Parole de Dieu

" L’ESPRIT EST SUR MOI "


Christian Berton, spiritain

Le P. Christian Berton a enseigné l’Ecriture Sainte au Séminaire de Brazzaville pendant plusieurs années. Il est maintenant Provincial de France des Spiritains. Nous lui avons demandé de nous partager cette merveille biblique des dons de Dieu aux hommes et particulièrement de l’Esprit Saint à travers le texte de Saint Luc citant Isaïe : en Jésus se réalise la prophétie d’Isaïe : l’Esprit du Seigneur est sur moi.

Dans l’évangile de Luc, l’étape de Nazareth (Lc 4, 16-30), au début du ministère de Jésus, tient une place toute particulière : contrairement aux autres évangélistes, Luc en fait un véritable " texte-programme ". Après l’évangile de l’enfance (Lc 1 – 2), le baptême de Jésus (Lc 3, 21-22), sa généalogie (3, 23-38) et la mise à l’épreuve dans le désert (4, 1-13), Jésus fait ses débuts en Galilée. Les événements de Nazareth, le village où il a grandi, en sont l’illustration. La première prédication de Jésus dans la synagogue semble trouver un écho positif de la part des auditeurs étonnés (4, 22). Mais un brusque retournement de situation intervient (4, 23-30) : Jésus doit quitter son village. A elle seule, l’étape de Nazareth annonce les écueils futurs de sa mission.

Relisons d’abord le texte de Luc  4, 16-30 : " Jésus vint à Nazareth où il avait été élevé. Il entra suivant sa coutume le jour du sabbat, dans la synagogue, et il se leva pour faire la lecture. On lui donna le livre du prophète Isaïe et en le déroulant, il trouva le passage où il était écrit :
" l'Esprit du Seigneur est sur moi
parce qu'il m'a conféré l'onction
pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres.
Il m'a envoyé proclamer aux captifs la libération
et aux aveugles le retour à la vue,
renvoyer les opprimés à la liberté,
proclamer une année d'accueil par le Seigneur. "

Il roula le livre, le rendit au servant. Tous à la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors il commença à leur dire : " aujourd'hui, cette écriture est accomplie pour vous qui l’entendez. "

Le commentaire de la lecture du prophète Isaïe, condensé en quelques mots en Lc 4, 21, donne à ce passage un relief insoupçonné. Avant de présenter le texte de Luc et son impact sur la mission de Jésus, il convient de lire les attentes du peuple de Dieu après l’exil à Babylone.

Une communauté dans l’attente
Le texte du livre d’Isaïe (Is 61) appartient à la troisième partie du livre d’Isaïe. il cherche à donner du souffle à un peuple traumatisé par l’épreuve de la destruction de Jérusalem en 587 avant Jésus-Christ et de l’exil qui a suivi, loin de la terre promise.

En 538 av. J.C., Cyrus, roi des Perses avait permis le retour des exilés dans leur pays et la reprise de leur culte au Dieu de leurs pères. En finir avec les années de misère et d’humiliation, retrouver la terre natale, reconstruire Jérusalem et le Temple, repeupler le pays, dominer la terre (cf Gn 1, 28) : l’enthousiasme est à la mesure de l’espoir renaissant. Mais est-il possible de reproduire le passé à l’identique, comme si rien n’était arrivé ? Cette tentation, toujours actuelle, amène souvent amertume et désillusions. En effet des difficultés ont rapidement surgi. Elles ont soulevé de graves questions, signe que les cœurs n’ont pas retrouvé la sérénité.
. Faut-il se recroqueviller sur la seule communauté israélite (cf Esd 10) ? ou peut-on intégrer les étrangers qui vivent dans la droiture (Is 56, 1-8) ?
. Comment faire respecter la loi, alors qu’on l’oublie si facilement quand cela arrange (Is 58 ; Ne 13, 15-22) ?
. Quand au Temple, on tarde à entreprendre sa reconstruction. Il faudra l’intervention énergique du prophète Aggée pour motiver les habitants de Jérusalem, car l’individualisme, plaie toujours présente, a eu raison de leur engouement (Ag 1, 4-9). Ce n’est qu’en 520 av. J.C. qu’il sera reconstruit, pâle reflet de la splendeur du premier temple.

