Signes et témoins


MARCHER SUR LA ROUTE DES AUTRES


P. Juan Antonio AYANZ,Spiritain,
 Marie-Pierre FALCONE
Le P. Juan Antonio est missionnaire espagnol au Nord Caméroun. La présence chrétienne y est récente (1950) au milieu d’une majorité musulmane. Nous lui avons demandé un témoignage sur la rencontre et le dialogue avec les Musulmans au quartier Doualare-Maroua (Nord-Cameroun).
Dans notre Diocèse de Maroua-Mokolo, nous avons commencé une démarche synodale avec nos communautés chrétiennes qui va s'étendre pour les trois ans à venir. Le thème est : "avec eux sur la route". Cette démarche, nous voulons l'ouvrir aux autres, hommes et femmes qui sont sur d'autres routes que la nôtre: nos frères musulmans, nos frères des religions traditionnelles, nos frères des autres confessions chrétiennes. Nous devons les rejoindre sur leur route. Nous voudrions vous partager un peu ce que nous vivons avec nos frères musulmans, ici à Maroua, au quartier de Doualaré. Mais pour comprendre les courants qui traversent la communauté musulmane ici, nous avons besoin de quelques repères.

Quelques repères historiques
Après l'indépendance, le gouvernement du Président Ahidjo (1960-1982) visa, tout en contrôlant de près les différents courants religieux, à islamiser et à unifier autour de l'Islam, les populations "païennes" de la Province du Nord, face au Sud chrétien ! Avec l'accession au pouvoir du Président Paul Biya, l'administration du Nord, tenue jusque là quasi exclusivement par des musulmans, devient de plus en plus laïque. Les musulmans ont le sentiment de se voir déposséder du pouvoir. On assiste alors depuis quelques années à un retour en force de l'Islam et à un réveil (un nouveau temps de réforme ?), qui est aussi une sorte de compensation de ce recul sur le plan politique. Ce vent de "reforme islamique", qui s'inscrit d'ailleurs dans le cadre d'un réveil général de l'Islam, est véhiculé par le courant Wahhabite et la Da'wa (l'appel à l'Islam), qui contrôlent la Ligue du Monde Musulman, laquelle appuie et finance la diffusion de l'Islam dans le monde. Concrètement, ici, au Cameroun, elle finance l'Association Culturelle Islamique du Cameroun (A.C.I.C.). Elle finance la construction des mosquées, la construction et la gestion des instituts islamiques qui véhiculent un enseignement rénové de l'arabe et de l'Islam avec la marque Wahhabite. Elle assure aussi des bourses pour les étudiants qui iront à l'Université de Médine, du Caire, au Soudan ou au Niger. C'est elle aussi qui diffuse une vaste littérature islamique. Elle contrôle aussi les moyens de communication sociale (journaux islamiques, émissions de radio et de T.V. …)
Ces courants islamiques de réforme religieuse et politique (Wahhabites et Da'wa) s'en prennent, pour le moment, aux autres courants musulmans (l'Islam traditionnel, l'Islam des confréries…), mais ils sont en train de prendre la tête et la représentativité de la communauté musulmane de notre région. Où nous mènera ce vent de réforme ? Est-ce qu'il peut guider nos efforts de rencontre et de dialogue avec les musulmans ?

