Signes et témoins

Pratique religieuse et pratique magique 
Un discernement qui s’impose


P. Charles-Henry Grégoire, Spiritain

Le P. Grégoire a passé 18 ans passés en Guadeloupe dans un ministère paroissial assez classique, il a saisi l'opportunité d'effectuer un "recyclage " de 9 mois à l'Institut Catholique de Paris. Il nous donne ici quelques réflexions que lui ont suggéré ces cours, dans la pensée de son ministère.

Les enseignements fort intéressants de mon recyclage m'ont aidé à repenser ce que j'avais rencontré en Guadeloupe. Les cours sur ce qu'on appelle la " sécularisation " ou sur l'anthropologie africaine, m’ont fait posé cette question : " Chrétiens du XXIe siècle., n'avons-nous pas la mémoire trop courte ? ". En effet, lorsque la foi chrétienne rejoignit " nos ancêtres les Gaulois ", dans les tous premiers siècles de notre ère, ces mêmes ancêtres étaient tous des " païens " (aujourd'hui, peut-être les appellerions-nous plutôt " animistes " !).
Or, le " païen " n'est pas un " athée ". L'athéisme est une " invention " tout à fait récente, qui n'a pu apparaître dans l'histoire de l'humanité qu'après l'explosion féérique de la Science, dans les deux derniers siècles de notre histoire occidentale : les hommes ont alors commencé à croire que la Raison, la Science, résoudraient désormais absolument tous les problèmes, jusque-là insolubles, et donc que l'on n'avait plus besoin de "l'hypothèse Dieu".

Le monde paien

Le païen est avant tout, comme tout homme, en quête de la compréhension de son existence : qu'est-ce que ce monde qui m'entoure ? qu'est-ce que j'ai à y faire ? pourquoi la vie et la mort ? pourquoi la souffrance ? etc... Pour l'homme ancien, tout est mystère dans les réalités de la nature. La fertilité des sols, la fécondité humaine, les maladies, l'intérieur du corps humain ...tout fait problème, car l'homme ignore tout. A cause de cette ignorance, la nature écrase l'homme.

Ainsi donc, le rapport de l'homme à tout son environnement est un rapport de faiblesse, d'infériorité, de soumission : tout est imprévisible ; le mal est toujours imparable et inexpliqué.
Pour peu que l'homme lève la tête, le monde céleste et tous ses astres, s'ils donnent à l'homme l'idée d'infini, lui fournissent aussi tout un ensemble de messages mystérieux sur lesquels diverses astrologies fonderont leur pouvoir de consolation, mais aussi d'exploitation de l'ignorance humaine. Ce n'est donc pas au niveau de ses connaissances que l'homme ancien va pouvoir trouver une cohérence qui lui permette de vivre. Cette cohérence, il va la chercher du côté de la démarche religieuse, et non du côté de la rationalité.
Car la deuxième caractéristique du païen est bien d'être un homme religieux. Et on peut facilement comprendre pourquoi. Dans un monde où tout écrase l'homme, celui-ci a cependant fini par se redresser: il a pensé que tous ces mystères qui l'entouraient, étaient gouvernés par des " forces supérieures " auxquelles il a attribué le vocable de " divinités ". La fertilité des sols étaient sûrement gouvernée par une divinité ; la fécondité humaine par une autre ; et ainsi de toutes les grandes forces de la nature.
Pouvaient alors naître un nouveau commerce, une nouvelle relation, non plus avec les forces aveugles, sourdes et muettes de la nature, mais bien avec ces " divinités ", dont il s'agissait maintenant d'obtenir les faveurs.
Quelques hommes furent donc détachés, dispensés de chasse, de cueillette et de travail : leur occupation serait désormais de prendre et de garder le contact avec les " divinités " pour leur transmettre les demandes des hommes, et dire aux hommes les exigences de ces " divinités ". Était également inventée, ce qu'on appela plus tard " la société sacrale ".

La société sacrale

Tout devient sacré, dans ce monde antique. La vie humaine est toute entière pétrie, animée, rythmée par des rites, c'est-à-dire des gestes et des paroles autour d'objets et dans des lieux consacrés à cela. Le but de ces rites est, pour l'homme qui les accomplit, d'obtenir des divinités ce qu'il désire aide et protection.
La pratique religieuse est ainsi définie comme un commerce. La loi du donnant-donnant régit la démarche religieuse. Autant dire que le moteur central, tout le dynamisme de la pratique religieuse païenne repose sur l'homme, et elle est centrée sur l'homme. Elle trouve son initiative dans l'homme, puisque tout, absolument tout est régi par le désir de l'homme de satisfaire les besoins qu'il ressent.
Pour les assouvir, l'homme essaie de convaincre la divinité concernée : il accomplit des rites, il se livre à des pratiques, dont on lui a dit que la divinité les exigeait. Ces rites, ces pratiques, voilà ce qu'on peut appeler, pour faire bref, la magie. La magie, au fond, repose sur la souffrance humaine, sur la difficulté à vivre, à survivre.

