Il
n’est pas rare qu'on parle de Marie aux chrétiens, dans les homélies, les
articles de revues ou les documents du Magistère. Paul VI lui a consacré
l’exhortation « Marialis Cultus » (MC, 1974), et Jean-Paul II
l’encyclique « Redemptoris Mater » (RM, 1987). Ces réflexions
veulent surtout mettre en valeur la foi de cette fille d'Israël et nourrir
notre piété envers elle. Habituellement, la mère de Jésus est désignée sous le
nom de « Marie », « la Vierge Marie » ou « la Sainte
Vierge ». Curieusement, même si le mot « Mère » est employé, il
est peu question de la maternité de Marie. De sa maternité divine, mais aussi
de sa maternité "spirituelle" à l'égard de chaque homme et de
l'humanité entière. La richesse de contenu immense du vocable « Mère »
n’est guère expliquée : que veut-il dire exactement ? Comment Marie
exerce-t-elle cette maternité sur chacun de nous et sur la Famille-Eglise
entière ? Quelle doit être l'attitude des chrétiens et des communautés de
fidèles envers leur Mère ? Toutes ces questions ne trouvent guère de réponses,
comme si appeler Marie notre Mère revenait à lui décerner un simple titre honorifique.
Il y a pourtant là un enjeu
capital. Si Jésus a voulu que Marie, sa mère, devienne « notre
Mère », c’est parce que, comme telle, elle occupe une place essentielle
dans le dessein de Dieu sur chacun de nous et sur l'humanité entière. Pas plus
qu’une mère de famille ne joue un rôle accessoire auprès des siens, Marie
n’occupe un rôle accessoire auprès de la famille-Eglise. Les conséquences de
cette affirmation sont immenses pour la vie des communautés chrétiennes, de
l’Eglise entière, et très spécialement pour toute démarche d'évangélisation.
Comprendre son rôle de Mère, c’est mettre Marie à sa vraie place dans notre
foi, celle-là même que Dieu a voulue pour elle.
La
source principale de l’enseignement de l’Eglise sur la maternité spirituelle de
Marie, c’est le chapitre 8 de la Constitution dogmatique sur l'Eglise, « Lumen
Gentium », promulguée par le concile Vatican II, et appuyée sur toute
la Tradition de l’Eglise. A propos de ce texte, Paul VI a déclaré que
"c'est la première fois qu’un concile œcuménique présente une synthèse
si vaste de la doctrine catholique sur la place que Marie très sainte occupe
dans le mystère du Christ et de l'Eglise ".(13)
« Pétrie du Saint Esprit pour l'accomplissement de sa
mission »
Etre
« Mère de Dieu », être aussi « Mère des hommes et de
l'Eglise », c’est une mission si grande et si difficile qu’il fallait pour
la remplir une femme tout à fait exceptionnelle. Dieu a conçu cette femme de
telle sorte qu'il n'y ait en elle aucune de ces tendances désordonnées, de ces
égoïsmes, de ces enténèbrements de l’esprit qui sont le lot, depuis le péché
des origines, de tous les êtres humains. Le Concile Vatican II le dit en ces
termes : "Marie fut pourvue par Dieu de dons à la mesure d'une si
grande tâche. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que l'usage se soit établi
chez les saint Pères (de l’Eglise) d’appeler la Mère de Dieu la toute sainte,
indemne de toute tache de péché ayant été comme pétrie par l'Esprit Saint et
formée comme une nouvelle créature »(14).
Enrichie dès le premier instant de sa conception d'une sainteté éclatante
absolument unique, la Vierge de Nazareth est saluée par l'ange de
l'Annonciation, sur l'ordre de Dieu, comme « pleine de grâce », ou
plus exactement, selon la traduction du grec « kékaritoméné » :
« celle qui fut et continue d’être l’objet de la faveur de Dieu ». Ce
mystère d’amour, nous le désignons traditionnellement par l’expression
« Immaculée Conception de Marie ».
L’ expression « pétrie par l'Esprit Saint », appliquée à
Marie, signifie que l'Esprit Saint est présent à toutes les fibres de son être.
Il n’y a en elle aucune pensée, aucune parole, aucune décision, aucune action, aucun sentiment qui ne soient
pleinement d’elle, jaillis du plus intime de sa personne, et en même temps
façonnés en elle par l'Esprit d'Amour. Tout, en Marie, est « pétri d'Amour ».
Elle n’est le sujet d’aucune de ces tendances désordonnées que nous connaissons
bien, nous qui sommes atteints, selon l’expression de Paul VI, par la
"maladie congénitale de l'espèce humaine" : tendances à l’orgueil, la
jalousie, la sensualité, la cupidité, la soif de pouvoir, etc... On comprend l'immense
bonheur d'une Catherine Labouré, d'une Bernadette... et de tant d'autres
"voyants" lorsqu'ils contemplaient cette Femme, la plus "gracieuse"
que le monde ait jamais portée, le chef-d’œuvre de la création, en qui Dieu
révèle quelque chose de son propre mystère.
