CHEMIN DE VIE

DISCERNEMENT ET RECONCILIATION


P. François Créach


A première vue, discernement et réconciliation  sont des termes bien éloignés l'un de l'autre; le premier se situe  dans le monde du savoir, de la connaissance; le second dans le monde de l'action, plus précisément de la relation vécue. Mais n'est-il pas vrai que l'intelligence doit guider l'action, en établir le bien-fondé, en fixer le but, assurer le choix des moyens, etc. et l'action ne doit-elle pas être intelligente, avoir une fin, se donner des moyens? Ne disons-nous pas parfois: "il ne sait pas ce qu'il veut!".

Nous allons approfondir le sens de ces deux termes. Puis nous fixerons les préalables à toute réconciliation. Nous essaierons de répondre à la question: toute réconciliation s'impose-t-elle? Et nous dirons enfin un mot de ce que nous appellerons les "lieux" de la réconciliation.

Précisons rapidement le sens des deux termes. Je me servirai surtout de l'article "Réconciliation" dans le Dictionnaire de spiritualité, de Pierre Adnès et de l'article "Discernement des esprits" de Jacques Guillet, dans le même Dictionnaire.

Réconciliation

La réconciliation n'est pas simple conciliation. Concilier, c'est "mettre d'accord des personnes divisées d'opinion, d'intérêt ou en litige que l'on amène à un arrangement, un accommodement"; c'est le "règlement d'un différend, la solution d'un désaccord", l'obtention d'un consensus.

La réconciliation n'est pas simplement pardon. "Le pardon est le fait de regarder  désormais comme non avenu un acte hostile ou contrariant, dont on a décidé de ne plus tenir rigueur à celui qui en fut le responsable".
Certes réconciliation implique pardon, au moins implicite, mais pardonner ne signifie que je vais en faire un ami. D'une part, le pardon peut rester froid, distant; d'autre part, le pardon peut n'être que de moi et l'autre peut très bien ne pas en tenir compte et l'ignorer.

La réconciliation (du latin "reconciliare", remettre en état), rétablit "des liens d'amitié ou d'affection entre des personnes fâchées, brouillées, opposées jusqu'à la crise, le conflit". Donc la réconciliation se fait entre deux personnes qui rétablissent entre elles les liens d'amitié. De plus, elle suppose un changement de rapports, de relations, lié normalement à une modification psychologique des sentiments, dispositions, attitudes: la paix succède à l'inimitié, l'entente à l'hostilité, l'union  à la rupture. "Se réconcilier, c'est se remettre bien ensemble, redevenir amis".
Saint Thomas résume tout cela dans cette phrase: "La réconciliation n’est rien d’autre que la réparation de l’amitié" (In 4 Sent., d. 15, q. 1, a. 5, sol. 2). Notons que si la réconciliation est plus que le pardon, il y a le cas emblématique de  l'Enfant Prodigue: une partie, le Père, peut s'être toujours maintenue fidèle à son amour, à sa bienveillance et n'avoir jamais cessé de souhaiter, de désirer le retour, voire la reprise des relations. Ici nous parlerions plutôt de "retrouvailles".

Discernement.