Dans un effort très noble, l'homme fait tout reposer sur une divinité supposée, à laquelle il donne toutes les qualités, toutes les capacités, toutes les forces dont lui-même se sent incapable.
Le drame est que ceci aboutit, pour les hommes, à une situation d'esclave apeuré, prêt à toutes les bassesses, à toutes les turpitudes comme à toutes les stupidités, pour peu qu'on lui ait dit que cela plairait à la divinité.
Le plus grave est bien que le monde n'est plus le monde de l'homme. L'homme vit en ce monde comme un intrus. Ce monde est, en effet, le monde des divinités, des " esprits ", des djins, des revenants : le monde de tous ces êtres toujours prêts à torturer les humains ou à se jouer d'eux.
Ajoutons à cela qu'une pareille société ne peut vivre que grâce à un groupe hommes devenus experts dans l'art d'interpréter les intentions des divinités ou des esprits : les prêtres. Ces gens deviennent peu à peu les maîtres de ces sociétés : pour certains, leur désir sera d'aider leurs frères, pour d'autres, il sera de profiter de la situation et de la faire durer. C'est de cette situation d'esclaves apeurés que la pratique chrétienne veut nous sauver.

La révélation biblique

" Dieu dit : Emplissez la terre et soumettez-la " (Gn.1, 28). Ainsi s'exprime le livre de la Genèse, et cette parole est dite à l'homme.
Pour la Bible, le monde est bien le domaine de l'homme
L'homme est chez lui, sur cette terre. Il en reçoit la responsabilité et doit y exercer sa liberté. Voilà le principe, et déjà nous sommes aux antipodes de la position magique.
Dieu n'est pas cet arrière monde qui se dissimulerait dans toutes les failles et anfractuosités de notre terre, prêt à bondir pour le meilleur ou pour le pire, selon son bon plaisir. Dieu est celui qui appelle l'homme à vivre et à travailler. Dieu est celui qui veut permettre à l'homme de ne plus avoir peur.

La grande nouveauté, c'est que Dieu appelle l'homme
La grande nouveauté de la Bible, c'est que, si l'homme appelle souvent Dieu du fond de ses détresses et ses désirs, il arrive encore plus souvent que ce soit Dieu qui appelle l'homme. Dès le début de la Bible, par exemple, après le premier péché, voici que Dieu crie à tout vent " Adam, où es-tu ? "(Gn.3,9). Dieu appelle l'homme et ne cessera de l'appeler.

Grâce à ces appels, l'homme n'est pas enfermé sur lui-même
Un Autre que l'homme veut aussi avoir besoin de l'homme. Une écoute est possible pour nous. Nous voici à l'affût d'une voix qui appelle et qui, de mille manières, nous dira que nous sommes aimés. Cette voix, cette parole d'amour, s'incarnera en Jésus-Christ afin de montrer aux hommes à quel point ils sont aimés par Dieu qui veut les entraîner tous avec lui. . Voilà la source du nouveau " commerce "entre l'homme et Dieu.

L'initiateur du dialogue, ce n'est plus l'homme,
c'est Dieu qui appelle
Dieu appelle l'homme à vivre : il le crée. Dieu appelle l'homme à se laisser aimer et à aimer: il le sauve. Ce dialogue aura, lui aussi, ses rites, ses paroles et ses gestes sacrés. La différence sera pourtant radicale avec les rites païens et les pratiques magiques :

- le premier temps de nos rites sera, toujours, une écoute de la parole de Dieu ; ainsi notre intelligence est aussi de la partie, qui devra toujours chercher à entendre et à comprendre de son mieux ce que Dieu nous demande et à quoi il nous appelle.
- le deuxième temps, sera notre réponse : oui, ce " oui " pourra être précédé de tous les " pourquoi " possibles, comme ce fut le cas pour Marie le jour de l'Annonciation ; mais le " oui " attendu par Dieu devra toujours être un " oui " venu de l'homme, digne de notre liberté et de notre grandeur ; sans cesse, invitant les hommes, Dieu en Jésus fait appel à leur liberté : " Si tu veux, viens, suis-moi ".
- après cet échange de paroles, viennent les rites proprement dits ; toujours, ces rites, que l'Église aura pour mission permanente d'actualiser, devront " signifier ", représenter, symboliser, l'action que Dieu veut accomplir par eux pour notre bien : ainsi, l'eau qui purifie sera notre baptême, le pain qui nourrit et le vin qui réjouit, seront notre vie en Jésus-Christ qui veut se donner en nourriture ; et ainsi pour tous les sacrements.
Il n'est pas de rite qui n'ait un contenu compréhensible. Et la pratique de la messe hebdomadaire n'est-elle pas simple respect des rythmes naturels des hommes, qui ne peuvent pas, sans rappel, tenir leur fidélité au-delà de quelques jours !
Ainsi, voyons-nous s'éclairer le double sens du mot " pratique" : lorsqu'il s'applique à la vie chrétienne il s'agit, bien sûr, d'une pratique rituelle, comme dans toutes les religions ; mais cette pratique, depuis l'apparition de la Bible et de l'Évangile, n'est rien d'autre que le rappel rythmé d'une autre pratique à laquelle nous sommes appelés la pratique de l'amour: " Aimez Dieu, aimez vos frères : en ceci consiste toute la Loi et les Prophètes " (Mt.22,37-40).
Le chrétien privé de ses rites n'a rien perdu de l'essentiel de sa religion. En font l'expérience tous les prisonniers et déportés, beaucoup de chrétiens vivant derrière le rideau de bambou... Pour nous, qui avons beaucoup de facilité à pratiquer nos rites, évitons d'en faire des rites païens ; mais évitons aussi de les mépriser puisque, par eux, c'est tout l'Évangile et toute l'Église qui veulent et peuvent nous rejoindre.
Autrement dit : ne soyons pas chrétiens seulement à l'église, et bien peu ensuite dans les comportements de la vie ; à l'inverse, que nos engagements généreux et altruistes ne nous tiennent pas lieu de religion, sans référence chrétienne : la Bonne Nouvelle ne sera pas reçue alors ; c'est un manque à gagner certain.