Mère de tous les hommes
La
Constitution "Lumen Gentium », sans employer l'expression
"maternité spirituelle de Marie", en affirme plus d'une dizaine de
fois la réalité. Citons quelques passages : "Mère des membres du
Christ" (53), "elle joue un rôle maternel à l'égard des hommes"
(60), "elle est devenue pour nous dans l'ordre de la grâce notre
Mère" (61), "la maternité de Marie dans l'économie de la grâce se
continue sans interruption jusqu'à la consommation définitive de tous les
élus"(62), "l'Eglise ne cesse de faire l'expérience de ce rôle
maternel de Marie" (61).
L’enseignement
de l’Eglise sur la maternité spirituelle de Marie trouve sa source dans
l’Ecriture. Très particulièrement dans ce passage de saint Jean : "Près
de la croix de Jésus se tenaient debout sa mère, Marie femme de Clopas et Marie
de Magdala. Voyant ainsi sa mère et près d'elle le disciple qu'il aimait, Jésus
dit à sa mère : "Femme, voici ton fils." Il dit ensuite au disciple :
"Voici ta mère." Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez
lui" (ou, selon une traduction
plus exacte : « la prit dans son intimité ») (Jn 19,25-29). En employant le mot "mère" ('èm en
hébreu, métèr en grec), Jésus veut de toute évidence nous renvoyer à la
réalité naturelle des mères de la terre. Comme l’explique Jean-Paul II, «il
y a analogie entre la maternité dans l'ordre de la grâce et ce qui dans l'ordre
de la nature caractérise l'union entre la mère et son enfant" (RM).
Pour comprendre la maternité de Marie sur ses enfants, il faut donc tout
simplement regarder ce que fait une mère dans l'ordre naturel.
Une mère de la terre fait principalement quatre choses :
- elle porte en elle son enfant, puis le met au monde (dans la souffrance le plus
sou vent) ;
- elle le nourrit et l’éduque, lui apprend à parler, à marcher, à s'intégrer dans
la société humaine. Bref, elle l'achemine vers la maturité ;
- elle le défend contre tout ce qui peut menacer sa vie ou sa santé ;
- elle s'emploie, lorsqu'elle a plusieurs enfants, à maintenir ou rétablir, s'il
y a lieu, la bonne entente entre tous ;
Pour
mener à bien cette tâche, en étroite coopération avec le père de l’enfant, elle
reçoit du Créateur des dispositions particulières de tous ordres – physiques,
psychologiques, spirituelles - qui lui permettent de déployer pleinement les inspirations de son cœur.
Nous
voici pourvus de tous les éléments qui permettent de faire jouer l’analogie en
l’appliquant à la maternité de Marie telle qu’elle s’exerce à notre
égard :
- Marie nous enfante à la Vie divine : au Calvaire, tandis que le Christ,
par son sacrifice, obtient à tous les hommes la Vie, Marie les enfante, dans la
douleur, à cette même Vie. Le "fiat" qu'elle prononce
intérieurement au pied de la croix l’associe à l’œuvre de son Fils : au
nouvel Adam est associée la nouvelle Eve, la "Mère des vivants" ;
- elle nous éduque à la Vie divine, nous apprend à vivre à la manière des fils de
Dieu, selon l'esprit de foi, dans la prière, la charité, l'humilité, la
patience, ... ;
- elle nous défend contre ce qui menace la Vie divine en nous, principalement
contre Satan, le "père du mensonge", "homicide dès
l'origine" ; elle est la "femme" qui écrase la tête du
Serpent (Gn 3,15) ;
- elle travaille sans cesse à nous rassembler et à nous garder unis dans l'Eglise
(Lumen Gentium, 69).
De
plus, tout comme une mère accueillante au don de la vie souhaite agrandir sa famille,
Marie trouve sa joie à accroître le nombre des enfants de Dieu, frères et sœurs
de son Premier-né, Jésus.
Pour
exercer sa maternité, Marie reçoit une grâce très particulière. C’est comme une
reprise intérieure de tout son être par l'Esprit Saint, une
« suractivation » de son cœur et de toutes ses facultés, qui la rend
capable de connaître, d’aimer, d’éduquer personnellement chacun de ses enfants
en vue de la place qu'il est appelé à tenir dans le Corps du Christ. Cette
présence maternelle active de Marie à chacun de ses innombrables enfants de la
terre et du ciel est possible, entre autres, grâce aux propriétés particulières
de son Corps glorieux : depuis son Assomption, tout comme le Christ
ressuscité, elle est affranchie des
limites de l'espace et du temps et peut comme démultiplier sa présence.
