Parole de Dieu

Le fonctionnement des paraboles


              
               P. Bernard Ducrot,  spiritain

Le P. Bernard Ducrot a été plusieurs années missionnaire en Angola au cours de la longue guerre dans ce pays. Il est maintenant directeur de la maison de formation spiritaine de Clamart.

La parabole : miroir de l’homme
Les Evangiles ont conservé une quarantaine de paraboles de Jésus. C’était sa manière habituelle de s’adresser aux foules et parfois à des personnes particulières. Depuis 2000 ans que nous les lisons et relisons, les paraboles n’ont pas pris une ride. Bien des images qu’elles mettent en œuvre ne font plus partie de notre quotidien et pourtant les paraboles conservent intact leur pouvoir d’évocation et d’interpellation. D’où leur vient ce pouvoir ?

Il y a, bien sûr, la conviction du croyant qui sait que Dieu lui parle personnellement à travers les Ecritures. Pour le dire avec saint Augustin : « Tu lis (l’Ecriture) ? C’est l’Epoux qui te parle ! » La « lectio divina », cette lecture méditative et priante de la Bible qui consiste toujours à se mettre à l’écoute de ce que Dieu veut nous dire, aujourd’hui et dans notre situation concrète, peut se faire à partir de tous les textes bibliques mais les paraboles de Jésus lui sont particulièrement bien adaptées. Nous tenterons de le montrer par quelques exemples.

Une parabole pour dire ce qu’est la parabole

Une invitation à chercher


Nos maîtres ont dit : Que la parabole ne soit pas une petite chose à tes yeux, parce que, grâce à elle, l’homme peut comprendre les paroles de la Torah. Parabole d’un roi qui, dans sa maison a perdu une pièce d’or ou une pierre précieuse. Ne la cherche-t-il pas avec une lampe qui ne vaut pas un sou ? Ainsi, la parabole ne doit pas être une petite chose à tes yeux, parce que, grâce à elle, on peut pénétrer les paroles de la Torah. » La parabole est comme une lampe qui fait trouver des merveilles. On ne regarde pas la lampe, on regarde l’espace qu’elle éclaire. « Lorsque le doigt montre la lune, le sot regarde le doigt» dit un proverbe chinois. De même, les paraboles, par les comparaisons qu’elles mettent en œuvre, renvoient au-delà d’elles-mêmes et elles nous parlent de Dieu, du Royaume de Dieu, elles nous parlent de nous-mêmes, elles nous révèlent ce que nous sommes et nous invitent au dépassement, à la conversion. C’est cet aspect que nous voudrions souligner : leur pouvoir d’interpellation et leur pouvoir de révélation de ce qu’il y a dans le cœur de l’homme.

Oui, la parabole révèle ce qu’il y a dans le cœur de l’homme, elle fait prendre conscience à l’homme de ce qu’il est. Cela est bien en phase avec le discernement qui est le fil d’Ariane de ce présent numéro d’Esprit Saint. « L’homme, c’est son cœur », dit un proverbe angolais, l’homme ne vaut que par ce que vaut son cœur et la parabole, bien souvent, fait prendre conscience de ce qu’il y a dans le cœur de l’homme, par de-là les apparences.

Cet homme, c’est toi !

                        Nous sommes habitués à voir les défauts chez les autres et sommes souvent aveugles sur les nôtres. Ecoutons Jésus :

Chercher
en soi-même


                                                           « Qu'as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas! Comment peux-tu dire à ton frère: Frère, laisse-moi ôter la paille qui est dans ton œil, toi qui ne vois pas la poutre qui est dans ton œil? Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton œil; et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère » (Lc 6,41-42).

            Il en a toujours été ainsi ; il en a été ainsi au temps du roi David. Le roi s’était épris de Bethsabée, épouse de Urias le Hittite, il la séduisit et lorsqu’il apprit qu’elle était enceinte, il se débarrassa d’Urias en le faisant placer à l’endroit le plus dangereux de la bataille. Le traquenard réussit : Urias mourut et David prit Bethsabée pour épouse. Nous connaissons tous cette histoire (2 Samuel 11,1-26). Le procédé déplut grandement à Dieu et le prophète Natân fut chargé d’aller révéler à David son péché. Comment le prophète allait-il remplir une mission aussi périlleuse auprès d’un roi sourcilleux qui pouvait envoyer à la mort ceux qui le critiquaient ?
                        Natân alla trouver David son roi et lui conta la parabole suivante :

"Il y avait deux hommes dans la même ville,
l'un riche et l'autre pauvre.
Le riche avait petit et gros bétail en très grande abondance.
Le pauvre n'avait rien du tout qu'une brebis,
une seule petite qu'il avait achetée.
Il la nourrissait et elle grandissait avec lui et avec ses enfants,
mangeant son pain, buvant dans sa coupe, dormant dans son sein:
c'était comme sa fille.
Un hôte se présenta chez l'homme riche
qui épargna de prendre sur son petit ou gros bétail
de quoi servir au voyageur arrivé chez lui.
Il vola la brebis de l'homme pauvre et l'apprêta pour son visiteur.
David entra en grande colère contre cet homme et dit à Natân:
"Aussi vrai que Yahvé est vivant, l'homme qui a fait cela est passible de mort! »
Il remboursera la brebis au quadruple,
pour avoir commis cette action et n'avoir pas eu de pitié."