Dans cette ambiance déprimée, Is 61 réveille les cœurs encombrés de tristesse : oui, il y a un avenir radieux pour Israël ; il sera marqué par la joie de vivre. Le ton, optimiste, prend à l’occasion un ton revanchard quand il s’agit du sort des nations (Is 61, 2 .6). Pour bien manifester la force de l’espoir, la proclamation ouvre la perspective d’une année jubilaire, " année de la faveur du Seigneur " (v.2). Il semble bien que la législation lévitique donne la clé d’interprétation. Lv 25 prévoit une année où ceux qui ont été dépossédés de leurs biens en raison de la pauvreté pourront les retrouver : " Vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans le pays la libération pour tous les habitants " (Lv 25, 10). Les exégètes hésitent à se prononcer sur la réalisation de cette loi, mais les études récentes tendent à montrer que l’intervention de Néhémie, au sujet des injustices sociales, se comprend bien à partir de l’institution lévitique (cf Ne 5). Au moment où retentit Is 61, les anciens exilés ont toujours soif de retrouver la liberté et leurs droits les plus fondamentaux. La proclamation du messager rejoint ainsi l’espérance enfouie au fond des cachots.
Dieu lui-même s’engage dans ce processus par l’intermédiaire de son envoyé qu’il charge d’un message de grande espérance. La marque de la présence du Seigneur est celle de l’Esprit qui repose sur le messager. C’est comme un fil rouge qui traverse les trois parties du livre d’Isaïe : Is 11,2 ; 42,1 ; 48, 16 ; 61,1, même si les destinataires ne sont pas les mêmes : un roi, un serviteur dont l’identité reste mystérieuse, un messager. La nouveauté ici est qu’il reçoit l’onction. Mais il ne peut s’agir de l’onction d’huile, réservée aux rois, car le texte vient d’une période où l’institution royale a disparu. Le messager semble être lui-même prophète, ou disciple de prophète. L’accent est mis sur son rôle de héraut d’une bonne nouvelle. A cette fin l’octroi de l’Esprit fait office d’onction (Is 61, 1). De tout cela le peuple humilié est le grand bénéficiaire : il sait qu’il va revivre et qu’il sera à nouveau comblé de bénédictions (Is 42, 5 ; 44, 3).

Luc relit le texte d’Isaïe 61, 1-4
La reprise par Luc de ce texte célèbre mérite une grande attention. Le déroulement très codifié de la liturgie synagogale prévoyait effectivement une lecture tirée des livres prophétiques. Mais la citation, en Luc 4, 18-19, ne semble pas très fidèle au texte original de Is 61. D’une part Luc oublie la mention des " cœurs meurtris " ; de plus il ajoute : " renvoyer les opprimés en liberté " qui est tiré de Is 58, 6. En faisant ainsi l’évangéliste semble mettre l’accent sur deux points :
. Tout d’abord sur les pauvres et les opprimés, nombreux au moment de l’occupation romaine. Dans le troisième évangile, ils sont l’objet d’attention du ministère de Jésus. Il les désigne comme les destinataires des Béatitudes : " Heureux, vous les pauvres " (Lc 6, 20).
. Sur la libération. Sans doute faut-il laisser au mot une certaine imprécision. Pour un ancien exilé, il s’agissait de retrouver la liberté. D’autre part un pauvre attend légitimement un bien-être matériel. Mais l’idée de libération peut ouvrir aussi à une démarche spirituelle, dont la caractéristique est le pardon.
Le texte de Luc réserve une autre surprise. Il arrête la citation d’Isaïe au moment où ce dernier annonçait " une année de vengeance pour notre Dieu " (Is 61, 2). Dans le programme de Jésus il n’y a pas d’esprit revanchard, car l’idée de vengeance ne conduit à rien. Luc est, des quatre évangélistes celui qui insiste le plus sur la miséricorde pour le pécheur qui se tourne vers son Dieu.

On peut penser que l’homélie qui a suivi les lectures était plus longue que les quelques mots du v. 21 : " Aujourd’hui cette écriture est accomplie à vos oreilles ". Ils résument pourtant bien la démarche de Jésus.
. Par la venue de Jésus l’Ecriture est accomplie. Les évangélistes affectionnent le verbe " accomplir ". Ils ne lui donnent pas le sens faible comme dans " accomplir un ouvrage ". L’Ecriture, c’est-à-dire, l’Ancien Testament, est accomplie, car avec Jésus, elle trouve son achèvement : elle est pleinement signifiée et réalisée. Quand il apparaît aux apôtres après sa résurrection, il leur montre comment la loi de Dieu, les prophètes et les psaumes ont leur parfait aboutissement en lui. C’est la clé qui permet d’ouvrir l’intelligence de la foi (Lc 24, 44-45).
. Luc mentionne un autre mot bien précieux à ses yeux : aujourd’hui. On le trouve dès la naissance à Bethléem, quand retentit dans la nuit l’annonce du salut : " Aujourd’hui, dans la ville de David, vous est né Sauveur qui est le Christ Seigneur " (Lc 2, 11). La proclamation joyeuse de ce salut est répercutée lorsque Jésus traverse le quotidien de ses contemporains. Ils en constatent les effets : " nous avons vu aujourd’hui des choses extraordinaires " (Lc 5, 26). Et quand Jésus réhabilite Zachée, le publicain mal aimé, en s’invitant chez lui, il proclame à l’assistance au regard lourd de réprobation : " Aujourd’hui le salut est venu pour cette maison " (Lc 19, 9 ; cf 23, 43).
Ainsi avec le ministère de Jésus, l’instant présent prend du relief. C’est l’aujourd’hui du salut. Preuve en est que " maintenant " les pauvres sont proclamés " heureux " (Lc 6, 20-21). En effet Jésus inaugure, et pas seulement en paroles, le temps où les pauvres sont pris en charge. Il ne les évite pas sur le chemin, mais il les rejoint dans leur détresse et les guérit physiquement et spirituellement. Il propose aux riches de partager leurs richesses (Lc 14, 12-24) et de se convertir (Lc 16, 19-31).