L’action
maternelle de Marie n’est efficace que moyennant l’action du Christ et de
l'Esprit Saint. Le fondateur des Marianistes, le P. Chaminade, aimait dire que
c'est « par l'action de l'Esprit Saint que nous sommes conçus dans les
entrailles de Marie ». Elle est en quelque sorte "l'instrument de
l'Esprit Saint", le lieu maternel partout présent là où le Christ doit
germer et grandir. Sa grâce maternelle lui donne une connaissance personnelle
de chacun de ses enfants. Elle peut agir de façon directe à l’intime de
nous-même, en atteignant ces profondeurs de notre personne où naissent les
élans de foi, de prière, de charité, d'humilité, et en favoriser l'éclosion,
mais sans jamais peser sur notre liberté. Elle peut aussi remplir sa tâche de
mère auprès de ses enfants en passant par un intermédiaire. Elle s'est ainsi
servie de Catherine Labouré pour répandre la « Médaille
miraculeuse », source d'innombrables bienfaits, et de Bernadette Soubirous
pour que naisse le pèlerinage de Lourdes où ses enfants reçoivent par milliers
des guérisons spirituelles et parfois physiques. Elle se sert quotidiennement
des parents ou des catéchistes pour que les enfants apprennent à prier, des infirmières
pour que les malades trouvent le réconfort. Sans cesse, elle fait appel au
concours d’intermédiaires pour tisser l'Eglise de son Fils. Elle les associe à
son action, en recourant à toutes les richesses de leurs dons et charismes.
Paul VI va jusqu'à dire que « l'action de l'Eglise dans le monde est comme
un prolongement de la sollicitude de Marie » (MC 26).
Mère de l'Eglise
A
la fin de la 3ème session du Concile, Paul VI a décerné publiquement et solennellement
à Marie le titre de "Mère de l'Eglise". Pour en comprendre le sens,
il faut de nouveau faire appel à l’analogie déjà utilisée avec la maternité
terrestre. Une femme, mère de plusieurs enfants, n'est pas seulement mère de
chacun de ces enfants. Son rôle s’étend à l’ensemble de la communauté
familiale : père, enfants et même tous ceux qui, à divers titres, font
partie de la maisonnée. Marie, Mère du Christ, est également mère de toute la
famille que constitue l’Eglise. Soucieuse de l’unité de cette famille, elle
exerce sur elle sa maternité de bien des façons :
- elle enfante et éduque chacun de ses enfants pour occuper telle place dans
l'Eglise, Corps du Christ, y remplir telle fonction ;
- elle s'emploie inlassablement et efficacement à établir, maintenir, et faire
grandir l'unité dans l'Eglise. Plus que quiconque, elle est partie prenante et
agissante dans la grande cause de l'œcuménisme ;
- comme elle a veillé sur l'Eglise naissante, après la Pentecôte, elle continue
de veiller sur l’Eglise et d'en accompagner la croissance.
Une
mère ne connaît un accomplissement plénier de sa maternité que si elle trouve,
dans le cœur de ses enfants, une réponse d’amour véritablement filiale.
L’analogie joue de nouveau pour la maternité spirituelle de Marie : « la
vraie dévotion (envers Marie) … nous pousse à aimer notre Mère d'un
amour filial et à poursuivre l'imitation de ses vertus » dit le
Concile (LG 67). Pour dégager toutes les harmoniques de cet amour filial, il
suffit de regarder le comportement d’un enfant aimant envers sa mère :
confiance absolue, docilité, imitation en sont les traits dominants. Pour se développer,
cet amour nécessite une vie d’intimité entre la mère et l’enfant, de sorte
qu’une osmose s’accomplisse, et que les traits du cœur maternel se reflètent
dans celui des enfants. Cet amour filial n’atteint lui-même sa plénitude que
lorsqu’il se traduit en dévouement actif : aidée par ses propres enfants
qui se mettent à son service, Marie peut alors déployer toutes les
potentialités de sa maternité pour révéler à tous les hommes l’amour dont ils
sont aimés, et ouvrir ainsi leur cœur à l’Espérance qui ne déçoit pas :
« A l'homme d'aujourd'hui souvent écartelé entre l'angoisse et
l'espérance, prostré par le sentiment de ses limites et assailli par des
aspirations sans bornes, troublé dans son âme et déchiré dans son cœur,
l'esprit obsédé par l'énigme de la mort, oppressé par la solitude alors qu’il
tend vers la communion, en proie à la nausée et à l'ennui, la Vierge Marie,
contemplée dans sa vie terrestre et dans la réalité quelle possède déjà dans la
cité de Dieu, offre une vision sereine et une parole rassurante : la victoire
de l'espérance sur l’angoisse, de la communion sur la solitude, de la paix sur
le trouble, de la joie et de la beauté sur le dégoût et la nausée, des perspectives
éternelles sur les perspectives temporelles, de la vie sur la mort. »
(MC 57)
II n’est pas si rare qu'un
homme miné par la maladie et la peur de la mort appelle sa mère. Les chrétiens
de ce 3ème millénaire sauront-ils révéler aux hommes accablés par de terribles
menaces qu'ils ont une Mère, une Mère
très aimante et très puissante, et qu'elle les entendra s'ils crient vers
elle ?
André BOULET sm
13- Discours pour la conclusion de la 3ème session du Concile
14- Le texte latin dit : « quasi a Spiritu Sancto plasmatam
novamque creaturam formatam ». Cette phrase est empruntée à Saint
Germain de Constantinople, un Père de l’Eglise du VIIIe siècle