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L’EUCHARISTIE, Vie de Dieu



Père Jean-Pierre Gaillard


Les bons chrétiens que nous sommes, ou que nous essayons d’être, sont habitués à la pratique régulière de la messe, à la communion eucharistique fréquente. Nous sommes si habitués que l’on pourrait être tentés de les banaliser si ce n’était notre préoccupation de chercher à approfondir le mystère de Dieu et de ses dons sacramentels. Participer à une célébration eucharistique n’est jamais une banalité.
La Liturgie qui s’y déploie est parlante par elle-même, si tant est que nous essayions de mieux la comprendre. Nos frères chrétiens orientaux n’avaient pas, jusqu’à ces toutes dernières années , de catéchèse organisée, comme nous l’avons en Occident depuis les XVI° ou XVII° siècles ; pour eux la liturgie est catéchèse, puisque le catéchète y est Dieu lui-même.
Essayons donc de voir d’un peu plus près le déroulement de la liturgie eucharistique, avant d’en analyser quelques conséquences qui pourraient peut-être aider à notre croissance spirituelle.

1. Le déroulement de la Liturgie eucharistique :
Ne retenons maintenant que la Liturgie proprement eucharistique de notre célébration, ce que nous appelions le Canon. Point n’est besoin de rappeler l’importance essentielle de la Liturgie de la Parole, ni non plus tous la Liturgie de Communion qui constitue le second volet, essentiel lui aussi, de cette liturgie eucharistique.
a. La louange.
Ευχαριστειν signifie rendre grâce ; l’Eucharistie toute entière est louange et la Prière eucharistique plus spécifiquement est action de grâce.
Le début de l’anaphore , si vilainement appelée la Préface (quand les occidentaux n’ont pas d’introduction, de préface, ils ont l’impression d’avoir fait une mauvaise dissertation), exprime l’énoncé des motifs de l’action de grâce : les mirabilia Dei (les merveilles de Dieu). Deux aspects sont alors plus spécialement développés :
Si la tradition orientale a des préfaces fixes (elles sont liées à telle anaphore, comme c’est le cas de la 4° latine), la tradition occidentale, au contraire, varie (on compte actuellement plus de 70 préfaces), avec très généralement trois éléments :

