Vie spirituelle


VIVRE EN EUCHARISTIE

P. François Créac'h, spiritain


L'Eucharistie est un si grand don de Dieu. Comment en vivre concrètement? Je me contenterai de souligner quelques aspects qui me semblent plus importants aujourd'hui.

Vivre l'Eucharistie comme un rassemblement d'Eglise.

C'est le premier trait qui frappe : la Messe, l'Eucharistie est rassemblement. Nous nous accueillons. Nous nous reconnaissons. Nous ouvrons le coeur à la rencontre, à 1'amour. Nous venons des quatre coins de l'horizon avec nos diversités d'âge, de sexe, de couleur, de condition sociale, de statut.
Nous nous rassemblons. En fait, c'est le Père, par le Seigneur, qui rassemble dans l'unité les enfants de Dieu dispersés. Car, si nous nous rassemblons, c'est d'abord et avant tout le Seigneur qui nous rassemble par le prêtre ; celui-ci n'ouvre-t-il pas la célébration par ces mots : " Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit " ? et c'est parce que lorsque deux ou trois sont réunis au nom du Seigneur que le prêtre poursuit : " Le Seigneur soit avec vous " ou " la grâce de jésus Notre Seigneur, l'Amour de Dieu le Père et la communion de l'Esprit Saint soient toujours avec vous ".
Dès lors, nous savons que dans l'Eucharistie, il n'y a pas de place pour quelque " Je " solitaire ou individualiste ; mais au "NOUS ". " Il a plu à Dieu que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu au contraire en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté " (LG 9). Il est important de bien prendre conscience de ceci en un siècle marqué à la fois par un individualisme exacerbé et par une tendance à la réunification et à la mondialisation.

Le Seigneur nous rassemble pour faire Eucharistie. Ce mot a perdu de sa force. Dans la tradition juive reprise par Jésus, il dit la gratitude du peuple pour sa libération d'Egypte. Jésus en élargit le sens, l'Église aussi avec lui : c'est toute l'humanité priante qui monte par l'Eucharistie comme par l'Incarnation par l'Eucharistie. Il dit la gratitude de l'humanité pour le don que le Père lui fait de son Fils : " Dieu a tant aimé le monde qu'Il lui a donné son Fils, son unique ".
Action de grâce qui passe par Jésus et l'Esprit: " Il exulta sous l'action de l'Esprit Saint et dit : "Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre... " (Lc 10, 21).
Un tel rassemblement en Eglise pour la louange présente des exigences précises:
- la première est la réconciliation avec le Père à l'exemple du fils prodigue : " Je vais aller vers mon père et je liai dira : "Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi... " (Lc
15, 18) et la réconciliation entre nous qui sommes les enfants du même Père ; nous dirons " Notre Père ". "Quand donc tu vas présenter ton offrande à l'autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande " (Mt 5, 23-24). Notons bien: je n'ai rien contre mon frère, c'est lui qui a quelque chose contre moi. Que signifierait le Notre Père, le don de la paix, la communion au Corps du Christ sans cette réconciliation ?
- La deuxième : prière communautaire. La réconciliation est suivie de la grande oraison qui n'est jamais une prière pour moi, mais une prière qui élargir notre cœur aux dimensions de l'Église et du monde. Le prêtre dira en notre nom : " Et maintenant, nous te supplions, Seigneur ; par le sacrifice qui nous réconcilie avec toi, étends au monde entier le salut et la paix. Affermis la foi et la charité de ton Eglise... " (Prière eucharistique 3).
- Une troisième exigence : ce rassemblement se doit d'être joyeux et fraternel. L'est-il ? Des efforts considérables sont faits dans ce sens. Nous nous alignons dans les bancs ou sur les chaises à côté les uns des autres ou nous restons dispersés et la sortie de la messe nous éparpille: chacun va de son côté ou dans son groupe habituel ... à la place du Père, je serais gêné devant une telle famille ! Du point de vue pastoral un immense est à faire pour personnaliser, humaniser, "familiariser ", "réchauffer " un tel rassemblement
C'est d'autant plus urgent que, dans nos pays au moins, des chrétiens de moins en moins nombreux, se perdent dans l'anonymat des villes ou se trouvent isolés dans des campagnes désertiques et de plus en plus aux prises avec une ambiance délétère pour la foi.

