Le chemin ne s'arrête pas brusquement: ni à Rome, ni à la porte de la cathédrale de notre diocèse, ni à cette dernière réunion où nous parlerons encore une dernière fois de la remise de la dette ou du respect de la terre. Le chemin ne s'arrêtera pas à la cérémonie de clôture du jubilé. Nos pas nous porterons encore jusqu'à la maison du l'ère car "nous n'avons pas ici-bas de cité permanente" (Hé 13,14). Nous sommes pèlerins. Non pas des pèlerins occasionnels mais de perpétuels itinérants.
"Aujourd'hui" n'est ni "hier" ni "demain". Ce n'est pas non plus "toujours" car "toujours" a un goût de "jamais". Ce n'est pas toujours le moment favorable. C'est maintenant, ici, pour moi, le temps de la conversion et de l'engagement - Est-il sensé de dire: "le jubilé m'a donné un bon coup de pousse. Désormais, j'ai mieux appris à demander pardon et je pardonnerai toujours. Dorénavant, je remettrai mes dettes." ? "L'insensé n'y comprend rien" (Ps 92,7) : il rapetisse ces merveilles de Dieu qui font vivre au présent, Demandons pardon mais pardonnons maintenant au voisin qui dérange, à l'enfant qui joue trop bruyamment, au conjoint soupçonné, au collègue méprisé, à l'infirmière aux gestes brusques... N'est-ce pas arrivé aujourd'hui ? Lorsque notre regard, ici et maintenant, se tourne en direction de nos frères, puis se retourne vers le Père pour les porter à son amour, alors nous jubilons sans cesse. Si ce jubilé a permis d'ouvrir les yeux, gardons les yeux ouverts sur le monde. Pourquoi demain, faudrait-il avancer en aveugle, nous qui maintenant avons vu et cru ?

"La charité n'a pas d'heure"
Vivre dans la logique d'une démarche de conversion

L'année jubilaire posée comme un idéal, comme une sorte d'utopie, n'aura pas, d'un coup de baguette magique, changé nos coeurs et par là, changé le coeur du monde. Même si nous avons laissé se convertir notre regard, même si nous avons appris à voir autrement ce monde jusqu'à le contempler comme un espace d'amour à partager, notre conversion est devant nous, nécessairement moins soudaine que fruit d'un long travail de mise en grâce, d'accueil et de persévérance.
Il serait possible, bien sûr, de mesurer, en sociologue ou en économiste, les "retombées" du jubilé. Cependant, n'est-ce pas dans le secret du coeur de l'homme que les choses de Dieu se passent ? Nous n'avons rien à mesurer. Aucun bilan n'est à faire. Ce n'est pas à nous que le jugement appartient mais à Celui à qui le jugement tout entier a été donné (Cf Jn 5,22-3D).
Malgré les appels du pape, la mobilisation des chrétiens et de tous ceux que blesse l'injustice, la dette internationale n'aura pas été ou n'aura été que partiellement remise. Moins de pétitions vont circuler. Les voix qui s'élèveront encore seront moins médiatisées.
Paradoxalement, alors que l'esprit de cette année jubilaire réclamait de libérer les esclaves, jamais nous n'aurons autant entendu parler de crimes contre l'humanité, de pédophilie ou de tourisme sexuel, de clandestins entassés comme des animaux déjà morts, dans des fourgons blindés, pour des voyages improbables avec, au bout de l'errance, la certitude d'une terrible exploitation et d'une absence de protection sociale. Beaucoup réagissent et maintenant réagiront.
Alors que le jubilé a attiré notre attention sur la préservation de la terre, jamais nous ne nous serons autant inquiétés de l'effet de serre et du réchauffement de la planète, de la conséquence, sur nos organismes, de la consommation d'O.G.M. ou de viande contaminée par les farines animales. Vaches folles, poulets à la dioxine et fièvre porcine font la une de nos quotidiens. Le bien-être de la nature préoccupe. Des mesures sont prises, d'autres sont à prendre qui intéressent les chrétiens.