L’acclamation dite du Sanctus, appelée aussi le Chant des Séraphins, a été rajoutée, dès le IV° s. à Antioche et en Égypte , à la fin du V° en Afrique et au VI° seulement dans le reste de l’Occident. Il s’agit du texte d’Isaïe (Is 6, 3 ) qui est une acclamation (toujours chantée) pour clôturer la louange introductrice de la Préface ; on y ajoute (sauf dans la tradition copte) le texte évangélique de Mt 21, 9 , lui-même une reprise de Ps 117, 26 .
b. Le récit de l’Institution.
Les chrétiens occidentaux que nous sommes ont la coutume, depuis les premiers Scolastiques du XII° siècle de considérer le Récit de l’institution comme le cœur de la Prière Eucharistique. Autrefois, on tombait à genoux et maintenant on fait un grand silence ; on baissait pudiquement les yeux alors qu’on nous montrait le Corps et le Sang du Seigneur pour que précisément on les regarde ! Ce n’est pas le cas des chrétiens orientaux qui considèrent ce moment comme important, sans pour autant faire de la trop fameuse consécration le cœur de la Prière eucharistique, alors qu’il serait plus juste de dire que toute la Prière eucharistique est consécratoire.
Puisqu’il s’agit de récit, on pourrait penser qu’il s’agit d’un récit biblique. Et non pas ! D’abord, ce n’est pas un récit puisque le texte continue sous forme de prière adressée au Père. Ensuite il y a des détails qu’il faut chercher ailleurs dans l’Évangile (les yeux levés au ciel [Canon Romain ]) ou même non bibliques (les mains très saintes : [Canon Romain, anaphore grecque de St Jean Chrysostome], l’eau dont le vin est coupé : [anaphore hiérosolymitaine de St Jacques, anaphore grecque de St Basile, anaphore syriaque de XII Apôtres]).
On notera aussi que l’évocation de la Cène commence toujours par une allusion à la mort du Christ :
La conclusion est encore l’ordre du Seigneur : Vous ferez cela en mémoire de moi (Liturgie romaine), avec parfois l’ajout paulinien, généralement, en Orient : Chaque fois que vous mangez ce pain et buvez à cette coupe, vous annoncez ma mort jusqu’à ce que je vienne .
c. L’anamnèse.
L’ordre du Seigneur s’accomplissant dans la Liturgie, on fait mémoire du Christ, on offre son sacrifice . C’est ce qu’on appelle l’Αναμνεσις , la mémoire. L’objet de ce mémorial est l’ensemble du Mystère pascal : Mort et Résurrection du Seigneur, auxquelles s’ajoute très généralement la Parousie (le retour glorieux du Seigneur à la fin des temps), et parfois même l’Ascension (PE I).
Puis le mémorial se fait offrande :
On notera qu’ici le Corps et le Sang sont entourés d’un langage enrichi, voire symbolique (c’est le cas surtout en Orient : ainsi ce sacrifice redoutable et non sanglant [anaphore hiérosolymitaine de St Jacques]) ; il s’agit bien du don que le Christ fait lui-même de sa vie (optique johannique) qui devient un aujourd’hui dans l’acte de l’Église qui célèbre. Soulignons enfin que le prêtre dit nous, et non je, ce que le Canon Romain précise : nous tes serviteurs et ton peuple saint avec nous (formule de saint Grégoire le Grand ).
d. Les Épiclèses :
Ce terme barbare désigne l’appel à l’Esprit Saint, et pour les Orientaux, c’est ce moment qui est considéré véritablement consécratoire dans l’Eucharistie : c’est maintenant que l’on s’agenouille et que l’on peut même se prosterner jusqu’à terre.
Le Canon Romain n’avait pas d’épiclèse explicite : donc, du IV° au XX° siècle, l’Église romaine a omis de mentionner l’Esprit Saint dans sa Prière eucharistique ; les orientaux ont toujours considéré cela comme proprement scandaleux (tout en reconnaissant toutefois que les Occidentaux croyaient réellement à la troisième personne de la Trinité), et de même plus tard les protestants. Il faudra attendre Vatican II pour que soit corrigée cette regrettable omission, à la demande explicite du reste du patriarche Maximos IV (catholique oriental de tradition syrienne) et du pasteur Roger Schutz (de la communauté de Taizé).
Pour sa part, la tradition orientale n’a très généralement qu’une seule épiclèse, après le récit de l’institution ; les nouvelles anaphores romaines en ont deux, avant et après le récit de l’institution !
Voyons un exemple d’épiclèse orientale :
Plaise à ta bonté que vienne ton Esprit Saint sur nous et sur les dons ici offerts, qu’il les bénisse, les sanctifie et consacre ce pain comme vénérable et propre corps de notre Seigneur, Dieu et Sauveur, Jésus-Christ, et cette coupe comme vénérable et propre sang de notre Seigneur, Dieu et Sauveur, Jésus-Christ, répandu pour la vie du monde. Et nous tous, qui participons au même corps et à la même coupe, fais que nous soyons unis les uns aux autres dans la communion de l’unique Esprit…(Anaphore de St Basile)
Il y a donc dans cette épiclèse les éléments suivants :
Au Père il est demandé d’envoyer son Esprit,
On a donc toute une série de mouvements en référence à l’Esprit Saint qui sont évoqués ici : appel de l’Esprit sur nous et sur les dons, pour qu’il consacre ces dons et unisse les croyants. Si le premier aspect n’a jamais fait difficulté, le second en revanche a divisé malencontreusement orientaux et occidentaux ; aussi, est-ce la raison pour laquelle les nouvelles Prières eucharistiques romaines, qui se voulaient des épiclèses explicites, ont dû en mettre deux : une première pour la consécration (évidemment avant la dite consécration que l’on lie au récit de l’institution), une pour la communion. Voici ce que cela nous donne, par exemple :
Prière Eucharistique II   :
Prière Eucharistique III   :

On parlera donc, pour les anaphores romaines, d’épiclèse de consécration et d’épiclèse de communion. Notons déjà que c’est toujours l’Esprit qui fait tout cela !
e. Les intercessions.
Comme le Sanctus, les intercessions sont des ajouts qui n’entrent pas comme telles dans la structure la plus ancienne de la Prière eucharistique ; elles sont inconnues d’Hippolyte de Rome (III° s.) et des anaphores gallicanes et hispaniques (VI° s.) . Leur place a pu varier (comme dans le Canon Romain où elles sont avant et après la récit de l’institution) ; ce sont les antiochiens qui les ont placées en finale de l’anaphore.
Deux dimensions distinctes, mais voisines et souvent convergentes, se trouvent à l’origine de ces intercessions :
Il ne s’agit nullement d’une Prière universelle (traditionnelle, puis oubliée, enfin rétablie dans la liturgie romaine par Vatican II) car on ne peut nommer ici que ceux avec qui on partage la même foi, alors que la Prière universelle, est précisément… universelle, et va donc bien au-delà des frontières de l’Église.
f. L’acclamation.
Toutes les anaphores se terminent par une formule trinitaire dont la teneur est nettement doxologique, c’est-à-dire de conclusion, avec les mêmes mots : louange, gloire, honneur, bénédiction, adoration… Si les Orientaux mettent les trois personnes divines sur le même plan (par référence aux controverses théologiques du IV° s. ), l’Occident a conservé l’affirmation de la médiation du Christ :

Pour bien marquer le thème de l’action de grâce et la qualité d’offrande des dons eucharistiés, la messe romaine fait le geste de l’élévation du corps et du sang du Seigneur, unis entre eux, jusqu’à ce que l’assemblée ait donné son approbation par l’Amen final.
Partout, la conclusion de l’anaphore sollicite cette participation des fidèles, déjà soulignée par Justin de Rome , manifestation significative du sacerdoce baptismal s’unissant à l’action eucharistique.