Vivre l'Eucharistie comme OFFRANDE

L'Eucharistie est sacrement. Le sacrement est signe sensible (visible et tangible) de la grâce, de la vie de Dieu en nous. L'Eucharistie est d'abord signe du Christ qui se rend présent pour s'offrir au Père, lui et nous avec lui.
Mais la matière signe c'est nous les hommes qui la fournissons, le pain et le vin des travailleurs d'aujourd'hui ; des savants des siècles passés et des siècles de la science qui ont inventé et créé les techniques et permis aux hommes d'être des "enfants" moins indignes de se présenter devant leur Père. Nous préparons le signe de la présence de Dieu parmi nous par notre collaboration avec la nature et entre nous.
Mais que signifiera notre implication dans l'offrande du Christ si, par ailleurs, la nature que nous offrons, nous la détruisons, si la collaboration entre nous est entachée de guerres et de luttes et d'injustices. L'Eucharistie, à la fois, prépare et exige un monde nouveau, une humanité nouvelle.
Les hommes fournissent la matière de l'Eucharistie. Mais c'est le Seigneur dans sa bonté, par sa puissance, de son initiative qui se donne dans le signe, qui fait que ce pain et ce vin sont signes de sa présence.. Pas d'Eucharistie sans notre apport. Pas d'Eucharistie sans don du Fils par le Père. Toute la vie de l'humanité passe dans l'Eucharistie de même qu'y passe toute la puissance re-créatrice du Seigneur. Pas l'une sans l'autre.

L'Eucharistie est offrande, sacrifice. Ce mot " sacrifice " a mauvaise presse de nos jours. Il évoque les petits sacrifices demandés autrefois aux enfants, des têtes de Carême, une religion du devoir et de l'obligation, des relents de jansénisme... Voyons de plus près.
Ce qui est central dans la vie, c'est l'amour. Raison profonde des résultats plutôt des statistiques qui révèlent les Français si attachés à la famille, la considérant comme la première source du bonheur. Mais l'amour n'est-il pas don de moi-même, don joyeux, don heureux, don créateur et de l'autre et de moi-même. Or, dans l'amour, je laisse un autre me déranger, envahir ma vie ; l'amour est donc aussi détachement de moi-même, renoncement à mon indépendance, à mes aises ...L'homme et la femme se donnent, cessent d'être " vieux garçon ", " vieille fille " et se laissent envahir ensemble par l'enfant ; invasion qui est aventure : que deviendra ce couple ? que deviendra cet enfant ? La Communauté religieuse me met à la merci d'une communauté, d'un supérieur, d'une tâche qui n'est pas nécessairement celle de mon choix.
L'amour est donc aussi sacrifice avec risque de perte, de peine, de souffrance ... ou alors ne parlons pas d'amour. L'Eucharistie est sacrifice du Christ. Don de lui-même libre, s'il en est: "Personne ne me l'enlève (la vie), mais je m'en dessaisis de moi-même... " (Jn 10, 18). Don fait et exprimé à la dernière Cène. Don fait au Père: " Abba, Père ... Pourtant, non pas ce que je veux ; mais ce que tu veux " Mc 14, 36 ; fait aux hommes : "Prenez et mangez, ceci est mon corps " (Mt 26, 26). " Prenez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l'Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés... " (Mt 26, 28) "Pour la multitude étant une expression hébraïque pour dire pour tous.
" Ceci est mon corps qui est pour vous, faites cela en mémoire de moi " (1 Co 11, 24).
" Ceci est mon corps donné pour vous... Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang versé pour vous " (Lc 22, 19-20).
Don douloureux: " J'ai soif " ; soif physique, soif morale : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? " Bien des explications ont été données de cette parole de Jésus. " Moi aujourd'hui je t'ai engendré " L'enfant ne peut prendre sa mesure d'homme, aimer librement qu'en se détachant de sa mère au prix d'un sentiment d'abandon, de rejet; de même, Jésus ne peut exprimer tout son amour au Père qu'au prix d'un détachement, d'un arrachement aussi profonds que l'amour qu'il vit et qu'il vit comme abandon et rejet.
Don plein de confiance : "Père, entre tes mains, je remets mon esprit " (L 23, 46).
Don sauveur : " Jésus disait (imparfait de répétition) : " Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font " (Lc 23, 33). Et le premier à bénéficier du pardon sauveur est celui que nous appelons le bon larron : " En vérité, je te le dis, aujourd'hui, tu seras avec dans le paradis " (Lc 23, 43).
Don et sacrifice qui couronne l'histoire de l'humanité : " Tout est achevé ; et inclinant la tête, il remit l'esprit " (Jn 19, 30). Jean suggère sans doute par sa mort Jésus transmet son Esprit au monde et d'abord à ses disciples, à son Eglise.

