Signes et témoins


" Comme des serviteurs
doivent se faire à leurs maîtres... "

(Consigne du Père Libermann à ses missionnaires)

P. Michel Gerlier, Spiritain

Voici un missionnaire qui réfléchit tout haut : on entend avec lui ce que l’Esprit lui suggère pour guider son discernement missionnaire ! La solidarité du P. Michel Gerlier avec les siens est bien l’expression incarnée de sa charité pastorale.
Entré dans la congrégation du Saint-Esprit avec l'idée d'être missionnaire au sens classique du mot (évangéliser les non-chrétiens), je me suis trouvé "bloqué", pendant neuf ans, dans l'animation pastorale d'une immense paroisse de la banlieue de Dakar, gardant au coeur la nostalgie de cette fameuse "première évangélisation" que la Règle de Vie des Spiritains situe en tête de nos engagements : " Nous allons de préférence vers ceux qui n'ont pas encore entendu le message de l'Évangile ou qui l'ont à peine entendu " (Règle de vie spiritaine N.12). Je sais bien que ce type de situation n'est pas nécessairement géographique, que beaucoup de confrères sont en "première évangélisation" dans le monde des médias, dans l'école, ou dans certains milieux de nos sociétés modernes sécularisées ; il n'en reste pas moins que le rêve d'être un missionnaire de brousse m'a toujours habité... jusqu'à ce Noël 85 où le rêve se transforma en réalité, à Bajob, au milieu des Manjaques de Guinée Bissau.
La mission spiritaine n'avait que six ans, et elle avait déjà pris un certain essor : douze villages touchés, avec des embryons de communautés, des chapelles, des catéchistes... Mais, avouons-le, elle avait également pris quelques faux plis qui risquaient de compromettre l'avenir: il y avait, par exemple, ces nombreux baptêmes d -jeunes adolescents, catéchisés en très peu de temps, dans l'enthousiasme des débuts : quelques 300 pour la seule année 83 ! ... Cependant, cela ne pouvait pas occulter - et c'est cet aspect que je tiens à souligner la concrétisation de plusieurs intuitions missionnaires qui m'ont convaincu immédiatement, parce qu'elles correspondent à ce que je ressens moi-même au plus profond de mon coeur de missionnaire.
Attitudes, réactions et sentiments missionnaires … instinctifs.
- Mes coups de coeur.
Oui, j'ai aimé la mission de Bajob, dès le premier jour, et je m'y suis jeté à corps perdu.
• Il y avait d'abord le choix du village pour construire la maison d'habitation de la communauté : un tout petit village (250 habitants). On est condamné à s'adapter et à apprendre la langue! . .. Un tout petit village au coeur du pays manjaque, qui a conservé jalousement toutes les coutumes ancestrales, de la naissance à la mort.
• Il y avait ensuite ce parti pris, cet entêtement à apprendre le manjaque, allant à contre courant de la pratique habituelle des missionnaires, en Guinée Bissau qui pensaient qu'il fallait apprendre d'abord le créole...
• Il y avait le style de vie adopté par la communauté : une maison parfaitement adaptée à l'environnement, avec seulement un peu plus de confort (une vraie douche et surtout une fosse sceptique !). " Notre habitat, notre hospitalité et notre manière de vivre sont simples et sobres. Cette simplicité de vie nous rapproche des pauvres... " (Règle de Vie.71)
• Il y avait " l'église paroissiale ", pour qui j'ai éprouvé aussitôt un amour jaloux, et que j'ai maintenue dans sa beauté originelle : un manguier centenaire qui peut abriter plus de 300 personnes ! Je me suis contenté de construire une clôture définitive pour empêcher les vaches et les chèvres de troubler nos offices.
• Il y avait le "pëcap" de S. Charles Lwanga, patron de la paroisse : un pieu sculpté, fiché en terre, juste devant l'autel, sous le manguier sacré, sur lequel le responsable de la communauté verse les libations rituelles, chaque année, au début du mois de juin, le jour de la fête des ancêtres.