Discerner, c'est "reconnaître les signes de Dieu dans une situation donnée et face à certains chois". Nous parlerons du discernement spirituel chrétien (quoi qu'il en soit du discernement dans les autres religions ou dans l'action humaine en général).
Il se situe au cœur de l'existence quotidienne, même si l'on en parle surtout à certains grands moments comme lors d'un choix de vie. Cette existence quotidienne, faite de peines, de sentiments, d'actions, de tendances et de rapports avec les autres, avec le monde, avec la société pour le chrétien, est normalement vie de foi, d'espérance et de charité.
C'est ainsi que le discernement est une constante de la vie chrétienne, car "l'Esprit divin (source en nous de la foi, de l'espérance et de la charité)  instaure avec l'esprit humain un mystérieux dialogue qui engage l'homme  dans une continuelle confrontation en vue de susciter une réponse docile",  une confrontation nécessaire entre les appels de Dieu dans le Christ et dans l'Eglise, d'une part, et les poussées des instincts humains et des puissances du mal contraires à l'Esprit de Dieu, d'autre part. "Le dialogue l'ouvre à un dynamisme de transformation intérieure qui lui permet de reconnaître le chemin que Dieu lui trace et de le suivre".
Un tel discernement n'est pas facile; en effet, d'une part, la vie intérieure de l'homme est complexe, et, d'autre part l'esprit mauvais peut s'y insérer très subtilement.
Il convient de distinguer discernement personnel et discernement communautaire, comme d'ailleurs aussi réconciliation interpersonnelle et réconciliation entre groupes, collectivités, nations…considérés comme personnes morales. Distinguer, mais non séparer, car il y a implication: le communautaire, sous peine d'être faux, suppose le personnel et le personnel suppose le communautaire, dans la mesure où il passe par la médiation de l'Eglise, dans la lecture des signes des temps, dont l'expression la plus humble est le dialogue avec le conseiller ou le directeur spirituel ou la communauté.

Toute réconciliation s'impose-t-elle?

A première vue et en soi, toute réconciliation est bonne et généralement les ouvrages de spiritualité et les textes de l'Eglise la considèrent toujours comme positive. Mais concrètement, compte tenu des circonstances et des personnes, il semble bien que le discernement doit jouer et amener à se poser un certain nombre de questions. Tout amour est-il respectable totalement? Toute amitié mérite-t-elle d'être maintenue et restaurée après rupture? Tout amour mérite-t-il d'être restauré?
Ces jeunes gens, après conflit, rupture, doivent-ils se réconcilier? Ces époux qui se sont séparés, qui ont rompu, peuvent-ils, doivent-ils se réconcilier et reprendre la vie commune?  Un discernement, parfois, difficile, s'impose: qui n'a pas constaté des impasses d'ordre psychologique ou des risques que les intéressés, de toute évidence, ne seront pas à même de surmonter? Dans certains cas une réconciliation ne conduirait-elle pas à l' impasse, au drame?
C'est le moment de souligner que toute réconciliation doit se faire dans la vérité, c'est-à-dire non seulement être vraie et sincère mais aussi dans la foi et selon l'Evangile. En particulier la réconciliation ne saurait être capitulation devant le mal ou l'erreur. Elle ne doit donc jamais être restauration d'une situation qui amène à rompre avec Dieu, avec l'Eglise ou qui se ferait au détriment humain et moral d'autrui.
Il faut aussi souligner que tout amour et toute amitié se doivent d'être toujours "évangélisés". Pourquoi? Dans quel domaine? Autant de questions auxquelles la réponse demande discernement.

Les préalables de la réconciliation.

Supposons que la réconciliation est souhaitable et même qu’elle s'impose. Elle suppose, comme nous l'avons déjà vu, un changement de rapports et de relations lié normalement à une modification psychologique des sentiments, dispositions, attitudes. Nous soulignons en particulier:
  Suis-je psychologiquement à même de faire le premier pas? Dois-je faire appel à un "médiateur"?
Autant de questions et de changements qui demandent, encore une fois, le jeu du discernement et la prière, car Dieu qui est source de toute réconciliation et qui veut que les hommes se réconcilient sincèrement et en vérité, est seul à pouvoir accorder la grâce d'une vraie réconciliation: "Hors moi, vous ne pouvez rien faire". Et nous le constatons ici peut-être plus qu'ailleurs.

Concrètement comment se réconcilier?

Je n'ai jusqu'ici encore fait aucune démarche perceptible par l'autre et qui pourrait être prise pour un appel à la réconciliation; or, la réconciliation est celle de plusieurs personnes, ce qui suppose une extériorisation du désir de réconciliation.