Sur le bord des routes, des personnes sans travail tendent la main. Il s'agit pourtant de distribuer la terre. Avec des mots plus actuels et adaptés, nous disons qu'il s'agit de mieux redistribuer le capital. Nos sociétés fabriquent des exclus. Or ce sont ceux là que, dans l'Evangile, Jésus vient libérer. Ceux-là qu'il réintègre en tant qu'acteurs dans la société humaine. Le temps de la justice pour les pauvres et de la restauration des relations avec les exclus n'en finit pas de venir.
Mais ne nous sommes-nous pas "aujourd'hui", retournés vers la Parole de Dieu, c'est-à-dire convertis à cette Parole ? N'est-ce pas elle qui nous oriente "maintenant" et nous aide à élaborer des stratégies politiques, économiques et sociales ? Ces engagements moraux ne font-ils pas, au jour le jour, partie intégrante de la foi chrétienne ?
A un niveau plus personnel, plus fondamental aussi, premier en quelque sorte, invités tout au long de l'année jubilaire à remettre à nos prochains toute faute et toute peine, que faisons-nous vraiment si, à cette heure, nous vivons dans l'esclavage de nos égoïsmes ? Quel sens donnons-nous à notre vie chrétienne si notre orgueil asservit les membres de nos familles, nos collègues de travail, nos amis et nos relations ? Quelle terre respectons-nous si nous laissons notre foyer se dégrader, la division acidifier nos jours et la haine asphyxier nos bonnes dispositions ? Quel respect de ce que Dieu a donné à tous si nous posons des barrières, éthiques ou autres, pour fabriquer des exclus ? Quelle terre distribuons-nous quand l'avarice retient au fond de la poche, la pièce de dix francs que réclame le clochard aviné ? "Sois fidèle à ton proche aux jours de sa pauvreté pour goûter avec lui le bonheur" (Si 22,28), pour jubiler. Aux jours de sa pauvreté...
"Afin que le monde croie" - Faire vivre
Faisons retour sur l'histoire de notre vie mais pour vivre une histoire nouvelle. Purifions notre mémoire, ce qui ne va jamais sans douleur, de toute forme de contre témoignage et de scandale : laissons-nous réconcilier mais pour que le monde soit réconcilié. Mesurons l'espace de nos terres pour bâtir une terre nouvelle. Car cette terre nouvelle est encore pour bâtir...
Méditons les paroles de vie "non pas superficiellement avec les seules oreilles du corps, mais dans la foi pour permettre à d'autres de nous imiter et d'agir en conséquence, enseignons-le en parole et par l'exemple". Le témoignage ne sera jamais achevé et il ne passera pas. A Rome, Jean-Paul Il a invité les jeunes à être les saints du nouveau millénaire. Mais la sainteté réclame moins des actions éclatantes qu'une conversion régulière.
C'est peut-être cela, la pastorale de conversion à poursuivre. S'il s'agit de comprendre la pastorale comme l'animation du peuple de Dieu : restons animés et joyeux. Restons en marche parce que nous sommes ce peuple qui avance. S'il s'agit de comprendre la conversion comme un retournement des yeux pour un envol du coeur : éduquons sans cesse notre regard. Un regard humble mais attentif, un regard posé autour de nous, là-même où Dieu nous a posé, là-même où il nous veut. L'heure de ce regard n'est pas venue le jour de l'ouverture de jubilé. Elle ne viendra pas au jour de sa clôture officielle. "L'heure vient et c'est maintenant" (Jn 4,23.5,25). Oui, "voici venir l'heure et elle est venue" (Jn 16,32).
Avec le Grand Jubilé, une dynamique fut créee. Une énergie nouvelle fut donnée qui, aujourd'hui, nous met debout. Irions-nous si vite nous rasseoir ? Il n'y a pas de conclusion à cette réflexion : il ne peut y en avoir.