• Il y avait surtout déjà cette volonté de travailler à l'inculturation du message évangélique, notamment au niveau liturgique ; en commençant par les funérailles chrétiennes, réellement intégrées aux cérémonies traditionnelles, particulièrement expressives en pays manjaque ; mais aussi le culte des ancêtres, avec cette "christianisation" de la fête de Kakao, qui devient pratiquement la fête de Toussaint, en même temps qu'elle rappelle celle des Rogations : nos ancêtres dans la foi, Charles Lwanga en tête, intercèdent en notre faveur pour obtenir de Dieu une bonne saison des pluies, une récolte abondante, la santé pour tous, etc...
J'ai donc "pris le relais" d'une expérience missionnaire passionnante, et j'ai essayé de la pousser plus loin, en restant lucide sur les ambiguïtés inévitables attachées à ce type de démarche... Ma chance, c'est d'être arrivé au moment des initiations. Elles ont lieu, dans le secteur de Bajob-Caléquisse, tous les 22 ans, et s'échelonnent sur une dizaine d'années, village après village. 1986, c'était justement l'année de Bajob. Les futurs initiés devaient entrer dans le bois sacré vers le 20 mars, et y demeurer trois mois, sans jamais pouvoir revenir au village. Ayant appris que 80% des candidats à l'initiation étaient des chrétiens, j'ai cherché le moyen d'entrer dans le bois, avec l'idée de pouvoir organiser des célébrations de la Parole de Dieu, et même la messe, au moins le jour de Pâques. Les vieux chrétiens tentèrent de s'opposer à ce projet ; ils prétendaient qu'un prêtre n'avait pas sa place dans le bois sacré. Mais leurs arguments n'étaient pas convaincants.
"- Dites plutôt que ce n'est pas la place d'un blanc ! "
- Non ! Ce n'est pas la place d'un prêtre !
- Dans ce cas, ce n'est pas non plus la place d'un chrétien ! Parce qu'un prêtre, ce n'est rien d'autre qu'un chrétien ordonné pour être au service de ses frères chrétiens, là où ils sont !... Si les chrétiens peuvent entrer dans le bois, le prêtre doit y aller aussi. Sinon, tout le monde reste dehors ! ...
Ainsi donc, trois mois à peine après mon arrivée, je me trouvais au coeur même du problème posé par l'évangélisation des Manjaques : Un Manjaque doit-il abandonner ses coutumes pour devenir chrétien ?... Pourquoi les vieux chrétiens, qui vont tous aller là-bas, ne veulent-ils pas m'y rencontrer ?... Qu'est-ce qui, dans le bois sacré, est contraire à la foi au Christ ressuscité ?... Quel type d'esprit préside à tout ça ?...
Non ! Je n'allais pas attendre 22 ans pour comprendre ! Je suis entré dans le bois, dès la première semaine, aidé par des jeunes chrétiens déjà initiés... avec la complicité de vieux "païens"... Et j'ai célébré l'eucharistie, le soir de Pâques !... Et j'ai annoncé, dans le bois, que le Christ avait vaincu la mort et tous les esprits qui conduisent à la mort !... Et je ne suis pas mort, et les initiés non plus !... Et j'en ai conclu que l'esprit du bois, Dabomanin, n'était pas un mauvais diable!... Et j'ai entraîné mon confrère... qui n'a manifesté aucune résistance.
Avec le recul du temps (16 ans déjà !), tout cela me paraît simple et logique. Tu veux connaître un peuple ?... Va partager sa vie, ses joies et ses peines, de la naissance à la mort !... Tu prétends avoir un message à présenter, qui peut remettre en cause certaines conduites traditionnelles ?... Avant de juger et de légiférer, chemine avec ce peuple, le temps qu'il faut... et va le plus loin possible, jusque dans le bois sacré, si on t'y autorise.

- Mes coups de sang.
Mais, ce qui me paraît, à moi, simple et logique n'est pas forcément évident pour tout le monde. Bien souvent dans des réunions diocésaines ou de secteur, je me suis trouvé en porte à faux ou en contradiction avec bon nombre de missionnaires...
• A Bajob, non seulement les chrétiens font l'initiation traditionnelle, comme tous leurs frères manjaques ; mais, en plus, le prêtre les approuve, les bénit et les accompagne !... Dans une mission voisine, chez les Flupes - dont les coutumes sont très proches de celles des Manjaques - non seulement le prêtre n'entre pas dans le bois sacré, mais il interdit aux chrétiens de participer à l'initiation, les marginalisant du même coup (au nom du Christ, qui a pourtant dit : " Vous n'êtes pas du monde, mais vous êtes dans le monde ! ").