Vivre l'Eucharistie comme SACRIFICE de L'Eglise.

Nous connaissons bien le drame du Calvaire. Pourquoi le rappeler ici ? Pour deux raisons: l'Eucharistie rend présent ce drame au long des siècles et à travers l'espace ; et l'Église fait sien le sacrifice et chacun de nous et moi aussi.
Nous nous expliquons. Notons que le sacrifice eucharistique, le sacrifice de l'Église garde toute sa valeur de sacrifice du Christ quelles que soient les circonstances. Mais le peuple chrétien s'invite à ce sacrifice, y participe, le fait sien dans la mesure même de la foi, de l'espérance et de l'amour qui l'animent et animent chacun de ses membres.
Présent au Seigneur, qui, présent, s'offre à son Père, je m'offre avec lui au Père dans une foi, une espérance et un amour qui se traduisent en moi par les attitudes qui sont celles de Jésus. De don de moi-même au Père et à mes frères et sueurs : " ...non pas ce que. je veux, mais ce que tu veux ! " (Mc 14,36). De don douloureux : je pense à tant d'assemblées eucharistiques qui très souvent ne comptent que des personnes âgées et des enfants : mon Dieu, abandonnes-tu ton peuple ? De don plein de confiance : Père, comme Jésus et avec lui, je te dis : " En tes mains, je remets mon esprit " dès maintenant pour l'heure de ma mort. De don libérateur d'amour: Jésus, comme toi je veux pardonner et je demande pardon. De don qui engage ma vie et qui couronne mon existence : tout est accompli de la vie que tu m'as donnée..., de ma pauvre vie.
Don par lequel je te prie d'envoyer ton Esprit sur le monde, sur l'Église, sur tous mes frères et soeurs, sur tous les pauvres, les exclus et les exploités de ce monde.

Dans la mesure de la foi, de ma foi. En effet, surtout aujourd'hui, où, plongé dans le matérialisme ambiant, aux prises avec le mépris et la dérision, l'Eucharistie nous fait proclamer notre foi, nous fait entrer dans le monde du Père, nous demande le sacrifice de notre intelligence : ce morceau de pain, ce vin sont le corps et le sang du Christ, le Christ présent ici sur l'autel. Nous ne pouvons que nous écrier, étonnés, douloureux par manque d'évidence et joyeux comme Pierre et les Apôtres: " Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle. Et nous, nous avons cru " et nous croyons. (Jn 6, 69).

III. Vivre l' Eucharistie comme COMMUNION

Il nous faut creuser le mystère encore plus en profondeur. Que l'Eucharistie soit repas, il suffit pour s'en convaincre de rappeler
- les paroles de l'institution dans les Evangiles et en Saint Paul.
" C'est pendant le repas " que Jésus prit du pain et qui "après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, puis, le donnant aux disciples, il dit : " Prenez, mangez, ceci est mon corps ...Buvez en tous, car ceci est mon sang... " (Mt 26, 26-28). Cf Mc 14, 22-24 ; Le 22, 14-17; 1 Co 11, 17-19. Il y a là ce repas qui n'est pas le repas du Seigneur, mais celui des Corinthiens, car il est celui de " chacun ", de ceux qui s'enivrent, de ceux qui mangent en oubliant ceux qui ont faim et le " repas du Seigneur ".
- les paroles que Jean met sur les lèvres du Seigneur: l'Eucharistie est nourriture de la vie éternelle en nous ...nourriture à prendre régulièrement comme toute nourriture, à prendre surtout aux heures de faiblesse, de dépression spirituelle, pour pouvoir vivre, pour pouvoir survivre spirituellement, pour être fort. " Je suis le pain vivant qui (descend) du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l'éternité. Et le pain que je donnerai, c'est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie " (Jn 6, 51).
" En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n'aurez pas la prie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraie nourriture et mon sang vraie boisson " (Jn 6, 53-57). Il n'y a donc de sacrifice qui ne soit repas et pas de repas eucharistique qui ne soit sacrifice.