Cet homme,
c’est toi !

Natân dit alors à David:

"Cet homme, c'est toi! » (2 Samuel 12,1-6)


David reçut cette histoire du vol d’une brebis comme une histoire qui lui était totalement étrangère. Sans doute est-ce pour cela qu’il jugea bien de la situation : l’expérience prouve, en effet, que nous jugeons beaucoup mieux les problèmes où nous ne sommes pas impliqués, et que nous sommes toujours plus habiles à trouver la solution aux problèmes des autres, de la société, du monde… qu’à ceux où nous sommes empêtrés.

A B
P A R            O L E
A B

La parabole : une parole
qui fait un détour

            Ayant bien jugé de la situation il ne restait plus au prophète Natân qu’à dire : « Cet homme, c’est toi » pour que le roi David prenne conscience de son double péché et fasse pénitence. La parabole de Natân agit sur David comme un miroir qui lui renvoya sa propre histoire, sa propre image. Et il en va souvent ainsi, la parabole c’est comme une parole qui ferait un détour mais qui finit toujours par ébranler celui qui l’entend.

            Une parabole est une histoire toute simple, accessible aussi bien aux plus jeunes qu’aux plus âgés. On n’en épuise jamais le sens mais sa méditation sans cesse reprise nous permet de passer d’une compréhension élémentaire à une compréhension supérieure. Si elle donne souvent un enseignement, elle vise surtout à susciter une attitude, une prise de position, une décision, comme dans le cas de David qui, après avoir entendu Natân, fit pénitence. En un mot, la parabole interpelle, elle prend l’auditeur à parti. Cela est très clair avec les paraboles de Jésus. Parfois il commence en disant « Ecoutez ! » (Mc 4,3), le plus souvent c’est en finale qu’il s’adresse directement à ses auditeurs : « Qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » (Mc 4,9), « Soyez vigilants car vous ne savez ni le jour ni l’heure » (Mt 25,13). Ce faisant chaque auditeur est invité à recevoir comme sienne l’histoire qu’il vient d’entendre.

Parfois, il n’y a vraiment pas moyen d’échapper à cette interpellation. Par exemple, en Luc 14,28-32, pour parler de la condition du disciple Jésus introduit la parabole de « la tour à construire » et de « la bataille à engager » par ces mots : « Lequel d’entre vous quand il veut bâtir une tour ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? … » Suivre Jésus, être disciple, c’est « bâtir » et c’est « lutter », deux entreprises dans lesquelles personne ne s’engage à la légère. Il faut prévoir, organiser, durer. Il faut s’asseoir pour y réfléchir. C’est à une véritable révision de vie que Jésus nous invite, dans la lumière de l’Evangile.

La parabole du Bon Samaritain


De ce point de vue la parabole du Bon Samaritain est exemplaire. (Luc 10,25-37). Un Légiste, après avoir débattu avec Jésus de ce qui est le plus important dans la Loi, le commandement central, avait demandé : « Qui est mon prochain ? » Dans sa logique il veux savoir jusqu’où l’oblige le commandement de l’amour du prochain : le cercle de sa famille et de ses proches ? celui des habitants de son village, de son pays ? les personnes qui partagent sa religion ? Enfin, où se trouve la limite ? Qui dois-je aider, qui dois-je aimer ?

Jésus ne répond pas directement à la question, ou plutôt il poursuit le dialogue en prenant le détour de la parabole du Bon Samaritain : un homme, roué de coups par des bandits, se retrouve à moitié mort sur la route. Trois personnes l’aperçoivent : un prêtre, un lévite et un Samaritain. Selon la logique du légiste qui interroge Jésus, le prochain tout indiqué, celui qu’il faudrait aider, c’est l’homme dépouillé et blessé sur le chemin. Pas pour Jésus qui a prit soin de s’attarder sur le comportement de chacun des trois passants. Le prêtre et le lévite ont vu l’homme étendu sur le sol et se sont écartés ; le Samaritain, un étranger, a vu le même spectacle, s’en est ému, et s’est approché pour lui venir en aide.


A la fin de l’histoire Jésus demande : « Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ? » Et le légiste de répondre : « C’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui. » En répondant ainsi il est rentré dans la logique de Jésus pour qui il ne s’agit pas de savoir qui est mon prochain, mais de savoir si j’ai assez d’intérêt, de générosité, d’amour, tout

Va et,
toi aussi,
fais de même


Va et, toi aussi, fais de même. » La parabole n’est pas achevée, son histoire se prolonge dans la vie d’un chacun. Il y a une invitation à imiter

Il y a un abîme entre la question du légiste et celle de Jésus, chacune révèle une mentalité et des préoccupations différentes. Le prochain, paradoxe génial de Jésus, c’est moi chaque fois que je m’approche des autres en les aimant, en les servant, en m’intéressant à eux. Le prochain pour Jésus, c’est celui qui s’approche, qui se fait proche.