• Alors je me dis : " Comment toi, étranger, tu peux juger de la valeur d'une coutume, si tu ne fais pas l'effort de la comprendre de l'intérieur, dans son contexte à elle, et non par rapport à ton système de valeurs à toi ? "... II faut oser aller là où se posent les problèmes ; il faut risquer l'aventure, sans avoir de réponse déjà préparée
" Incompatible avec la foi en Jésus Christ ? ".
• Nous savons ce que les Manjaques doivent abandonner quand ils se convertissent au Christ ! et nous sommes remplis nous-mêmes de contradictions et de compromissions avec... l'argent et bien d'autres faux dieux !
• Nous disons : " Ils doivent laisser les sacrifices traditionnels, renoncer aux esprits " !. Evidemment (!) si nous appelons " diables " tous les esprits des Manjaques, même leurs anges gardiens !... il n'y a guère d'autre issue !
Mais si, au lieu de s'entêter à parler créole et de ranger tous les esprits sous le même mot, on se mettait à parler manjaque avec les Manjaques, on aurait l'esprit protecteur du village : (au nom de quoi doit-on l'éliminer ?) - ; on aurait ensuite l'esprit protecteur des femmes du village - ; le gardien de chaque lignage ; et encore d'autres esprits, bienfaisants ou malfaisants, ambivalents ou ambigus, dans certains lieux privilégiés, et qui attirent beaucoup de monde, etc... On serait alors un peu plus mesuré dans ses jugements !...
Par exemple, comment penser que l'esprit du guérisseur de Preale-Catij, chez qui j'ai conduit des dizaines et des dizaines de jambes et de bras cassés, des morsures de serpent, puisse être un " démon " , quand tous les malades repartent guéris ?... Et s'il faut pour cela sacrifier un petit poulet et trois litres de vin de palme, où est le problème ?... Est-on bien sûr de la pureté de la foi de nos chrétiens français ou portugais, quand ils vont directement à la statue de saint Antoine, sans saluer le Saint-Sacrement, pour demander une faveur, et qu'ils glissent quelques pièces de monnaie dans le tronc du saint ?
• On m’a dit encore : " Comment va-t-on s'y prendre pour éduquer les Manjaques ? "
Je réponds : " Mais, les Manjaques ne nous ont pas attendus pour être éduqués ! C'est le missionnaire qui est mal élevé quand il se présente, sans aucune pudeur, avec sa culture importée, ses "conteners", et même ses églises "clé en main" ".

Convictions et réflexion sur ma manière de vivre la mission.
- Spiritualité libermanienne.
Comme spiritain, je me sens appelé à vivre la rencontre avec le peuple manjaque, exactement comme le Père Libermann le propose à ses missionnaires de Dakar, dans sa lettre du 19 novembre 1847: "Dépouillez-vous de l'Europe, de ses moeurs, de son esprit; faites-vous nègres avec les nègres, et vous les jugerez comme ils doivent être jugés ; faites-vous nègres avec les nègres pour les former comme ils le doivent être, non à la façon de l'Europe, mais laissez-leur ce qui leur est propre; faites-vous à eux comme des serviteurs doivent se faire à leurs maîtres; aux usages, au genre et aux habitudes de leurs maîtres ; et cela pour les perfectionner, les sanctifier, et en faire peu à peu, à la longue, un peuple de Dieu. C'est ce que saint Paul appelle "se faire tout à tous, afin de les gagner tous à Jésus-Christ"
La "première évangélisation" commence donc dans le coeur du missionnaire qui doit se dépouiller de l'Europe et de ses moeurs. La "première évangélisation" est une kénose, à la suite du Christ (Ph. 2,6-11). Une folie !... La folie de la Croix !... J'ai entendu des gens, bien placés dans la Congrégation, traiter mes prédécesseurs de "fous"... Je pense que c'est le plus beau compliment qu'on ait pu leur faire !...