Théologiens et grands spirituels, dès qu'ils abordent, la communion eucharistique, font remarquer une chose qui doit nous porter à la réflexion, à la contemplation. Alors que nous assimilons, nous faisons nôtre la nourriture que nous prenons à nos repas ordinaires, que le pain devient mon corps et mon sang, c'est, au contraire le corps et le sang du Christ, c'est-à-dire le Christ qui nous assimilent à Lui.
Paul ne dit-il pas : " Je vis, mais ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi " (Ga 2, 20). Ma présence à la célébration eucharistique ne saurait donc être. Ni simple assistance plus ou moins passive, voire ennuyeuse. Ni simple accomplissement d'une obligation qui me met en règle avec le commandement de l'Église. Ni imitation comme de l'extérieur des sentiments et attitudes du Christ. Ni rappel, même communautaire, du drame du Calvaire à l'instar d'une fête du 14 juillet.
Assimilé par le Christ, assimilé au Christ, je vis réellement de sa vie ; je suis "christifié" ; je suis au plus profond changé en Christ ; le baptême réalise déjà ce changement vital, mais l'Eucharistie le couronne, l'entretient, le fait croître. C'est à cette lumière qu'il nous faut comprendre les paroles de saint Paul déjà citées : " Je vis, mais ce n'est plus qui vis, c'est le Christ qui vit en moi "
Avec le Christ, je suis un " crucifié " avec le Christ, dans toute ma vie, dans ma mort encore lointaine ou déjà prochaine, l'Église dans ma paroisse qui vieillit et s'amenuise, dans ce monde qui la livre à la moquerie, à la dérision, à la marginalisation... dans ma communauté religieuse, dans ma congrégation qui décline inexorablement. " Je trouve maintenant ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et ce qui manque aux détresses du Christ, je l'achève dans ma chair en faveur de son corps qui est l'Église" (Col. 1, 24).
Combien nous avons de mal à réaliser que le lot de l'Église ou du chrétien n'est ni la gloire ni le triomphe ni même la paix, mais les défis humiliants : " Toi qui détruis le sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, si tu es le Fils de Dieu, et descends de la croix " (Mt 27, 4) ; la dérision et le mépris : " Il en a sauvé d'autres et il ne peut pas se sauver lui-même" (Mt 27, 42). Nous comprenons mieux ces paroles de Jésus : " En vérité, en vérité, je vous le dis, un serviteur n'est pas plus grand que son maître... " (Jn 13, 16).

Ce terme de communion qui désigne aujourd'hui l'Église prend un sens autrement plus profond. Communion avec Dieu, vie de la Trinité en moi ; communion entre nous : nous vivons tous de la même vie trinitaire ; celle-ci est le " lieu " du rassemblement, de la réconciliation, de la prière communautaire, du sacrifice...
Le " nous " que nous employons: nous nous rassemblons, nous écoutons, nous participons, nous nous engageons ...n'est plus le "nous " de notre volonté propre, mais le " nous" que le Christ dit en nous tous. Ceci à une condition absolument essentielle : que nous laissions l'Esprit du Seigneur œuvrer librement en nous. " En effet, ceux là sont fils de Dieu qui sont conduits par l'Esprit de Dieu ". C'est Lui qui pense, prit, agit, aime en nous. "Car nous ne savons pas prier comme il faut, mais l'Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements ineffables" (Rm 8, 26).