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Signes et témoins



DISCERNER EN FAMILLE



M. et Mme Raguenet de Saint-Albin

M. et Mme Raguenet sont membres du Comité de rédaction de la revue Esprit Saint. Elle est professeur, il est journaliste. Connaissant les lecteurs, ils ont accepté de nous confier leur expérience spirituelle familiale.

En famille, qui choisit ce qui est bon pour l'enfant ? L'enfant ne choisit pas son établissement scolaire, et il reçoit comme amis imposés les enfants des amis des parents. Mais viennent ensuite les amis d’élection : à l'école, il exprime davantage sa personnalité lorsqu’il y choisit un copain, inconnu des parents. Tout le cheminement éducatif peut s'illustrer ici : c’est un va-et-vient entre ce qu’imposent les parents sur bien des points et ce que suscite le caractère de l'enfant. Le discernement dans l'éducation consistera donc d'une part à choisir ce que l'on impose, et comment on l'impose, et d'autre part à aider l'enfant non seulement à exprimer son désir, mais surtout à exercer sa volonté en assumant des choix qui soient fondés.

Tout d’abord, examinons quelques choix que nous imposons : ils concernent surtout la période de la petite enfance, mais même à ce stade, il y a façon et façon d’être directif.
On a parfois l'occasion de se justifier devant l’enfant, on explique certaines décisions, parce que les mots qu’on emploie alors construisent le monde de références dont l’enfant a besoin. Si on lui impose de faire passer sa sortie de louveteaux avant l’anniversaire-surprise d’un copain, c’est en lui enseignant la responsabilité, le respect des engagements, surtout s'il est sizenier. Cette justification des ordres lui donnera la colonne vertébrale qui lui sera nécessaire en toutes circonstances.
Sur d’autres sujets trop complexes, on emploiera à juste titre la formule : “ parce que Maman l’a dit ”. C’est là une bonne occasion de demander à l’enfant de faire confiance à nos choix  - par exemple en matière vestimentaire, quand on va chez la grand-mère. Finalement, en acceptant de faire ce qu'on lui dit parce qu'on le lui dit, l'enfant apprendra peu à peu que les Parents en tant que tels ont de bonnes raisons. Il est utile de faire naître cette confiance de base. Plus tard, devenu adulte, il pourra obéir plus facilement à la Providence, ou à son supérieur de monastère ou à son directeur de conscience. Il saura que cela vaut mieux que de rester le “ raisonneur ” qui croit tout savoir.
Il est bon d'être tout aussi directif, à notre avis, en ce qui concerne l'éveil de la foi. Le premier contact avec la religion vient de la prière familiale pour un bébé qui ne sait pas encore parler. Aussi, c’est un peu un leurre, selon nous, de ne pas imposer le baptême ou le catéchisme jusqu’à l’âge où soi-disant l’enfant pourrait en faire le choix : qu’est-ce que l’on choisit quand on ne sait pas ce qu’il y a à choisir, quand on n’a pas pu connaître la religion ?
Ensuite, pour notre part, nous emmenions tous nos enfants à la messe le dimanche. Cette habitude familiale, cette ambiance de fête emportait facilement l'adhésion des petits. Mais les adolescents …? Comment faire pour soutenir leur volonté momentanément défaillante ? Il faut déjà être convaincus nous-mêmes des grâces que la messe dominicale recèle à quelque âge que ce soit et même si l’on y va sans enthousiasme. Notre méthode : ne pas demander au jeune s'il a envie d'y aller ou pas. On lui évite ainsi d'avoir trop de décisions à prendre, et surtout de les prendre en les fondant seulement sur le sentiment du moment. Pour les nôtres, généralement, ils suivaient le mouvement.
Mais, certains dimanches matin, ils ne pouvaient être à la fois à une compétition de gym’ et à la messe avec nous ; alors, en fin de journée, dix minutes avant la messe du soir, on venait leur rappeler l’heure. Un refus ne nous aurait pas conduits à insister outre mesure. Mais en général, on n’a pas eu de refus. Comme quoi un rappel discret de l’obligation était assez adapté à cet âge.
Une autre façon de ne pas surcharger la vie quotidienne de choix innombrables et de ne pas non plus faire toujours appel à l’autorité, c’est de placer l’enfant dans des situations où la nécessité fait loi, afin qu’il apprenne les contraintes qu’impose la réalité.