La "première évangélisation" n'a pas besoin de téléphone ni de Fax; elle n'a pas besoin d'ordinateur ni de site sur Internet, elle n'a pas besoin d'écoles ni de centres d'alphabétisation ; elle n'a pas besoin de construire des églises ni des centres d'hébergement pour les élèves qui étudient à Canchungo ; elle n'a pas besoin de creuser des puits !... (Tout cela, monsieur le missionnaire "Untel" peut le faire, s'il en a le temps, les moyens et la compétence !)... En revanche, pour être au service de " son maître" qui est le peuple manjaque, le missionnaire doit absolument apprendre sa langue et connaître ses coutumes, sans écouter les " gens qui parcourent la côte, quand (...) ils parlent des peuplades qu'ils auront visitées, même s'ils y sont demeurés plusieurs années (Libermann, lettre citée) ; il doit s'asseoir dans les relais, et boire (raisonnablement !) du vin de palme ; participer aux funérailles et aux cérémonies familiales ; prendre sa part des dépenses inévitables; accompagner les malades dans la médecine traditionnelle... Bref, partager la vie des gens, et les aimer comme ils sont.
- Point de vue anthropologique.
Moins de saint Thomas... et beaucoup plus de Levi-Strauss ! Car, si la "négritude" et, à plus forte raison, la "manjaquité" n'étaient que les propriétés secondaires d'une nature humaine, partagée par tout le monde, le missionnaire n'aurait aucune raison de tergiverser! ... II a, sur ses interlocuteurs analphabètes, l'avantage incommensurable de sa science écrite ; il a "lu des livres " des philosophes, des humanistes : Aristote, saint Augustin, Descartes, Marx, Kierkegaard... ! II peut donc enseigner, en toute impunité, à des gens qui ont seulement " la malchance d'être nés en retard sur leur temps " ! ... Et, si en plus, il reste convaincu que " hors de l'Église, il n'y a pas de salut ", et que l'Évangile est directement accessible à tous les peuples de la terre, il n'y a pas d'alternative possible pour les Manjaques, sinon étudier pour rattraper le retard accumulé au cours des siècles, et... se convertir... ou faire semblant !
II est vrai que plus personne aujourd'hui n'ose parler de cette manière ; mais, si on prend le temps d'analyser les prises de position des missionnaires dans les assemblées, et surtout leurs options concrètes sur le terrain, on se rendra vite compte qu'un bon nombre ignore tout de l'anthropologie culturelle. On agit comme s'il n'y avait qu'un seul modèle valable ; et on l'impose pratiquement aux autres, au nom d'une certaine conception du développement... élaborée en Europe. Or, si je veux vraiment "communiquer" avec un Manjaque, pour lui annoncer la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, je dois me faire inviter chez lui, et non l'attirer chez moi.
Depuis Lévi-Strauss, tout le monde sait qu'une culture est un système extrêmement organisé, dont tous les éléments s'imbriquent les uns dans les autres : économie, politique, religion, arts et littérature ; la langue étant la clé qui permet d'entrer dans cet univers où tout se tient le visible et l'invisible, les vivants et les morts, le passé, le présent et l'avenir. Comme l'écrit Ernest BAMBOU : " Nul ne peut prétendre rencontrer en profondeur un peuple, sa religion et sa culture, sans connaître la langue qui est comme le prisme de toutes ses valeurs ".
Il n'y a donc pas d'autre chemin de "première évangélisation" que la volonté de pénétrer peu à peu dans l'univers culturel de l'autre, et la patience pour y parvenir...
Il est bon que cette rencontre se fasse dans la joie de la découverte, sans a priori ni préjugé ; en sachant qu'il est impossible de séparer les éléments les uns des autres, de choisir son menu comme au restaurant! ... La religion traditionnelle, par exemple, n'est pas une matière à option dans la rencontre avec la culture manjaque : elle irrigue et vivifie tout le reste, économie, santé, arts, etc...
- Quelques flashes théologiques
• Voici d'abord, la prise de position de Mgr Patrick D'Souza, évêque de Bénares en Inde. Elle concerne l'hindouisme, mais me paraît pouvoir s'adapter parfaitement aux religions traditionnelles africaines. I1 conclut sa conférence par ces deux phrases capitales :
" Quand nous disons: "Que ton règne arrive", nous pouvons considérer les autres religions comme autant de forteresses à conquérir pour Lui, ou même à raser jusqu'aux fondations. Nous avons plutôt appris qu'elles sont des tabernacles qui doivent être ouverts avec amour, afin que le Christ inconnu devienne le Seigneur reconnu. "
• La deuxième prise de position est encore d'un évêque, Mgr Henri TESSIER, actuel archevêque d'Alger. Il s'agit, cette fois, de l'Islam.
