Vie Spirituelle
Pratique
du discernement
avec le P. François LIBERMANN
Pour parler de
discernement nous ne pouvions mieux faire que de nous adresser au maître
spirituel que fut le P. Libermann en la matière et notre revue y fait souvent
référence. Nous nous référons surtout à un article beaucoup plus développé de Bernard
Piault paru dans la revue Spiritus (Suppl. 1963
)
Jean
Savoie
Le P. Libermann, second fondateur et maître spirituel de la Congrégation
du Saint Esprit, eut ce charisme d’accompagner des personnes bien différents
dans les voies de Dieu. Au témoignage de ses dirigés, « il ne se trompait
jamais sur une vocation ou sur l'issue des projets qu'on venait lui communiquer
».
« A première vue, il connaissait une âme ; d'un mot il vous calmait. Dans ses
décisions, il tombait toujours juste et vous rassurait parfaitement
.
» Il a écrit un opuscule : «
De la direction des âmes »
où il énumère les règles qu’il suivait. Laissons-nous guider par lui sur ce
chemin.
« Ce n'est pas dans votre (directeur) qu'il faut chercher la
connaissance et la lumière de Dieu; il faut l'attendre immédiatement de
lui-même, avec une grande humilité, docilité, douceur et paix d'esprit. Si,
ensuite, dans vos difficultés, vous sentez intérieurement ce qu'il faut faire,
vous irez voir votre directeur, vous lui exposerez votre difficulté, en lui
faisant connaître ce que vous croyez selon la sainte volonté de Dieu et vous
lui demanderez son avis, que vous suivrez.
Mais jamais il ne faut aller le
voir sans avoir d'abord consulté Dieu. De plus, n'allez pas à tout bout de
champ le trouver chez lui. Habituez‑vous à vous conduire selon les
lumières de Dieu en vous. Allez le voir au temps fixé, et vous lui direz avec
simplicité comment vous avez agi par le passé. Lorsqu'il arrivera une
circonstance imprévue et pressée où vous croyez dangereux de vous décider seul
devant Dieu, allez le consulter, mais s'il n'y a pas toutes ces raisons,
négociez
votre affaire avec Dieu, et parlez‑en à votre directeur après. Ne
croyez pas qu'un attrait surnaturel vous a porté à cette obéissance, cela n'est
pas vrai du tout
. »
Un climat de foi et d'amour
Libermann met l'accent sur l'aspect positif de la vie spirituelle plus
que sur son aspect négatif. « Nous nous perdons entièrement de vue, pour ne
plus fixer notre esprit que sur Jésus, et ne diriger nos intentions que vers
Lui.
» Et si l'on cherche à se connaître, ce n'est qu'en Dieu qu'on doit
le
faire : « La véritable connaissance de nous-mêmes, opérée par la grâce divine,
produit toujours un surcroît d'amour de Dieu
.»
Le 29 janvier1845 Le P Libermann
écrit au P. Collin : "Vous avez grand tort de penser que ces remords
dont vous me parlez sont des reproches que Notre Seigneur vous fait. Oh non,
mon bien cher frère, Jésus ne parle pas si durement à votre âme, il l'aime trop.
A la raideur, à la dureté de ce reproche, vous reconnaîtrez votre méchante
nature dont la voix est rauque. Je vous supplie par l'amour de Dieu, n'écoutez
jamais ce prétendu reproche. Hardiment et sans crainte méprisez cette voix,
détournez en votre esprit. Je prends sur moi tout le mal qui en résultera, j'en
veux répondre à Dieu, moi seul. Ne prenez pas la voix du loup pour celle de
l'agneau. Soyez certain que ces reproches ne sont pas des remords, ni des
inspirations du Saint-Esprit. J'en réponds sur ma tête, s'il le faut ».
La
première démarche du discernement est celle de la foi : je pars de Dieu, de sa
révélation, pour me connaître : Noverim Te, noverim me
.