2. Les signes de l’Eucharistie :
Nous voudrions maintenant tirer un certain nombre de conséquences spirituelles de cette brève analyse liturgique de la Prière Eucharistique. Il y aurait certes énormément d’autres points à relever, tant riche est le mystère eucharistique. Contentons-nous de ceux-ci.
a. L’Église fait l’Eucharistie, l’Eucharistie fait l’Église.
Il est intéressant ici de noter d’abord la complémentarité des sacerdoces dans l’Église. Au sacerdoce commun des fidèles, conséquence du Baptême, est joint le sacerdoce ministériel, qui, comme son nom l’indique, est un service de la communauté. S’il agit in nomine Christi (au nom du Christ), le prêtre agit tout autant in nomine Ecclesiae (au nom de l’Église). Le prêtre célèbre pour le peuple chrétien, et jamais pour sa piété personnelle.
C’est toute l’Église qui eucharistie : des prêtres, mandatés par elle, président cette Eucharistie. C’est vrai que cela est un énorme problème œcuménique, mais il n’empêche que c’est une question traditionnelle pour nous. Chrétiens orientaux et occidentaux se rejoignent sur ce point , à la différence notable des traditions protestantes, et encore avec de substantielles nuances .
Mais c’est l’Eucharistie qui rassemble la communauté des croyants. Certes des communautés privées d’Eucharistie ont existé et existent toujours ; mais ce sont des exceptions qui confirment splendidement la règle. Le sommet de la vie ecclésiale est précisément le rassemblement eucharistique, et singulièrement lors du Jour du Seigneur . N’oublions jamais ces communautés chrétiennes privées de prêtre et qui ne peuvent célébrer l’Eucharistie que quelques fois dans l’année : cela devrait modérer notre caprice en matière d’exigence de prêtres, au point de torturer abusivement les évêques qui n’en peuvent rien.
  1. L’Eucharistie est présence du Christ ressuscité.

  2. Reportons-nous aux Pèlerins d’Emmaüs (Lc 24, 14-35 ). Leur Eucharistie s’est faite autour du Ressuscité. Le corps et le sang offerts sont ceux du corps glorieux du Christ ressuscité. Si on parle justement de Sacrifice de la Messe, n’en faisons pas pour autant le seul souvenir de la Passion. Elle est Mémorial de tout le Mystère pascal, mort et résurrection réunies.
    Le temps de l’Église que nous vivons, se situe entre la Résurrection de Jésus et son Retour en gloire : il est mémorial et espérance. On se fonde sur la Résurrection, on attend le Ressuscité, pour ressusciter avec lui à notre tour.
  3. L’Eucharistie est signe de communion.

On ne partage pas son repas avec n’importe qui ; on soigne aussi le choix de ses convives. Partager un repas est signe d’authentique communion. Là encore, la réalité théologique ne se substitue pas à la réalité humaine.
On comprend tout le poids de la communion partagée. On reçoit le corps et le sang du Seigneur en communauté et manger le même pain et boire à la même coupe est alors lourd de sens. On voit toute la portée théologique et œcuménique de cette réalité.
Ainsi devons-nous soulever le grave problème de l’inter-communion, c’est-à-dire la communion dans une autre Église chrétienne que la nôtre. Les protestants l’admettent volontiers, mais très généralement ils ne reconnaissent pas la présence du Christ sous les apparences du pain et du vin comme nous l’entendons ; cela ne les gêne donc pas beaucoup. Les orthodoxes la refusent, affirmant que nous communierons au même pain quand nous aurons la communion intégrale dans la foi, ce qui n’est pas le cas actuellement. Les catholiques, officiellement la refusent, mais très souvent la pratiquent !
Nous nous garderons bien de trancher le débat ici, même si personnellement nous avons une position et une pratique. On ne traite pas de ces choses en deux lignes à la fin d’un article. Pour encore compliquer des choses qui le sont déjà pas mal, je dirais simplement qu’on ne fait pas du bon œcuménisme avec des bons sentiments, pas plus d’ailleurs qu’avec une théologie rigide.

Conclusion :
L’Eucharistie est sommet de la vie sacramentelle.
L’ordre traditionnel de réception des sacrements de l’Initiation chrétienne montre bien combien l’Eucharistie est le sommet de la vie sacramentelle : baptême, confirmation , eucharistie. Si la pratique occidentale, toujours terriblement utilitaire, a prévalu, en plaçant la confirmation après la première communion, l’Orient a pour sa part toujours conservé l’ordre convenable
C’est à la vie eucharistique que le croyant est appelé et toute sa vie chrétienne s’épanouit dans ce sacrement du partage de Dieu. Ne faisons pas de l’Eucharistie un bonbon pour enfant sage, ni une récompense pour personne vertueuse ; le jansénisme a été condamné par l’Église.
* L’Eucharistie est Vie, tout simplement parce que Dieu est la Vie.