L’Esprit
des Églises et des Missions (Ac
13, 1-4)
P.
Claude Tassin, spiritain
Divers
instituts se disent “ consacrés ” au Saint-Esprit. L’idée de
“ consécration à ”, certes légitime dans l’évolution de la tradition
catholique, est étrangère à la Bible, laquelle dit plutôt que Dieu consacre
(“ oint ”) pour son service des personnes et des communautés, en leur
donnant son Esprit. Mais, au-delà des “ consécrations ” dont nous
nous réclamons, l’Écriture ne nous apprendrait-elle pas comment sont oints par
l’unique Esprit, dans la diversité, ceux qu’il consacre au service du Dieu de
Jésus Christ ? Quatre versets des Actes des Apôtres vont en ce sens.
Il y avait à Antioche, dans
l’Église qui y était établie, des prophètes et enseignants : Barnabé,
Syméon, (celui qu’on appelait Niger), Lucius le Cyrénéen, aussi bien que
Manaéen, ami de jeunesse d’Hérode [Antipas], le tétrarque, et Saul. Or, tandis
qu’ils officiaient pour le Seigneur et jeûnaient, l’Esprit Saint dit :
“ Mettez-donc à part pour moi Barnabé et Saul pour le travail en vue
duquel je les ai appelés. ”
Alors, après avoir jeûné et prié, et leur
avoir imposé les mains, ils les firent partir.
Eux donc, expédiés par le Saint-Esprit, descendirent à
Séleucie.
De là ils firent voile vers Chypre (Ac 13,
1-4).
Cette
notice marque un tournant dans les Actes des Apôtres, c’est-à-dire dans une
histoire édifiante des premières missions chrétiennes qui reflète une diversité
d’expériences des Églises et, en même temps, une présentation cohérente de
l’œuvre de l’Esprit Saint.
Un tournant :
l’envoi
Jusqu’à
ce chapitre 13, la mission a fait l’objet, non d’un projet mûri, mais de
rencontres imprévues. Les Hellénistes, compagnons d’Étienne, ont évangélisé la
Samarie parce qu’ils ont dû fuir Jérusalem (Ac
8, 1). C’est une initiative divine qui a poussé Philippe à la rencontre
de l’Éthiopien (8, 26). C’est à
l’invitation de Corneille (10, 1 – 11, 18)
que Pierre inaugure la mission auprès des païens. C’est une série d’imprévus
qui a conduit Saul de Damas (9, 23-25) à
Jérusalem (9, 28-30) et jusqu’à Antioche,
à l’invitation de Barnabé (11, 25-26).
C’est dans cette ville que nous retrouvons à présent les deux compagnons.
Certains
films excellent dans l’art de juxtaposer des personnages qui n’ont pas de liens
entre eux, jusqu’à ce que des rencontres articulent leur destin en une
intrigue logique. Luc procède de la même manière. Pierre a ouvert l’Église au
monde païen, et c’est Paul qui exploitera cette orientation. Au reste, à
partir de sa délivrance pascale, bâtie comme un récit de résurrection (Ac 12, 1-17), Pierre passe la main et quitte
la scène missionnaire. En parallèle, l’action évangélisatrice des partisans
d’Étienne trouve son sommet et son point d’orgue dans la fondation de l’Église
d’Antioche (11, 19-21) et cette
communauté deviendra le port d’attache de la première grande tournée
missionnaire de Paul et Barnabé (Ac 13, 1 – 14,
28). D’autres épisodes raconteront la dissolution du
“ tandem ” et mettront définitivement en valeur la figure de Paul.
Bref, nous saluons chez Luc l’art de la convergence.
Dans
ce dispositif, la scène solennelle de Ac 13, 1-4 inaugure donc les voyages de
Paul. L’envoi se fait dans un cadre liturgique, sous l’égide des responsables
de la communauté qui sont à la fois prophètes et docteurs. Dans les
célébrations des premières Églises intervenaient des prophètes qui parlaient au
nom de l’Esprit
. C’est sans
doute par la voix de l’un d’eux qu’il intervient ici. Si l’Esprit peut en effet
surgir de manière libre et imprévue dans la vie des témoins
,
l’auteur souligne ici le caractère ecclésial de la mission.
Ce
cadre institutionnel reprend la prière et l’imposition des mains qui avaient
marqué l’institution des Sept (Ac 6, 6).