La
seconde est celle de l'intuition mystique : je ne puis me saisir sans saisir en
même temps celui en qui j'ai « la vie, le mouvement et l'être » (Actes 17, 28),
sans me saisir « dans le Christ Jésus ». De toute façon, les deux démarches
sont théologales, elles sont faites dans un climat de foi et d'amour. Seule
l'attention à Dieu et à soi en Dieu parvient à libérer l'âme, à la faire se
connaître: en lui seul on voit ce que l'on est, et, en un second temps, ce que
Dieu veut que l'on soit.
Jésus et l'Esprit Saint, seuls directeurs des âmes
Tout
part de ce principe que Jésus Christ et le Saint Esprit sont les seuls
directeurs des âmes. Par son Esprit, Jésus est le « divin Directeur » du
dirigé : « Négociez votre affaire avec Dieu
», et du directeur qui est auprès de lui « un
écho du Saint Esprit
», ce qui signifie qu'il doit d'abord l'entendre pour aider celui qui se confie
à lui à discerner sa voix. Le directeur est donc un guide ; ou encore il est -
ou doit être -la parole extérieure de Dieu, qui, dans une circonstance donnée,
aide à découvrir sa voix intérieure.
De
sorte que la direction spirituelle n'est autre chose qu'une application
particulière de la théologie de la foi. La foi explicite est rencontre de
l'illumination du Saint Esprit et de la Parole révélée objectivement; la
direction spirituelle est jonction de l'illumination du Saint Esprit et de la
parole du directeur. Elle n'est donc efficace que si le directeur voit la conduite
du dirigé comme Dieu la voit. Cette doctrine est aussi l'application à chaque
chrétien, et pour le discernement de sa conduite pratique, du mystère de
l'Eglise en général : là où le magistère propose solennellement la doctrine à
croire et les actes à produire pour l'ensemble de la chrétienté, l'Esprit
communiquant à chacun intelligence et amour, le directeur, lui, est l'écho de
l'Esprit auprès d'un membre de l'Eglise pour ses décisions personnelles.
Faire naître le désir de Dieu
Si Dieu, par son Esprit, éveille chaque âme au
bien, ou lui suggère d'embrasser des voies particulières, la direction
spirituelle en reçoit sa méthode. Le directeur doit donc l'aider à découvrir
ces voies : non par pression extérieure,
mais en faisant naître une aspiration. Voici une confidence bien connue de
Libermann sur sa méthode :
« Il
me semble que la chose importante est de laisser Dieu agir dans les âmes, de
suivre son action et de s'appliquer à les disposer de manière qu'elles soient
fidèles à cette opération divine, en laissant agir Dieu en liberté, et ne
l'entravant point par les détours, les imperfections et l'action propre trop
violente. Voilà pourquoi je m'y suis pris ordinairement de cette façon...
Lorsque je voyais une âme dont la pensée paraissait
élevée, je veux dire une âme qui me semblait appelée à la perfection de la vie
intérieure (et il y en a plus qu'on ne pense), je commençais par lui donner une
forte Idée de la perfection chrétienne, afin qu'elle fut frappée et comme
enlevée. J'en agissais ainsi, parce que dans son intérieur Dieu la poussait
avec violence. Voyant la hauteur et la beauté de la chose, elle en était ravie
et elle entrait dans un désir violent de parvenir à cet état si beau et si
admirable... »
En
vrai pédagogue et comme un grand spirituel, Libermann montre le but toujours
lointain et pourtant fascinant, auquel il importe de parvenir. Pénétré de la
propre méthode de Jésus qui se contente de dire « Venez et voyez » pour mieux
attirer à lui, il est convaincu que le « Divin Maître... touche dans
l'intérieur et se montre de loin pour attirer ces bonnes âmes
».
Pas de pression psychologique : la grâce produisant elle-même une attraction de
l'ordre surnaturel, la méthode du directeur doit se fonder en cette certitude,
son regard se pénétrer de foi, son âme de vie théologale, et la psychologie
dont il usera ne sera jamais que la servante de la science. Observant cet ordre
de choses, le directeur est alors un vrai psychologue, puisqu'il respecte
l'ordre établi par Dieu.
