Parole de Dieu

LE BON SAMARITAIN (Luc 10, 25-37)


La justice de Dieu

Arsène Aubert, spiritain

Une des paraboles les plus connues ! Lors d’une session, des catéchistes du Gabon expliquaient : le Samaritain, c’est Jésus que beaucoup méprisaient et qui faisait du bien ; l’hôtellerie, c’est l’Église qui accueille les blessés, ceux qui sont tombés ; le prêtre, c’est le Père de la Mission, trop occupé pour nous écouter quand on vient le voir ; le légiste, c’est peut-être nous, catéchistes, qui préparons des adultes et des enfants aux sacrements sans nous occuper des blessures de la vie quotidienne au village ! Je demandais : et l’huile et le vin ? Après un moment d’hésitation, l’un d’eux répond : l’huile et le vin, on s’en sert pour soigner les plaies, c’est ce qui guérit et rend la vie, alors c’est peut-être l’Esprit Saint qui a rendu la vie à Jésus et nous rend la vie à travers les sacrements ! Et tous avaient applaudi !
Cette lecture spontanée est fréquente. Mais si on relit la parabole dans le contexte juif et dans l’ensemble de l’Évangile de Luc, on peut aller plus loin, l’appel à la miséricorde s’enrichit d’une catéchèse sur la personne de Jésus et sur la vraie justice !

" La règle d’or "
La réponse du légiste à la question sur l’héritage de la vie éternelle regroupe deux citations bibliques ; la première " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, tout ton être, de toute ta force " (Dt 6,5), est reprise dans la prière quotidienne de tout Juif fidèle appelée le " Shema’ Israël ", " Écoute, Israël ! Le Seigneur notre Dieu est le Seigneur UN " ; la seconde : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même " (Lév 19, 18) ; ce prochain dans le Lévitique désigne tout frère de famille ou de religion, tout membre du peuple d’Israël, et aussi l’étranger qui habite le pays. Or ces citations se retrouvent chez Mc 12, 28-31 et chez Mt 22, 34-40, en réponse à une question sur " le premier commandement ".
La question sur le premier commandement était fréquente dans les écoles rabbiniques et plusieurs y répondaient par le commandement de l’amour du prochain comme soi-même, en citant Lév 19,18. " Ainsi rabbi Hillel disait : ‘Ce qui est haïssable pour toi, ne le fais pas à ton prochain ; ceci est toute la Loi, le reste n’est que commentaire’; et rabbi Aqiba : ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même ; c’est le principe fondamental de la Loi’ " C’est la " règle d’or " rapportée par Mt 7,12 : " Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux " et Mt ajoute : " c’est la loi et les prophètes ". Paul écrit : " Celui qui aime son prochain a pleinement accompli la Loi. […] L’amour ne fait aucun tort au prochain ; l’amour est donc le plein accomplissement de la Loi " (Rom 13,8.10), et encore : " La loi tout entière trouve son accomplissement en cette unique parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même " (Gal 5,14).
Les commentateurs voient une petite anomalie chez Marc et Matthieu : on demande quel est " le grand " ou " le premier " commandement et Jésus répond qu’il y en a " deux " : l’amour de Dieu et celui du prochain ! Ce constat, ajouté au fait que des textes contemporains (Hillel, Aqiba, Matthieu, Paul) parlent de l’amour du prochain, sans mentionner l’amour de Dieu, conduit des exégètes à se demander si au temps de Jésus, la réponse originelle à la question sur le premier commandement mentionnait autre chose que l’amour du prochain.
Chaque évangéliste a retravaillé cette réponse à sa manière, Marc précise : " cela vaut mieux que tous les holocaustes et les sacrifices " (Mc 12,33), Matthieu, bon scribe chrétien, conclut : " De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes " (Mt 22,40). Et Luc l’explique par la parabole du bon Samaritain (absente chez Matthieu et Marc) ! La question : " Qui est mon prochain ? " porte sur le second commandement, sur lequel Luc veut attirer l’attention.