S’ajoute ici le jeûne, par quoi le narrateur rend cette nouvelle investiture
plus solennelle encore. Dans l’Ancien Testament et chez les visionnaires des
apocalypses, le jeûne s’impose lorsqu’on attend du Seigneur la révélation
d’une décision difficile ou le sens d’une mission (cf. Jg 20, 26-27 ; Esd 8, 23 ; Ne 1, 4 ss.). Plus tard,
Paul et Barnabé entoureront des mêmes rites la désignation des Anciens dans les
Églises (Ac 14, 23).
Ainsi
l’investiture a pour berceau l’institution ecclésiale. Cependant, Luc souligne
comme nulle part ailleurs la totale initiative de l’Esprit. C’est la seule
fois, dans les Actes, où l’Esprit s’implique à la première personne :
“ Mettez à part
pour moi…
je les ai appelés. ” Et
l’auteur de conclure que Barnabé et Saul sont “ expédiés
par le Saint-Esprit ”.
Cet envoi vise un
“ travail ”.
Dès Actes 9, 15, on sait que Saul
doit devenir un “ outil de choix ” du Seigneur jusque chez les
nations païennes. C’est la tournée de Barnabé et Saul qui, au terme, explicitera
le sens du mot : “ … ils firent voile vers Antioche, leur point de départ,
où ils avaient été remis à la grâce de Dieu pour
le travail qu’ils
venaient d’accomplir ” (14, 26). Ce
qui, au début, relevait de l’initiative de l’Esprit est ici imputé à “ la
grâce de Dieu ”. Ailleurs encore, c’est le Seigneur Jésus qui envoie Paul (Ac 26, 17). On ferait fausse route en
cherchant dans les Actes une autonomie de l’Esprit dans l’envoi en
mission : celle-ci est l’œuvre de Dieu, Père, Fils et Esprit.
L’envoi
de Barnabé et Saul est une “ mise à part ”. Dans la Bible, ce verbe,
de même que son synonyme “ sanctifier ”, signifie que Dieu choisit,
se réserve et consacre à son service exclusif, un peuple, le Peuple élu (Lv 20, 26), ou des personnes particulières,
prêtres, lévites (Nb 8, 11). Cette
terminologie ne saurait fonder une orgueilleuse auto-ségrégation. Elle pointe
vers une responsabilité : Dieu met à part
pour… – ici “
pour
le travail en vue duquel… ” Paul se disait lui-même “ mis à part
pour
l’Évangile de Dieu ” (Rm 1, 1). Un
an environ auparavant, il se présentait comme “ mis à part ” dès le
sein maternel pour annoncer la Bonne Nouvelle parmi les nations (Ga 1, 15-16).
La
théologie des lettres de Paul et celle des Actes, quelque trente ans plus tard,
ne font pas toujours bon ménage. Pour une fois, elles s’accordent. Derrière les
confidences de l’Apôtre, c’est
la figure du Serviteur de Dieu, au livre
d’Isaïe, qui se profile : le Serviteur mystérieux “ appelé dès le
sein maternel ” (Is 49, 1), comme
Jérémie sanctifié dès le ventre maternel (Jr 1,
5), est celui en qui Dieu a mis son Esprit (Is
42, 1). Ce Serviteur anonyme doit devenir “ lumière des
nations ” (Is 42, 6 ; 49, 6), à
l’instar de Jérémie, établi “ prophète pour les nations ” (Jr 1, 5). Luc, dans les Actes (13, 2, “ mis à part ”), a retenu ce
modèle. Dans la synagogue d’Antioche de Pisidie, lorsque, repoussés par les
Juifs, ils se tourneront vers les païens, Paul et Barnabé justifieront leur
décision en recourant à la figure du Serviteur : “ Ainsi nous l’a
ordonné le Seigneur :
Je t’ai établi lumière des nations pour faire de
toi le salut jusqu’à l’extrémité de la terre [= Is 49, 6] ” (Ac 13,
47).
Les
commentateurs relèvent que Luc applique le même verset au Christ en personne
(cf. Lc 2, 32 ; Ac 26, 23). Ils
soulignent aussi le parallèle entre ce discours dans la synagogue d’Antioche
de Pisidie et le sermon inaugural de Jésus dans la synagogue de Nazareth :
L’Esprit dont le Messie est oint pour porter la Bonne Nouvelle est le même qui
avait poussé Élie et Élisée vers les païens (Lc
4, 18-27).