Pour
la même raison, Libermann se refuse à mettre quelqu'un d'abord devant ses
défauts : c'est Dieu qu'il lui fait contempler, sa volonté qu'il lui fait
rechercher. S'il dit : « Dieu demande cela de vous », il se garde de le dire
parce que c'est son opinion propre. L'opinion personnelle n'a rien à faire ici,
mais l'imitation de Jésus. S'agit-il d'éveiller à l'amour des autres ? il dit :
« Il faut aimer Jésus dans les hommes »
.
On
peut donc distinguer, dans la méthode de direction de Libermann, trois moments
dialectiques : d'abord le choc initial, idée très haute de la perfection qui
provoque un désir violent de la recherche -, ensuite une initiation à la vie
spirituelle, par l'exposé des principes généraux et par leur application au
sujet individuel ; enfin, une attitude pratique qui consiste, dans la
connaissance de l'âme, à voir les difficultés, à les résoudre et à la mettre,
dans la paix, en face de Dieu.
Imiter la discrétion de l'Esprit de Dieu
L'application
de ces principes requiert évidemment un ensemble de dispositions concernant le
directeur dans son être relationnel. Puisqu'il s'agit de discerner l'œuvre du
Saint Esprit dans une vie, on ne le pourra que si l'on est soi-même docile à
son action, exercé à le voir agir, empressé à entrer dans son intimité : «
l'Esprit en effet scrute tout, jusqu'aux profondeurs divines ». C'est pourquoi,
« nul ne connaît les secrets de Dieu sinon l'Esprit de Dieu » (1 Cor 2, 10-11).
On ne peut donc comprendre les voies de Dieu en l'homme que dans sa lumière.
Etant entré dans la mouvance de l'Esprit, le directeur peut alors lire dans l'âme de ceux qui se confient à lui : «
Les hommes inspirés par le Saint Esprit et animés de la grâce, produisent des
effets merveilleux de grâce dans les âmes
».
Docilité à l'Esprit Saint, c'est aussi reproduire
ses mœurs. Or le Saint Esprit n'impose rien: il éclaire, suggère et attire. Il
respecte l'homme qu'il a fait libre, il le respecte dans l'esclavage du péché,
ne le libérant pas malgré lui.
Si l'on ne saisit l'autre que dans la foi, la foi
n'autorise pas à s'imposer à lui : « Un directeur doit se garder de vouloir
conduire une âme ; c'est à Dieu de la conduire
».
L'expérience acquise de ses propres voies n'est pas à projeter telle quelle en
l'autre. Aucun n'étant conduit exactement par Dieu de la même façon, le
directeur va donc observer chaque physionomie pour procurer à chacun « le moyen
qu'il ne s'oppose pas à cette conduite
».
En tout, Libermann demande que l'on respecte l'âme et les exigences
particulières de Dieu sur elle. L'autoritarisme paralyse, le personnalisme
dilate. Assumant la direction des âmes, le prêtre est lourdement comptable de
leur équilibre spirituel.
Le
directeur aborde chaque âme pour entrer dans son univers à elle qui est celui
des intentions particulières de Dieu sur elle. Il ne la juge pas par référence
à d'autres. Il essaie de la comprendre dans la relation personnelle qu'elle a
et qu'elle est à Dieu. Cette grâce de connaissance individuelle n'est pas
fréquente ; elle est la plupart du temps limitée, à moins d'un charisme
spécial. " Il n'y a que le divin Pasteur qui puisse appeler chaque brebis
par son nom ; il donne cette grâce aux vrais pasteurs qui agissent et qui
parlent en son nom et par sa vertu... Il est impossible à tout homme d'appeler
chacune des brebis par son nom, c'est-à‑dire de discerner sa manière
d'être et de lui parler et de la diriger selon cette manière d'être, tandis que
Notre‑Seigneur qui est l'auteur de toutes ces grâces, et qui connaît
intimement tout ce qui se passe dans chacune de ces âmes, les appelle avec un
amour et une bonté infinies, chacune par son nom, selon sa manière d'être
intérieure
. »
« Il faut plier et être bien souple pour la conduite des âmes,
suivre leurs différents états, les ménager sans cesse, prendre toutes les
formes et toutes les manières qui leur conviennent, afin de les porter, de les
encourager sans cesse, selon leurs différents états. C'est ce que saint Paul
appelle se faire tout à tous » dit le P. Libermann. Il écrit à M. Carof :
"je crois que l'Esprit‑Saint souffle constamment de la même façon
dans la même âme; toutes ses impressions se ressemblent à peu près en elle, sa
conduite sur elle est toujours uniforme... ». Cette individualisation de la
direction débouche sur les rivages du personnalisme chrétien contemporain.