Le poids des mots
Au sein de la famille, une partie importante du discernement est donc faite par les parents ; mais même lorsque les choix sont imposés aux enfants, les méthodes par lesquelles on les leur fait accepter visent à construire le sens du discernement, et pas seulement à faire entériner des décisions qui permettent la bonne marche de la maison. Même dans les cas où on ose dire "tu le fais parce que je te le dis" – formule ô combien décriée par les éducateurs des années 70 – on doit toujours s’appuyer manifestement sur la référence à un Bien supérieur mais accessible, que l’on peut nommer, afin que le jeune plus tard recherche ce Bien pour y conformer ses choix.
Par ailleurs, le discernement peut s’exercer, et s’entraîner, de façon beaucoup plus libre, sans qu’il y ait de décision à prendre. Ainsi, les discussions en famille où l’on évoque le choix de telle cousine de passer deux ans à "Médecins sans frontières", ou de telle autre d’élever ses enfants sans se marier, donnent l’occasion d’exercer son jugement, de confronter des avis. Le dialogue est beaucoup plus facile quand il s’agit d’autres que soi ; chacun est plus libre de parler puisque cela n’entraîne pour lui aucune action. Et ces débats animés sont très formateurs même pour les plus jeunes qui ne sont pas forcément capables d’y participer, mais qui écoutent ces opinions divergentes, ces personnes qui s’affrontent, confrontent leurs pensées et les feront évoluer au cours du dialogue. Cela permet de nommer les choses (ce qui revient à les évaluer moralement) et ainsi de construire un environnement mental cohérent auquel le jeune pourra se référer lorsqu’il sera en situation et qu’il aura à faire des choix pour lui-même.

Si l’éducation impose - surtout au début - de nombreux choix parentaux, elle se soucie aussi d’enseigner la façon de choisir. Il ne s’agira plus de savoir “ que choisir ? ”, mais “ comment choisir ? ” et même “ pourquoi choisir ? ”.
Choisir, c’est exercer sa liberté. Il faut donc apprendre à être libre, libre de ses passions, de la mode, de la pression des pairs. Pour l'adolescent, ces pressions sont fortes, et le désir de s’y conformer est impérieux parce qu’il a hâte  de goûter à ces passions, il est anxieux d’appartenir au groupe, d’y être reconnu. Eduquer au choix visera alors surtout à faire reconnaître au jeune ce qui le pousse à choisir ; mais il sera vain, bien souvent, de chercher à peser sur l’objet final du choix – qui, parfois, n’a pas une importance fondamentale. L’exemple le plus flagrant est la tenue vestimentaire : essentiel pour le jeune dans sa recherche d’identité et de reconnaissance, exaspérant pour le parent par le côté répétitif et omniprésent de la question.
Plus grave est le choix des amis. Il est des influences que l’on voudrait éviter pour ses enfants. Nos filles, vivant dans une petite ville, ont été amenées à voir des amis très variés. Elles nous ont dit, a posteriori, que dans la mesure où nous n’avions jamais refusé personne, elles avaient dû chercher elles-mêmes les critères qui leur feraient choisir les amis qu’il fallait.
Et pourtant, pour l’une d’elles, nous avons refusé les vacances en camping qu’elle voulait organiser avec sa bande. Nous ne refusions pas les personnes, mais le mode de rencontre. Nous l’aurions laissée libre de choisir, elle y serait allée : la pression du groupe était trop forte ; et cependant, elle entendait bien “ une petite voix ” qui lui disait que ce n’était pas le bon choix. Cette petite voix, qui n’avait pas assez de force pour faire pencher la balance du bon côté, notre “ grosse voix ” est venue la relayer et tout le monde s’en est bien trouvé : notre fille était heureuse, au bout du compte, d’avoir vu cette voix l'emporter.

