CHEMIN DE VIE


Saint François d’Assise,
témoin de joie et de paix

P. Gwénolé Jeusset, franciscain

Le Père Gwénolé a été responsable du service de l’épiscopat pour les relations avec l’Islam. Il a contribué, par articles et sessions, à promouvoir ce que l’on appelle l’esprit d’Assise, voulu par le pape entre dans le dialogue inter-religieux.
On a tellement parlé de François d’Assise comme du saint de la joie, qu’il est sans doute difficile d’exprimer une parole neuve sur ce sujet. Pourtant, ne pouvant refuser la demande qui m’est faite, j’y vois l’intérêt de relire des textes dans l’expérience d’un charisme reçu en héritage à ma profession religieuse.

Joie, hilarité, tristesse
Dans une de ses admonitions, saint François dit à ses frères : " Heureux le religieux qui ne prend plaisir et joie que dans tout ce que le Seigneur a fait et qui s’en sert pour porter les hommes à l’amour de Dieu en toute joie. Malheur au religieux qui se plaît aux histoires légères et frivoles, et qui s’en sert uniquement pour provoquer l’hilarité " (Adm. 21). Ceux qui ont noté et poli le texte de cette remarque devaient se souvenir d’un jour où les éclats de rire en fraternité avaient dépassé la mesure !
Par rapport à notre Fondateur, bien qu’il n’hésita pas à danser de tout son corps, nous sommes probablement plus intempestifs. Ne confondons-nous pas la joie franciscaine avec une hilarante jovialité ou une dissipation joyeuse ? C’est possible ! Pourtant j’ai la faiblesse de croire que si nous sommes loin d’être à son niveau, nous n’avons pas complètement perdu la veine du Jongleur de Dieu, comme le désignent des documents du 13è siècle ! Personnage canonisé, l’hagiographie se devait de montrer en lui un modèle " présentable " à une époque où le rire n’avait pas toujours bonne presse. Or si celui-ci n’est parfois qu’une euphorie artificielle, il peut aussi être le visage d’une joie réelle.
François craignait, beaucoup plus que le rire frivole, la tristesse intérieure et extérieure. C’était pour lui la porte par où le diable arrive à se faufiler sans difficulté. Aussi dans la Règle, il recommande : " Qu’ils (les frères) aient bien soin de ne pas affecter un air sombre, une tristesse hypocrite ; mais qu’ils se montrent joyeux dans le Seigneur, gais, aimables, et gracieux comme il convient " (RnB. 7,16).
Etre gais, aimables et gracieux est la réponse au mal babylonien, autre désignation de la tristesse. Si le rire cache une nervosité ou une vie creuse, là n’est pas la joie réelle ! S’il repose sur le désir de paraître, là n’est pas la joie réelle ! En effet, si la tristesse est hypocrite, une contrefaçon de la joie peut l’être aussi. On reconnaîtra ici la thématique du célèbre dialogue avec frère Léon à propos de la joie parfaite.

La source de la joie
Pour le Petit Pauvre, la source de la joie réelle est la certitude que Dieu nous a déjà fait entrer dans son Royaume. "Au premier trouble, au premier mouvement de tristesse, le serviteur de Dieu doit se lever, se mettre en prière et demeurer face au Père céleste, tant que celui-ci ne lui aura pas fait retrouver la joie de celui qui est sauvé" (2 Cel.125).  C’est cela qui doit transparaître, jusqu’à garder la joie âpre et confiante au cœur d’une éventuelle persécution par des frères (une perversion notoire pour une communauté basée sur la fraternité !). C’est cela qui doit demeurer dans le quotidien plus paisible pour dépasser la jovialité humaine, toute valable qu’elle soit.
La joie intérieure de François peut s’éclater en une danse, elle n’est cependant pas le fruit d’un éclat de rire. Elle est l’épanouissement de la foi en l’infinie miséricorde d’un Dieu qui est Père, d’un Fils qui a réussi sa mission en notre vie d’homme, d’un Esprit qui nous attire comme un Souffle. Dieu nous a déjà fait entrer dans son Royaume. Si les chrétiens avaient gardé cette certitude, ils auraient pu chanter : " Le Jansénisme ne passera pas ".
Dieu nous a déjà fait entrer dans la fraternité de son Fils. Cette certitude qui conduit à la joie ne surgit pas un jour où tout baigne dans le bonheur, bien au contraire. Dans la Légende de Pérouse, une des sources primitives, nous est racontée la naissance du Cantique des Créatures ou de frère Soleil. Presque aveugle et un tantinet dépressif, François s’écrie : " Seigneur, secours-moi dans mes infirmités !". Il entend alors une voix : " Frère, réjouis-toi et sois dans l’allégresse… : dès maintenant vis en paix comme si tu partageais déjà mon royaume ! " (L.P.43). Alors l’homme épuisé sort de son ventre, de son cœur et de sa foi, l’hymne de la fraternité avec la création sauvée par le Christ, le chant du pardon qui remet à leur place les divisions causées par les hommes, le cantique de la vérité qui ramène la mort à l’intérieur du monde fraternel. " Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire frère Soleil, par qui tu nous donnes le jour, la lumière : il est beau, rayonnant d’une grande splendeur et de toi, le Très-Haut, il nous offre le symbole " - " Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi… Heureux s’ils conservent la paix " - " Loué sois-tu mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle ".