En
résumé, la consécration de Paul et Barnabé s’inscrit dans la ligne des
prophètes et de leur mission. Ils sont consacrés, par l’Esprit, pour le service
de la Parole, de la Bonne Nouvelle. En cela, ils sont identifiés à la mission
du Christ lui-même, lumière des nations. Certes, c’est l’aspect que retient Luc
parmi la diversité des opérations possibles de l’Esprit Saint. Paul ajouterait
que, par la foi, tous les chrétiens deviennent, pour Dieu, “ une offrande
agréable
sanctifiée dans l’Esprit Saint ” (Rm 15, 16), dans la mesure où ils laissent ce même Esprit
travailler en eux à une conversion éthique (cf. Ga
5, 16-25). Mais ce type de consécration/sanctification ne retient pas
l’attention de Luc qui, en outre, ne fait pas de l’Esprit une
“ supra-divinité ”.
L’Esprit Saint dans les
Actes
1. Pour Luc, l’Esprit agit dans
les événements, en imposant à la mission des tournants que, d’eux-mêmes, les
chrétiens n’auraient pas pris. De ce point de vue, la dernière intervention
“ extérieure ” de l’Esprit consiste en une note énigmatique du
narrateur selon laquelle l’équipe de Paul ne put s’enfoncer en Asie mineure et
se trouva ainsi propulsée vers la Grèce (Ac 16,
6-10). L’Esprit agit aussi dans les témoins pour les qualifier (Ac 6, 5) et inspirer leur témoignage, dans les
disputes et devant les tribunaux (Ac 6,
10 ; 7, 55 ; comparer Lc 12,
11-12
).
L’Esprit est donc une “ veilleuse ”, énergie latente qui s’embrase
lorsque vient le moment de témoigner. Si la consécration par l’Esprit, ainsi
présentée par Luc, néglige ses effets sanctifiants, elle a le mérite de
souligner que, selon la veine prophétique, l’Esprit oriente résolument les
témoins vers les hommes en quête de salut.
2. Le texte que nous lisions (Ac 13, 1-4) marquait un tournant. En effet,
pour la première fois dans les Actes, l’Esprit s’exprime par le truchement de
l’institution ecclésiale, à savoir une liturgie dirigée par les prophètes et
docteurs. C’est la fin de l’âge d’or où l’Esprit investissait en force les
témoins
.
Désormais, le discernement de l’Église devient le canal normal de l’action de
l’Esprit. On le voit dans la déclaration de l’Assemblée de Jérusalem :
“ L’Esprit Saint
et nous-mêmes avons décidé… ” (Ac 15, 28). Notons qu’à la différence des
prestations de Pierre, Luc ne dit jamais que Paul ou ses discours sont
inspirés par l’Esprit
.
Certes, Barnabé et Saul furent envoyés par une “ mise à part ” de
l’Esprit. Mais il ne faut plus s’attendre à des manifestations extraordinaires.
Dieu en a assez fait durant l’âge d’or à présent révolu.
3. Si l’auteur cultive l’art de
la convergence, c’est au prix d’une simplification historique pour autant
qu’il veut voir en Paul le relais entre l’âge originel et les Églises
ultérieures. Qu’en est-il des communautés primitives se réclamant de Jacques ou
de Pierre plutôt que de Paul ? Luc n’en dit rien. Il a fait son choix.
C’est-à-dire qu’il voit l’action de l’Esprit à la fois dans l’expansion
glorieuse de la parole de Dieu et dans la personne des envoyés qui ont
contribué à ce succès.
Ni
l’Esprit ni l’institution ecclésiale qui le transmet ne sont, aux yeux de Luc,
un bâillon des libertés. Au contraire, pour être fidèle à l’esprit de sa
mission, Paul devra rompre avec l’Église d’Antioche (cf. Ac 15, 36-40) et, pour accomplir sa destinée de témoin, il
fera fi des prophéties le concernant (21, 10-14).
L’Esprit qui consacre les envoyés constitue, par le biais d’un discernement,
une force divine de régulation entre la vocation personnelle, la mission et le
mandat ecclésial, trois instances qui, dès les Actes des Apôtres, ne se
recouvrent jamais totalement.
Claude Tassin, CSSp.