Nous sommes donc confrontés à la question: comment se réconcilier? Des réconciliations n'ont jamais eu lieu malgré les désirs les plus sincères, alors qu'on s'est pardonné; les distances demeurent, l'amitié n'est pas rétablie. Pourquoi? Tout simplement parce qu'on ne sait pas comment s'y prendre.
Chacun pourrait apporter ici  le témoignage de son expérience. Au terme d'une vie déjà longue, voici ce que je me permettrais de dire.

Vouloir précipiter serait envenimer les choses: il y a des plaies trop fraîches qui sont à vif et qu'il vaut mieux ne pas toucher…
C’est le cas d'un frère qui a voulu se réconcilier immédiatement avec sa sœur; c'était aller bien trop vite et la démarche n'a fait que durcir la rupture et renvoyer à bien plus tard la rencontre de réconciliation qui s'est faite progressivement sans un mot.

-    Mettre à profit l'heure de l'épreuve. Voici un malade gravement atteint; il se croyait rejeté; des visites et il se découvre aimé des autres dans sa plus grande joie! "Je ne l'aurais cru!". Voici une famille divisée; je dis: "attendez l'heure de l'épreuve". Réflexion suivie de scepticisme, mais de fit se suivent maladies, visites, réconciliation. Ce qui vaut des épreuves vaut aussi - peut-être à une moindre degré - du partage des joies, des échecs, autant d'occasions de manifester sympathie, compréhension, aide, autant de pas vers la réconciliation.
          c’est une démarche difficile, car s'y opposent la peur du rejet, du refus, de l'humiliation et le manque de confiance en l'autre et en soi-même, tout autant que la peur de donner raison à l'autre, de me mettre tous les torts sur le dos, de l'encourager dans ses torts, sa conduite que je ne saurais admettre. "Je l'avais bien dit!".

Tout ici est affaire de discernement et d'un discernement particulier, car tenant compte du caractère de l'autre: un caractère « secondaire » garde le souvenir et projette dans le futur: ici il convient de laisser le temps faire son œuvre. Mais voici quelqu'un de caractère « primaire »: le lendemain il ne se souvient déjà plus de la rupture de la veille et ici l'amitié peut très bien être une suite de heurts, de ruptures et de réconciliations auxquelles il ne pense même pas. N'est-ce pas le lot de la vie communautaire? Un autre est d'une sensibilité à fleur de peau…Tel autre semble un bloc de granit inentamable…
Je désire me réconcilier, mais je dois d'abord me demander à qui j'ai affaire. Il y a les temps, les heures, l'heure de la détente, des soucis, ….

Les "lieux" de la réconciliation.

Nous avons vu que discernements et réconciliations (grandes ou petites) marquent l'existence quotidienne du chrétien. Dans cette existence il y a ce que j'appellerais des "lieux" de réconciliation, de recouvrement ou de développement de paroles, de services demandés et rendus, l'acceptation cordiale (plus ou moins parfois!) des autres tels qu'ils sont…
          ou les dangers de rupture. C'est ainsi qu'un Chapitre Provincial d'une Congrégation religieuse a mis en place un comité de conciliation ou de réconciliation en vue de restaurer, au besoin, les relations des membres avec les supérieurs…A ma connaissance et après bien des années il n'a jamais eu l'occasion de fonctionner!

En conclusion, je poserais une question: une amitié peut-elle se restaurer? Parfois on entend dire après une rupture: "on peut se rapprocher, mais ce ne sera plus jamais comme avant". Peut-être est-ce vrai.
Mais n'est-il pas vrai que nos ruptures avec Dieu nous poussent à l'aimer davantage et mieux? Les arbres sont bien enracinés qui ont subi et vaincu  les tempêtes. Il peut en être de même et il en est parfois de même de l'amitié. C'est parfois à travers ruptures, tempêtes, qu'elle s'approfondit, se consolide, s'épanouit… elle finit par se faire indestructible et alors le temps de la réconciliation se trouve dépassé, dans la paix, dans la joie et la confiance réciproque.