La voix intérieure
Enseigner le discernement, c’est justement apprendre à écouter les voix intérieures : être à l’écoute de soi-même, être à l’écoute de l’Esprit qui est en nous. Dès l’enfance, l’examen de conscience à la prière du soir est un bon entraînement, dans la tendresse d’une maman qui est alors une juste image du Père de miséricorde.
Il s’agit là de juger la journée, le passé. Quant à discerner l’avenir, il nous appartient, à nous parents, d’encourager la vocation qui se fait jour. Pour préserver la liberté de l’enfant, on n’en parlera qu’avec lui, sans en faire état devant tout le monde et risquer ainsi de l’enfermer dans une image déjà figée du "futur médecin", de "l'artiste de la famille". Mais dans le cas des vocations religieuses, qui paraissent si fragiles aujourd’hui, ce serait criminel de les laisser s’étioler sans leur donner un écho favorable, et sans chercher, même, des relais qui puissent soutenir le jeune appelé.

Savoir bien choisir, c’est aussi savoir prendre le recul nécessaire. Pour cela, on a souvent besoin de parler avec quelqu’un d’autre. Les parents ne doivent pas oublier d’être cet  “ autre ”, même lorsque les enfants sont grands, voire adultes. Quand notre fille, “ soudain ” enceinte, annonce qu’elle veut se marier dans deux mois, c’est à nous de la libérer de la pression des événements en lui rappelant que le choix d’un mari s’accommode mal d’une telle précipitation.
Le recours à l’autre est facile dans une famille, les frères et sœurs peuvent remplacer les parents. De plus, on bénéficie de bien des aides extérieures. En premier lieu, les familles amies, qui proposent des choix de vie conformes aux nôtres, ou bien au contraire des alternatives qui permettent à nos enfants de se situer. Quant aux mouvements de jeunes, ils sont là pour conforter les choix des parents, bien souvent, et même faire accepter des valeurs que les jeunes auraient du mal à recevoir directement de leurs parents. Les professeurs, eux, ont une vision complémentaire de la nôtre, utile pour bien cerner nos jeunes. Il ne faut pas non plus négliger l’apport des psychologues : on a facilement recours à un conseiller d’orientation-psychologue pour le choix des études ; avant de faire certains choix de vie, il peut être bon aussi de faire le point avec un psychothérapeute, ou pour des décisions qui concernent le couple parental, avec un conseiller conjugal.

Formatage ?
Ce qui reste la grande question, après cette réflexion en famille sur la façon de faire des choix, c’est de savoir à quel point les choix des enfants sont libres.
Lorsqu’ils ont bien intériorisé les règles, les critères, les ont-ils fait leurs véritablement, ou bien ne font-ils que reproduire inconsciemment des schémas reçus et imposés ? Que nous, parents, ayons imprimé notre marque sur nos enfants, c’est inévitable; nous en faisons même notre but ; mais jusqu’à quel point ? Comment être sûr qu’on n’a pas bridé la personnalité de celui-ci ? Telle fille a-t-elle raison de nous reprocher de l’avoir “ formatée ” au point que lorsqu’elle prend une décision conforme à nos critères, elle ne sait plus si c’est pour nous faire plaisir, pour éviter le conflit, ou vraiment pour ses raisons à elle ? Certains enfants, très conscients du poids des déterminismes, acceptent ceux qu’ajoute l’éducation des parents, et assument joyeusement ce dont ils ont hérité.

L’essentiel à préserver, de la part des parents, c’est le principe de “ la porte ouverte ”. Porte du bureau, de la chambre, que l’enfant peut toujours franchir pour parler ; porte de la maison par laquelle il peut revenir même après avoir fait des choix malheureux ; porte ouverte sans condition parce qu’ils sont nos enfants et qu’en tant que tels ils ont droit à notre amour sans discrimination,…sans discernement !