Le témoin affirme que, après avoir longtemps " opéré un tri entre ce qui serait "pierres d'attente ...semences du herbe" dans la tradition religieuse musulmane, et ce qui empêcherait le croyant d'intérioriser et de spiritualiser sa vie personnelle et celle de sa communauté ", l'Église qui est en Algérie, composée presque uniquement d'étrangers, s'est rendue compte peu à peu que : " une tradition spirituelle forme un tout dont les éléments se tiennent les uns les autres. Il est très difficile de découvrir des valeurs vraiment communes... Les terrains que l'on croyait communs ne peuvent être isolés, car chaque élément est en référence à un tout. Chaque religion a un centre de gravité. C'est autour de ce centre que tous les éléments s'organisent. "
• Le troisième témoin m'intéresse au plus haut point, parce qu'il vit sa mission en Afrique, dans une ethnie qui est restée très traditionnel le. Toute la conférence du père Jean-Paul ESCHLIMANN serait à citer! ...Je ne reprends ici que quelques passages qui me paraissent bien formuler ce que j'ai essayé de vivre moi-même à Bajob. Après avoir analysé les "manipulations" dont il a été l'objet de la part du clergé animiste traditionnel, et montré que " ces manipulations ne sont que l'expression d'une donnée fondamentale : l'idéologie de la Taie ", qui est "participation ", " chance ", "croissance et rythme ", et se traduit par " santé ", " longue vie ", "nombreuse progéniture ", " richesse ", etc. l'auteur s'interroge sur la démarche d'évangélisation : "J'avoue que c'est la partie où je tâtonne le plus, où j 'ai encore le moins systématisé ma pratique. J'ai néanmoins une conviction : si l'évangélisation a un sens, si elle est possible, elle doit se dérouler au niveau que j'ai décrit ci-dessus. En d'autres termes, elle doit atteindre la dynamique profonde des religions-coutumes africaines, c'est-à-dire la théorie de la vie. Elle ne sera nullement substitution d'un rite à un autre. L'essence de l'évangélisation ne peut être qu'un dialogue entre deux esprits, ce que j'appelle plus communément confrontation entre deux logiques ou deux dynamiques "... " Que se passe-t-il quand l’Esprit de Jésus-Christ entre en contact avec celui de la tradition ancestrale? Il se produit, à mon sens, une fermentation créatrice qui redispose les éléments de la logique traditionnelle dans une perspective nouvelle. Pas question d'importer ou de surajouter à la pratique ancestrale des éléments étrangers, mais de recentrer le système sur le Dieu de Jésus-Christ " .
Première évangélisation et inculturation chez les manjaques.
Pour moi, après onze ans passés à Bajob, la preuve est faite que, si l'annonce de l'évangile ne rejoint pas la logique profonde de la religion traditionnelle, comme dit Jean-Paul ESCHLIMANN, il y aura, au mieux, une juxtaposition de comportements incohérents de la part des néophytes, une multitude de sincérités successives qui déroutent le missionnaire ; au pire, un tissu d'hypocrisies et de mensonges, ou - ce qui n'est pas mieux ! - une destruction progressive de la personnalité...
- Regard critique sur cette communauté chrétienne
J'aurais pu écrire la phrase suivante, en parlant des chrétiens de Bajob : " On se range extérieurement du côté chrétien quand on a intérêt à le faire, mais on réagit suivant les schémas ancestraux dès qu'il faut vivre un moment important de la vie, naissance, mariage, réussite, échec, mort.
Exemples
• Jusqu'à aujourd'hui, les Manjaques, émigrés en France dans les années 60 - et baptisés pour la plupart - envoient un morceau de cordon ombilical de chaque nouveau-né, aussitôt que possible après la naissance, pour qu'il soit enterré au pied des "icaap" des ancêtres.
• La valise, contenant les habits d'une personne décédée à l'étranger arrivera au pays, quelques semaines après le décès ; elle sera placée sous la véranda, comme si c'était le corps même du défunt, devant un pagne mortuaire, pour que de vraies funérailles puissent être célébrées. C'est une coutume qui ne souffre pas d'exception. Sans ce rite, l'enfant perdu ne pourrait pas rejoindre les ancêtres.