Tout homme qui entend cette parabole est remis en question et renvoyé à la qualité de son rapport aux autres. A l’attitude duquel des trois personnages de l’histoire se rapproche le plus mon propre comportement ? A celle du prêtre et du lévite qui détournent le regard en même temps que leurs pas, ou à celle du Bon Samaritain en qui nous reconnaissons l’icône de Jésus qui se fait proche de tout homme au point de s’identifier aux plus petits (Cf. Mt 25-31-46).

Le Riche et le pauvre Lazare
Et que faut-il pour s’approcher des autres, les aimer et les servir ? Un regard qui passe par le cœur. C’est très clair dans cette parabole : le Samaritain le vit (avec les yeux du corps) et fut pris de pitié (c’est le cœur qui réagit). Une autre parabole peut nous aider à réfléchir sur la qualité de notre regard : celle du riche et du pauvre Lazare (Lc 16,19-31). Avec cette nouvelle histoire Jésus décrit le problème de toujours et de partout : les inégalités sociales, l’existence, côte à côte, de personnes excessivement riches et d’autres dans la misère. Deux mondes côte à côte et entre lesquels il n’y a pas de passerelle. Entre le monde du riche et le monde du pauvre Lazare il y a la porte du riche, une porte que ne franchit pas qui veut. A la fin de l’histoire, notre histoire, la porte devient un abîme infranchissable dans l’au-delà. Cette porte du riche, par la séparation qu’elle instaure, symbolise ici-bas un abîme d’indifférence.

Le riche connaît le pauvre qui gît à sa porte, il le voit tous les jours et se souvient de son nom dans l’au-delà mais il ne fait rien. Il voit le pauvre mais n’est pas ému par sa situation, il ne bouge pas, il ne se bouge pas. Pour bien faire comprendre ce qui se passe Jésus met en scène un chien. C’est un acteur, un « personnage » insolite dans une parabole de Jésus ; il faut donc y prêter attention. Or, que fait le chien tandis que le riche ne fait rien ? Il s’approche de Lazare et lui lèche ses plaies. La leçon est d’importance : le riche égoïste, aveugle et insensible, le riche qui ne bouge pas a moins de cœur qu’un chien ! ou, si nous retournons les termes, il y a plus d’amour dans le cœur d’un chien que dans le cœur d’un riche égoïste. Terrible leçon que celle donnée par le chien de la parabole et qui nous renvoie à tous nos péchés d’omission et au péché de notre monde aux structures inégalitaires. Jean Paul II dit, en juillet 1980, alors qu’il visitait la ville de São Paulo où se trouvent côte à côte le luxe le plus raffiné et la plus grande misère : « Souvent le développement devient une version gigantesque de la parabole du riche et de Lazare ».

Le riche, de la parabole, n’est pas condamné pour avoir fait le mal positivement, il est condamné pour n’avoir rien fait du tout ! Et c’est, dans cette parabole, le seul personnage avec lequel nous puissions nous identifier : il n’est pas possible de nous mettre à la place du pauvre : il a déjà son identité, son nom, fait unique dans les paraboles de Jésus : Lazare (« Dieu aide ») ; ni avec le chien, bien sûr. Il ne reste que le riche pour faire en nous la lumière de ce que nous sommes, de ce que nous faisons ou ne faisons pas, face à plus démuni que nous.

Jésus n’expliquait pas ses paraboles. Une parabole, c’est un appel à l’intelligence, un vœu de confiance en l’homme qui écoute. Une vérité est offerte qu’il faut chercher, une vérité sur Dieu (Luc 15, 1-32), sur le Royaume dont rien ne saurait arrêter le dynamisme (Mt 13,31-33), sur l’homme… A chaque fois une lumière est donnée pour faire la lumière sur sa propre histoire. Jésus interpelle l’auditeur, l’invite à chercher la perle et le trésor cachés dans ses paroles et puis à prendre une décision pour agir en conséquence.

En conclusion de son discours en paraboles (Mt 13, 1-52) Matthieu place dans la bouche de Jésus ce qui pourrait être son autoportrait:
« C’est ainsi que tout scribe (= juif savant)
devenu disciple du royaume des cieux (= disciple de Jésus)
est comparable à un maître de maison
(= responsable d’une communauté chrétienne)
qui tire de son trésor (= l’enseignement reçu de Jésus)
du neuf (= un sens pour aujourd’hui, par l’actualisation)
et du vieux (= dans la fidélité aux racines de la foi) » (Mt 13;52).

            Un proverbe angolais dit : « La parole est une semence : une fois lancée, elle germe » comment mieux dire le dynamisme des paraboles ?
Bernard Ducrot