Place aux malchanceux !
Luc est seul à rapporter la parabole du bon Samaritain. Il met devant son lecteur d’un côté le prêtre, le lévite (et peut-être le légiste) et de l’autre un homme tombé entre les mains des brigands (et peut-être Jésus) ! C’est bien sa manière de montrer sa préférence ! Rappelons des textes qu’on ne trouve que chez lui. La pécheresse pardonnée chez Simon le Pharisien (7,36-50), le fils cadet " qui a mangé tout le patrimoine avec des filles " et l’aîné qui a " toujours servi sans désobéir " (15,11,32), le gérant malhonnête mais habile (16,1-8), le pauvre Lazare et le riche qui l’ignore (16,19-31), le seul lépreux qui revient rendre grâce est un samaritain (17,11-19), le pharisien fier de sa justice et le publicain honteux de son péché au temple (18,9-14), Zachée voleur généreux (19,1-10), le brigand seul à dire sa foi en Jésus Messie crucifié alors que tous se moquent de lui (23,33-43) ! Souvent, Luc met face à face deux catégories de personnes : des malheureux, pécheurs ou non, et des gens bien et justes.
N’est-ce pas le programme annoncé à Nazareth : " L’Esprit du Seigneur est sur moi […] pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres " et Jésus parlait à ses compatriotes juifs de la veuve de Sarepta et du lépreux Naaman le Syrien, étrangers et païens (4,16-30) ? Il disait aussi : quand tu donnes un repas, n’invite pas tes amis, ta famille, tes proches en somme, mais " des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ", des pauvres types qui " n’ont rien à te rendre " (14,12-14) !

Jésus, bon Samaritain
Prêtre et lévite " passent à côté du malheureux ". Ce prêtre descend de Jérusalem à Jéricho. Il ne va pas au Temple, peut-être il en revient. Le culte qu’il rend à Dieu le laisse indifférent au malheureux ! Nous célébrons la messe, communions à son Corps livré pour nous, et sortis de l’Église nous oublions tout et " passons à côté des blessés de la vie ". Que vaut ce culte qui n’aide pas à aimer, et en priorité les malheureux ?
Les Juifs fréquentaient peu les Samaritains, ils les méprisaient, considérant illégitime leur culte sur le mont Garizim et non au Temple de Jérusalem, estimant incomplètes leurs traditions religieuses limitées aux cinq premiers livres de la bible (le pentateuque) sans les prophètes ni les traditions des Anciens.
" Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs pour qu’ils se convertissent " (Luc 5, 31s). Jésus manifeste sa bonté envers tous ceux qui souffrent et pourtant il est critiqué par des bien pensants, les Pharisiens et les Scribes. On lui reproche son attitude envers les pécheurs : " Il accueille les pécheurs et mange avec eux " (Luc 15,2). Pourtant c’est le signe qu’il est " celui qui vient ", " celui que l’on attend ", le messie !