• Sauter la ligne, tracée à l'entrée de la maison du mari, constitue pour la jeune épouse un des rites essentiels du mariage traditionnel. Le mari peut être en France ou au Portugal, cela n'a pas d'importance ; sa présence n'est pas indispensable. Le fait d'être baptisé ou non ne change rien non plus à la problématique !
• Quant aux maladies, aux échecs ou au désir de réussite, le recours aux voyants, aux prêtres de la religion traditionnelle, et finalement aux esprits médiateurs, est quotidien. Auguste, prêtre traditionnel de Bajob, est baptisé, marié à l'Église, et sa femme Léontine est la cuisinière de la mission catholique. Brimel, "voyant" de Biepar, a été baptisé par moi, 4 ou 5 ans avant qu'il n'accepte ce service de voyance traditionnelle.
• On pourrait multiplier les exemples de cet écartèlement quotidien de la plupart des chrétiens manjaques... La question reste toujours : les manjaques peuvent-ils se convertir vraiment ? Et si oui, comment cette conversion peut-elle s'exprimer ?... J'ai longtemps tourné cette question dans ma tête...
Après toutes ces années, j'en suis arrivé à la conclusion suivante : Il est impossible à un vieux manjaque de devenir chrétien, si devenir chrétien c'est renoncer à ce qui a structuré sa vie et sa personne depuis sa naissance. II s'agit d'une telle révolution que c'est pratiquement impensable !... Sauf si... le sacrifice de Jésus (la messe) est aussi parlant que celui des ancêtres ! (mais on y mange si peu ! et on y boit encore moins !)... Sauf si... je peux obtenir, par la prière, le pain quotidien... et que je puisse aussi satisfaire tous mes besoins ! (N.B. La "Caritas" a joué ce rôle, un certain temps !... Mais, quand la manne a cessé de tomber, les "croyants" sont retournés aux oignons d'Égypte !).
Oui, Mgr TESSIER et Jean-Paul. ESCHLIMANN ont raison, toutes les religions fonctionnent comme des systèmes ; elles ont une logique profonde, une dynamique. Tout vibre, ou tout casse. Mais, faut-il "casser" les Manjaques pour faire une Eglise ?
- Pour un Christ reconnu, au coeur de la tradition manjaque.
S'il est vrai que la religion traditionnelle a une grande " capacité de récupération et de manipulation ", voire de syncrétisme, " il faut lui présenter un Christ attrayant, séduisant par la qualité de vie qu'il propose ou permet d'espérer ". Au début, elle va le classer quelque part dans sa liste impressionnante d'intermédiaires pour arriver à Dieu. Mais, il aura, au moins, le rang d'ancêtre ou d'esprit bienfaisant (Ce qui n'est déjà pas si mal !)... Grâce au don de la foi et au travail de l'Esprit-Saint dans le coeur des catéchumènes, d'autres le placeront rapidement au-dessus des autres esprits, avec rang de médiateur privilégié... et peu à peu l'accepteront, le reconnaîtront comme l'unique médiateur entre Dieu et les hommes, comme le sauveur universel... Alors, les autres esprits apparaîtront comme enchaînés à la suite du Christ, subordonnés à sa médiation unique, soumis à la logique nouvelle de l'Amour. (Cf. Le cortège triomphal du Christ ressuscité, dans Col. 2,15)
C'est pourquoi il me semble que le missionnaire doit cesser, une fois pour toutes, de "jouer les Dom Quichotte", en partant en guerre contre les pratiques traditionnelles, quelles qu'elles soient ! Face à la logique chrétienne, qui n'est pas une nouvelle théorie, mais une vie nouvelle en Christ, dont le principal protagoniste est l'Esprit-Saint, ce qui n'a pas d'avenir dans la religion traditionnelle disparaîtra de lui-même ; ce qui est bon pour l'homme-manjaque subsistera, et trouvera peu à peu sa vraie place.
Il faut annoncer Jésus-Christ par la parole et par l'exemple, sans complexe ; mais un Christ nu, déshabillé de vingt siècles de récupération culturelle occidentale, le Christ de la foi, le Christ crucifié, " scandale pour les Juifs, folie pour les païens ". Ce qui suppose, de la part du missionnaire, un très grand esprit critique pour débusquer en lui-même tout ce qui est Christ-à-sa-mesure (Reconnaissons que nous sommes très forts pour justifier des pratiques hétérodoxes : argent, pouvoir... et combien d'autres compromissions !...)