L’Esprit Saint est sur Jésus
Jésus, en disant que l’Ecriture est accomplie, ne suggère pas de voir en lui le Messie attendu, même s’il fait référence à l’onction. A travers le renvoi à Is 61, 1-4, il propose à ses compatriotes de voir en lui le prophète dont parlait Isaïe, titre qu’il semble d’ailleurs s’approprier (Lc 4, 24 ; cf 13, 33). De ce fait il est investi de l’Esprit pour la mission reçue du Père.
Luc montre avec insistance que l’existence de Jésus est inséparable de l’Esprit. Il suffit de relire l’évangile. Déjà ceux et celles qui lui sont proches sont remplis de l’Esprit : Marie, Zacharie, Elisabeth, Jean-Baptiste, Syméon. Pour Jésus lui-même la première mention vient à son baptême : " L’Esprit Saint descendit sur Jésus, sous forme corporelle, comme une colombe ". Ayant ainsi reçu l’onction, accrédité par la voix du Père, Jésus est prêt pour la mission qui lui est confiée (Lc 3, 21-23). D’ailleurs le ministère de Jean-Baptiste a pris fin au moment où il a été mis en prison. Jésus prend alors le relais : le baptême sert de charnière et de présentation quasi officielle du messager de Dieu, qu’il désigne comme son Fils. C’est donc " rempli de l’Esprit Saint " qu’il peut sortir victorieux de l’épreuve du désert (4, 1-13). Il commence son ministère en Galilée " avec la puissance de l’Esprit " (4, 14). C’est encore " dans l’Esprit " qu’il peut exprimer sa prière de louange (10, 21-22). Ainsi son ministère, depuis le début, est une démonstration de la présence de l’Esprit en lui.
Ce tour d’horizon est parlant en lui-même. Mais il est important de prolonger la réflexion en jetant un regard sur les Actes des Apôtres. Les biblistes reconnaissent de façon assez unanime que Luc en est l’auteur. Plutôt que de séparer la lecture de l’Evangile de celle des Actes, ils proposent d’aborder ces deux ouvrages dans la continuité, l’un témoignant de la mission de Jésus, l’autre de celle de l’Eglise naissante. L’Esprit Saint accompagne les premiers pas des chrétiens. La Pentecôte (Ac 2, 1-13) est l’événement majeur qui donne le ton à tout le reste de l’ouvrage : l’Esprit est donné pour le témoignage et la mission " à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre " (Ac 1, 8). Il guide les missionnaires (Ac 8, 29 ; 19, 21), quitte d’ailleurs à leur faire changer totalement d’orientation et d’ère géographique (Ac 16, 6). Déroutant et imprévisible Esprit qui prend de court les premiers prédicateurs, notamment Paul, et ouvre en tout temps des voies nouvelles !
Nous touchons là à l’originalité et à l’un des apports les plus importants de Luc : il souligne que la mission ne peut pas se faire sans l’Esprit. D’ailleurs elle a été inaugurée par Jésus lui-même. Le passage de Jésus à Nazareth devient le modèle des voyages de Paul. Une comparaison entre le passage de Jésus à Nazareth et celui de Paul à Antioche de Pisidie suffit pour s’en rendre compte. Ici et là nous trouvons la même séquence : accueil favorable des juifs après une prédication dans la synagogue (Lc 4, 16-22 ; Ac 13, 42-42. Mais après un changement de ton (Lc 4, 23 ; Ac 13, 45), les païens sont considérés comme destinataires de la Bonne Nouvelle. Jésus donne deux exemples non israélites, la veuve de Sarepta et Naaman, le syrien lépreux (Lc 4, 23-27), tandis que Paul annonce qu’il se tourne vers les païens (Ac 13, 46). Finalement Jésus et Paul sont contraints de quitter la ville en raison de la colère des juifs. L’évangéliste Luc entretient volontairement le parallèle de situation, car pour lui, il est important que Jésus, rempli de l’Esprit, soit le véritable initiateur de la mission, et cela, dès le début de son ministère.
La référence au passage du prophète Isaïe éclaire non seulement le reste du troisième évangile, mais aussi l’ensemble des Actes des Apôtres. Par son ministère prophétique, Jésus inaugure les temps nouveaux, dont la marque essentielle est l’Esprit. Sa proclamation de la Bonne Nouvelle, accompagnée de miracles comme signes de la tendresse de Dieu pour les humbles, démontrent qu’il est présent en Jésus. Pierre donne d’ailleurs un bon résumé de son activité (Ac 10, 38). Les Actes des Apôtres montrent comment les témoins de la Résurrection exercent eux aussi ce ministère par l’enseignement et les miracles.
Dans ce contexte, l’étape de Nazareth apparaît comme un prototype de la mission à venir, avec les élans de sympathie qu’elle suscite, mais aussi avec de grandes oppositions. Elle est désormais remise à ceux qui, aujourd’hui, sont ses disciples, pourvu que remplis de l’Esprit Saint, ils soient témoins de la Bonne Nouvelle à leur tour, en paroles, mais aussi en actes.