La dernière place, avec les criminels !
Luc, seul à parler du bon larron, est aussi le seul à rapporter cette parole de Jésus au début de sa passion : " Il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : On l’a compté parmi les criminels. Et, de fait, ce qui me concerne va être accompli " (Luc 22,37). Le texte cité est celui du Serviteur souffrant (Is 53,12), lépreux devant qui on se voile la face, et, en le citant, Luc parle deux fois d’accomplissement pour en souligner l’importance.
Jésus dit : " il faut " ; il ne s’agit pas d’une nécessité de nature ou de circonstance, ni d’une fatalité comme celui qui dit après un malheur : " c’était écrit " ; les textes où Luc écrit : " il faut " le montrent bien. " Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? " (2,49). " Il me faut annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu, car c’est pour cela que j’ai été envoyé " (4,43). " Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup " (9,22). " Le Saint Esprit vous enseignera ce qu’il faut dire " (12,12). " Il y a six jours pour travailler. C’est donc ces jours-là qu’il faut venir pour vous faire guérir, et pas le jour du sabbat " (13,14). " Il me faut poursuivre ma route […], car il n’est pas possible qu’un prophète périsse hors de Jérusalem " (13,33). " Il faut qu’il souffre beaucoup " (17,25). " Zachée, …il me faut aujourd’hui demeurer chez toi " (19,5). " Lorsque vous entendrez parler de guerres et de désordres, ne vous effrayez pas car il faut que cela arrive d’abord " (21,9). " Il fallait que le Fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs " (24,7). " Il faut que s’accomplisse tout ce qui a été écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophéties et les Psaumes " (24,44).
Ces textes parlent de la mission et de la Passion de Jésus, sauf un sur le sabbat qu’il faut observer et un autre sur l’Esprit qui inspirera les apôtres au tribunal. La nécessité dont parle Jésus est celle de son union au Père, libre et voulue. En lui l’Écriture trouve sa perfection, sa plénitude, son achèvement, sa fin. Par sa passion, " l’Écriture s’accomplit en lui " ! Jésus dévoile le projet de Dieu, partiellement connu avant lui. La lettre aux Hébreux écrira : " Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en ces temps où nous sommes, nous a parlé à nous dans son Fils " (Héb 1,1).
Pilate condamne Jésus innocent à la croix comme un criminel et Luc y voit " l’accomplissement " de l’Écriture ! En laissant Jésus aller librement à la mort " comme un criminel ", Dieu a tout dit ! Son projet sur l’humanité est alors pleinement manifesté, il ne pouvait d’ailleurs être mieux manifesté que par un homme le vivant pleinement. St Paul écrit : " Nous prêchons un messie crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les Nations, mais sagesse et puissance de Dieu " (1 Cor 1, 22-25).
" Il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : On l’a compté parmi les criminels " (22,37). La parabole de l’homme tombé entre les mains des bandits, c’est l’histoire de Jésus, tombé entre les mains de ses adversaires, innocent condamné à la croix entre deux malfaiteurs pour que l’Écriture s’accomplisse ! Il a vraiment pris " la dernière place " (Luc 14,7-11). Jean dira : " Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous saurez que Je Suis " (Jn 8, 28) ; " Élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes " (Jn 12, 32).

À ceux qui veulent se justifier
Pour se justifier, le légiste demande : Qui est mon prochain ? (Lc 10,29). Jésus raconte la parabole du " Pharisien et du Publicain " pour ceux " qui se disaient justes et qui méprisaient tous les autres " (Lc 18,9). Les Pharisiens et les Scribes murmurent contre Jésus qui " accueille les pécheurs et mange avec eux ", Luc 15 regroupe dans ce contexte trois paraboles de la miséricorde et note : " Il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de conversion " (Lc 15,7), c’est-à-dire ces faux justes qui pensent qu’ils n’ont pas à se convertir ! Jésus critique " ceux qui se donnent pour justes devant les hommes ", mais " Dieu connaît les cœurs " Lc 16,15). Le centurion commandant les soldats qui ont crucifié Jésus " glorifiait Dieu, en disant : Sûrement, cet homme était juste " (Lc 23,47).
Le thème de la justice est bien présent dans l’Évangile de Luc. La parabole dit la vraie justice, autre que celle recherchée par le légiste ! Jésus, tombé entre les mains de ses adversaires, est le bon Samaritain des blessés de la vie ; le témoin de la justice de Dieu !

Nouveau visage de Dieu
La parabole du bon Samaritain illustre trois constantes de l’Évangile de Luc :

Dans la parabole, Jésus est à la fois la " règle d’or ", le bon Samaritain, et l’homme tombé entre les mains des bandits ! Il révèle le vrai visage du Père et sa justice.
J. Moingt réfléchit sur ce mystère : " Quand cet homme accusé de blasphème, chargé de malédiction, est reconnu accueilli par Dieu en qualité de Fils, le voile du Temple se déchire, la figure de Dieu se fissure. Dieu se montre enveloppant de sa divinité l’humanité blessée de Jésus, fruit et révélation de son amour du Père. Cette révélation passe par le scandale de l’abandon de Jésus sur la croix, compris, à la lumière de la résurrection, comme la volonté de Dieu de ne pas intervenir par un acte de puissance, mais d’attirer les hommes à lui par la seule gratuité de son amour. "