Il faut aussi, dans le même temps, rencontrer les Manjaques dans leur vie réelle, c'est-à-dire aux moments les plus denses, là où le passé et le présent se rejoignent, quand se fait la jonction entre le visible et l'invisible...
Par exemple, lors des initiations, quand les jeunes gens accèdent à la maturité sociale et religieuse ; ou dans l'exercice de la médecine traditionnelle, quand le guérisseur fait son diagnostic; ou bien au moment où la jeune mariée met son pied sur la tête du coq, et que le sang va jaillir ; et ainsi de suite...
Chaque fois, le missionnaire va se trouver nez à nez avec un esprit!... Mais, il n'y a pas une seule conduite, chez les Manjaques, qui ne soit précédée ou accompagnée d'un sacrifice ! . . .
Si je ne rencontre les Manjaques que dans mon église, mon école, mon centre culturel... et si, en plus, je les rencontre en leur parlant créole, je télescope complètement ce temps essentiel de la "première évangélisation". Les gens, intéressés par mes programmes, feront semblant d'être avec moi... Mais, chaque fois qu'un problème de vie important se posera à eux, ils iront là où ils vont traditionnellement, sans me demander la permission, ni même m'avertir.
Je préfère, quant à moi, marcher avec eux, y compris dans le bois sacré. Et je plaide le droit à l'erreur, pour moi et les autres missionnaires du Christ qui veulent vivre cette expérience de la rencontre. " Ils ont les mains propres, mais ils n'ont pas de mains ! " disait Péguy, en parlant des chrétiens face à la politique. On pourrait transposer : Combien de missionnaires osent se salir les mains en fréquentant réellement la religion traditionnelle?... L'adage " Dans le doute, abstiens-toi ! " me paraît la pire des attitudes missionnaires. Il faut plonger !... " Avance au large ! " dit Jésus. Il ne dit pas de "faire trempette sur la plage ", en attendant que toutes les conditions soient réunies pour évangéliser correctement les Manjaques. I1 faut aller là où se noue le destin des hommes... Et au lieu de parler toujours de doctrine et d'orthodoxie, parlons plutôt d'orthopraxie missionnaire : fidélité au Verbe de Dieu incarné, le Christ de la foi... qui doit être annoncé aux Manjaques, tels qu'ils sont, et non pas tels que nous voudrions qu'ils soient.
- Pratiquement, à Bajob.
Avec les communautés de village - une dizaine - qui se sont déjà structurées en se donnant les différents ministères indispensables à la vie ecclésiale (dans les domaines de la liturgie, de la catéchèse et de la charité), nous avons commencé à faire quelques pas dans le sens d'un christianisme davantage inculturé.
• Il y a d'abord tout ce qui touche au culte de ancêtres, avec la fête de Kakao comme point culminant. Ce fut le plus facile à mettre en place.
• Il y a ensuite toute une recherche autour du vendredi-saint... La mort du Christ devrait être célébrée au moins aussi bien que celle d'un grand du village ! L'idéal serait que les cérémonies des funérailles du Christ dépassent largement celles du commun des mortels !... Mais, je ne suis pas mécontent des points déjà acquis : A l'heure où le soleil pilonne la terre, chaque communauté sort de son village et converge vers Betenta, un village central, en méditant le chemin de croix du Seigneur. Vers 15h00, tous les parents et amis du "défunt" (chrétiens, catéchumènes et sympathisants) sont réunis ; peut-être 500 à 600 personnes... Les rites, prévus par l'Église, sont scrupuleusement respectés, en signe de communion avec les autres Eglises qui se réunissent, ce même jour, dans le monde entier; mais ils sont vécus dans une ambiance typiquement manjaque - celle des grandes funérailles. Après l'adoration de la croix, quand les chants funèbres s'élèvent, accompagnés par des sortes de castagnettes que seules les femmes âgées peuvent utiliser, les jeunes-filles et les jeunes femmes mariées se mettent à danser spontanément... Puis, c'est au tour du kambombolo de parler, exactement comme dans les enterrements ; alors, la "classe d'âge" de Jésus - les jeunes gens de 30-35 ans - entrent dans la danse, et évoquent par des mimes la vie et le message de celui qu'on est venu pleurer et célébrer.