La rencontre et le dialogue avec les Musulmans aujourd'hui.
L'Eglise, surtout à partir du Concile Vatican II, considère que le dialogue avec les croyants des autres religions est une partie constitutive de la Mission que lui a confiée le Christ. Cette importance accordée au dialogue inter-religieux, n'est ni une nouvelle stratégie missionnaire, ni une nouvelle forme de prosélytisme déguisé, ni un instrument au service de la conversion de l'autre. C'est plutôt un changement théologique, né de la conviction que le Royaume de Dieu a des frontières plus larges que celles de l'Eglise et ses sacrements, et que les diverses religions collaborent dans la construction du Royaume de Dieu.
Mais le chemin du dialogue inter-religieux est un chemin difficile, une aventure spirituelle exigeante. Il faut accepter un certain Exode: marcher sur la route des autres où notre langage de foi, nos valeurs, notre vie spirituelle ne sont pas ou mal comprises; où l'on n'est plus chez soi, mais chez les autres. Ce dialogue exige de nous une ouverture d'esprit, la connaissance de la foi de l'autre, l'acceptation de nos différences dans le respect, la vérité dans nos relations, l'équilibre personnel et l'enracinement dans sa propre tradition religieuse, le droit au témoignage et à l'apostolat.
Certaines difficultés rendent difficiles le dialogue, comme le mépris et les injustices provoquées par les musulmans contre les autres (passées et présentes). Il y a aussi de l'agressivité, parfois même de la haine de la part des chrétiens et des autres face aux musulmans. Aussi, comment dialoguer quand nos chrétiens sont souvent méprisés, que leur foi est si jeune, parfois fragile ? Si le dialogue est le souci des chrétiens, est-il aussi celui des musulmans ?
L'accueil est sans doute un des axes importants de cette rencontre. Accueillir et être accueilli (partir chez les autres). Cela demande beaucoup de disponibilité ! Consacrer du temps à cet accueil gratuit est une priorité. Il favorise les liens d'amitié personnelle qui dissipent tant de préjugés et qui engendre la paix venant de l'amitié. Peut-être cette amitié sera-t-elle la seule capable de nous faire traverser dans la paix des épreuves toujours possibles (instabilité politique, islamismes…). L'accueil passe aussi par le bon apprentissage de la langue (le fulfuldé), qui nous ouvre au partage de la vie des musulmans: leurs joies, leurs souffrances, leurs fêtes, leurs espoirs. L'accueil passe aussi par une connaissance approfondie de l'autre, de sa foi et des valeurs qui le font vivre. Nous devons dépasser une connaissance superficielle et stéréotypée de l'Islam.
Nous essayons d'ouvrir notre pastorale à cette rencontre. Depuis le début de notre présence au quartier avec une communauté de Sœurs, nous avons voulu créer des "passerelles" dans la vie quotidienne, dans la participation au développement, où, ensemble, chrétiens et musulmans prennent en main leurs problèmes et cherchent à améliorer leur vie. Pour cela fut créé un centre pour la femme et l'enfant (le "saré"- enclos familial- de la femme et l'enfant). Créé en 1994, ce centre permet d'accueillir des filles non scolarisées, toutes religions confondues, et de les accompagner jusqu'au mariage. Il leur permet d'acquérir une formation humaine et d'approfondir leur rôle de femmes de demain. Un groupe de femmes mariées participent à l'alphabétisation, apprennent des éléments de couture et de tricot, leur permettant ainsi de subvenir aux besoins de leur famille (en cousant des habits pour leurs voisines…) Ces activités couvrent la matinée.
En soirée, le Saré de la Femme et de l'Enfant reçoit les jeunes pour les cours du soir, et les hommes pour l'alphabétisation. Ainsi, le saré devient ce lieu neutre de rencontre entre chrétiens et musulmans, lieu où chacun apprend à connaître et à respecter les différences.
En 1996, à la demande des gens du quartier, une école privée catholique s'est ouverte. Elle reçoit des enfants de toutes confessions religieuses, où chacun apprend à vivre en bonne entente. Ce qui compte, c'est éduquer l'enfant pour qu'il prenne sa place demain. Le bureau des parents d'élèves est composé de personnes de religion musulmane, chrétienne et traditionnelle. Ce bureau cherche à promouvoir une éducation qui permet à chacun de grandir et de vivre en harmonie, dans le respect des différences.
Une autre passerelle est un projet de bibliothèque pour les jeunes, avec uns section pour le dialogue inter-religieux, avec des œuvres classiques de la tradition arabo-musulmane et chrétienne.
Un colloque sera organisé à Maroua le 1er Décembre par la Commission pour le Dialogue entre les religions et la Conférence Episcopale Nationale du Cameroun. Avec la participation de différentes confessions chrétiennes et de nos frères musulmans, nous essayerons ensemble d'identifier les lieux de dialogue aujourd'hui.
En vue de cette rencontre avec les musulmans, il est important, pour nous chrétiens, de soigner la qualité de notre vie spirituelle ainsi que la qualité de la recherche de la vérité de Dieu que nous sommes prêts à accueillir de l'autre, à partir de l'authenticité de notre vie de foi et des valeurs qui nous font vivre. La manière la plus profonde de vivre cette rencontre est précisément "l'émulation spirituelle". Nous lisons dans le Coran (soura Al Ma'ida, 5, 48) :
"Si Dieu l'avait voulu, il aurait fait de vous (Juifs, Chrétiens et Musulmans) une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu'il vous a fait. Cherchez à vous surpasser dans de bonnes actions. Votre retour à tous se fera vers Dieu, il vous éclairera, au sujet de vos différends."