Chaque âme a son univers, est un univers, différent de tous les autres et qui
cependant est appelé à communiquer avec eux. Elle est la réalisation temporelle
d'une intention divine éternelle : d'où le respect religieux que l'on éprouve à
l'approche de cette âme qui a son histoire, qui est une histoire à nulle autre
comparable.
Des étapes à respecter
Discerner la volonté de Dieu sur une âme, l’aider à
la découvrir, tel est le sens de la direction spirituelle. Mais ce n'est aussi
que le premier pas. Car de voir ce que Dieu attend d'un homme peut conduire un
directeur inexpérimenté à accélérer le processus de sa correspondance à Dieu.
Aussi faut-il respecter les étapes par lesquelles chacun passe nécessairement.
Ce qui n'est autre chose que respecter la loi de « l'incarnation » de Jésus
dans les âmes. Un idéal ne se réalise pas en un jour, le poids du péché et de
l'habitude est à soulever pour que règne Jésus Christ. Toute psychologie
s'insère dans le temps : le temps est donc un facteur conditionnant l'évolution
spirituelle; la patience, la vertu du directeur
.
Divers paliers sont à parcourir. Le but étant de « faire aimer Dieu seul », d'«
établir son règne dans ceux qu'il nous envoie », les modalités sont les
suivantes : « faire avancer les âmes », viser « avec elles à la perfection »,
mais en allant « doucement et toujours selon Dieu », à montrer plus d'exigence
à l'égard des plus fervents
.
Que si les désirs de perfection sont tout humains,
on voit Libermann les calmer. Ainsi ramène-t-il la fougue de sa nièce à la loi
de maturation qui lui convient : en elle la croissance doit être « lente »
.
Ce qui n'empêche pas l'Esprit de Notre Seigneur d'agir « toujours en nous de la
même opération d'amour »
.
Quand Dieu saisit une âme, il la met dans la
ferveur. Sainte Thérèse d'Avila a connu ce choc initial lors de ce qu'elle a
appelé sa conversion. Libermann y voit la loi du progrès, celle des individus
et celle des institutions : « L'avancement dans la piété dépend de la ferveur
des commencements ; une piété médiocre dénote peu de courage et ne produit rien
».
Cette ferveur n'est cependant pas encore perfection. La vie ne dévoile ses
virtualités qu'au terme d'une évolution, d'une croissance. Or, toute croissance
comporte des crises que provoque l'adaptation à un genre de vie nouveau, où
tout doit être contesté de l'idéal jusqu'alors aimé. La ferveur du départ fut
un encouragement, elle voilait les imperfections et les difficultés, elle ne
les supprimait pas. La divine Providence « veut qu'il y ait du défectueux dans
le début »
. Le travail
spirituel consiste donc à aller de la ferveur sensible à celle de la foi, de la
ferveur des sens à celle de l'esprit. L'union à Dieu n'est qu'au terme de ces
crises purificatrices, lorsque, sans la nier, on a dépassé la sensibilité pour
atteindre la réalité. Se livrer totalement à Dieu, selon des modalités
diverses, c’est la doctrine de l'abandon, qui fait le cœur de la doctrine
libermanienne, aussi bien au départ qu'à l'arrivée.