• Moins visible, mais plus profonde, me semble la recherche autour du sacrifice du Christ lui-même ( la Croix et la Messe )... Je pense qu'il ne se passe pas un jour sans qu'il n'y ait, dans un des villages qui composent la paroisse, un sacrifice rituel d'une vache, d'une chèvre ou d'un porc... Soit dit en passant, j'ai depuis longtemps cessé de faire des commentaires aigres-doux sur le gaspillage d'argent que représentent tous ces sacrifices, argent qui serait sans doute mieux placé dans des puits, des routes ou des médicaments ! Dans un monde très religieux, au sens traditionnel du terme, on ne raisonne pas de cette manière. Et puis, le développement économique du pays manjaque n'est pas directement le but de notre présence missionnaire !... Par contre, victimes offertes, sang répandu, péchés pardonnés sont des réalités, vécues au quotidien... qui ne peuvent pas ne pas préparer les esprits et les coeurs à comprendre le mystère de la croix du Christ...
Si Jésus est à la fois le prêtre et la victime, et que son sang a été versé une fois pour toutes, pour le pardon des péchés, il n'y a plus besoin de sacrifices d'animaux ; et l'Eucharistie est la chance qui nous est offerte, par Jésus, d'avoir part chaque jour à son sacrifice.
Conclusion
Je ne prétends pas avoir trouvé la clé pour entrer dans la culture manjaque et l'évangéliser !... Je pense même que nous n'avons fait que de tout petits pas, bien timides !... Les chrétiens manjaques de demain, s'ils gardent l'estime de leur propre tradition, sauront mieux qu'un étranger inculturer le message de l'Évangile...
Il reste pour moi beaucoup d'ombres : tout ce qui tourne autour de la voyance traditionnelle, des mangeurs d'âmes, des revenants, des contrats passés avec certains esprits qui peuvent entraîner la mort, de l'interrogation des morts, du mariage et de la polygamie, etc... ; il reste surtout ce problème épineux des chrétiens qui acceptent des "ministères" dans la religion traditionnelle... Auguste, le prêtre traditionnel, et Brimel, le voyant, peuvent-ils exercer leur service avec l'Esprit du Christ ?...
J'aimerais pouvoir écrire " oui " ! Mais je sais bien que ce serait plus par sympathie que par conviction !... Quand on a bu à la Source d'Eau Vive, peut-on retourner, sans états d'âme, s'abreuver aux eaux stagnantes des bois sacrés et des autels traditionnels ?...
Mais, le dernier mot n'est pas dit. Nazaire DIATTA, prêtre diola et missionnaire spiritain, ouvre, lui, des perspectives tout à fait inédites, dans un article intitulé " Un accomplissement réciproque ".
Se battant contre la politique du "tout ou rien" dans la pratique missionnaire, il écrit : " Y aurait-il contradiction fondamentale, à la limite impossibilité, à ce que Clarisse et Afaal-Etam acceptent le sacerdoce de l'autel de la fécondité et de l'initiation, tout en aspirant au baptême ? Y a-t-il incompatibilité à être prêtre d'un autel de la religion traditionnelle et chrétien "célébrant" l'eucharistie ? " ... Il faut, selon lui, situer religion traditionnelle et christianisme " dans la même trajectoire ", comme le particulier en relation avec l'universel. Et il conclut : " La religion traditionnelle devrait donner au christianisme son accomplissement en ce qui concerne sa forme, son expression culturelle, pour qu'il soit mieux saisi dans le milieu où il est prêché. La religion traditionnelle va accomplir, réaliser le christianisme, pour qu'il s'incarne concrètement dans un milieu de vie, car il sera mieux compris à travers les symboles et les catégories de pensée de ce milieu. Elle lui est indispensable. Qui mieux que le prêtre traditionnel, instruit du mystère chrétien et y participant pleinement par les sacrements, pourrait instaurer ce dialogue ? "
En ce qui concerne Bajob, je dirai qu'il reste un long travail de discernement, à faire par les chrétiens manjaques eux-mêmes. Ils s'y exerceront à la lumière de l'Évangile, mais grâce aussi à la pratique positive qu'ils ont de leur religion traditionnelle ; avec l'espérance que l'Esprit du Christ ressuscité les conduira peu à peu jusqu'à la vérité tout entière (Jn 16,13)