La tradition des jongleurs de Dieu
François était un musicien populaire. On n’a pas gardé les mélodies qu’il composa. Je ne sais s’il faut le regretter. En tous cas, il aimait la musique et la danse et il était ravi d’avoir des compagnons musiciens.
Frère Pacifique qui plus tard devait implanter l’Ordre en France, était l’un d’eux. Ses talents de poète lui avaient valu d’être couronné par l’empereur avant d’entrer dans l’Ordre. Lui qui avait décidé de tirer un trait sur son passé ne voulut pas accéder un jour au désir de frère François d’être accompagné à la cithare.
" Je voudrais par ce moyen changer même la douleur physique en joie " avait murmuré François. Mais il aurait fallu emprunter l’instrument et les gens qui avaient connu ses prestations d’antan n’auraient-ils pas pensé que la star d’hier retournait à ses vomissements ! Le père spirituel ne voulut rien forcer, mais durant la nuit, il eut la sensation d’entendre un musicien lui faire un concert...divin.
Depuis des siècles, des frères artistes ont pris la relève et on ne trouve pas perverse la possession de cithares ou de guitares. Sans prétendre atteindre le niveau de Mozart et son Barba Capucinorum., chaque génération a ses frères compositeurs,
L’ivresse de l’Esprit
L’essentiel est que, musiciens ou non, les frères soient joyeux parce que livrés à l’Esprit-Saint et qu’ils portent les hommes à s’élever dans la paix chantante de Dieu.
Cette joie de François provient de sa foi trinitaire ; elle naît de sa proximité avec le Christ, ai-je dit plus haut. Elle naît aussi de sa certitude d’être déjà accepté par le Père dans le Royaume des frères de son Fils ; elle jaillit de l’implosion de l’Esprit en lui. Si tout homme est sauvé parce que Christ est le frère de tous, il faut aller le dire à celles et ceux qui ont du mal à le savoir. Cette conviction l’a entraîné au-delà de la mer vers les " sarrasins et autres infidèles " pour leur partager la joie qu’ils étaient, eux et lui, frères en Christ.
Avant de raconter ses deux essais et enfin sa réussite pour approcher les musulmans, saint Bonaventure exprime ainsi l’empressement de François à les rejoindre : " L’ardeur de son amour sans limite qui le portait vers Dieu eut pour résultat d’augmenter sa tendresse affectueuse pour tous ceux qui participaient avec lui de la nature et de la grâce. Les sentiments tout naturels qui suffisaient déjà à le rendre fraternel pour toute créature ; il ne faut pas s’étonner que son amour du Christ l’ait rendu davantage encore le frère de ceux qui portent l’image du Créateur et sont rachetés de son sang " (L.M.9,4).
Un peu plus loin, le même auteur insiste : " Le désir qui l’y portait (vers les sarrasins) était si puissant que, malgré sa santé fragile, il était toujours en avance sur son compagnon de route et, dans sa hâte de réaliser son projet, semblait voler, ivre de l’Esprit-Saint " (L.M. 9,6). L’ivresse de l’Esprit est provoquée par l’ivresse de l’amour.
Une iconographie limitée
J’ai toujours mal à ma mémoire franciscaine quand on parle de saint François et des petits volatiles. J’ai tort car on peut et on doit rattacher cela au Cantique de Frère Soleil, mais tant de bonnes dames ou d’artistes éthérés ont oublié que ce cri né à l’ombre du monastère de sainte Claire, dans la nuit de l’âme et du corps, n’est pas une chansonnette pour dames ou messieurs d’oeuvres, plus amoureux des bêtes que des hommes. J’ai tort car il s’agit là sans doute d’exceptions. Mais je crains tellement qu’on réduise à un rêveur bucolique l’homme qui a franchi les barrières pour rencontrer les lépreux, les bandits et les " ennemis " de son Eglise. La joyeuse fraternité de François ne naît pas de la proximité des animaux, mais de son attachement au Christ, Premier-Né de la Création, mort pour rassembler les enfants de Dieu dispersés dans les cultures et les religions.
Faut-il pour autant condamner certains de réduire François d’Assise au rôle de patron d’une écologie au rabais ? Non ! Je ne suis pas propriétaire de ce guide spirituel et mon Frère François ne me donne nullement la permission de juger ceux qui se disent ses amis. Je dois aussi reconnaître que la diffusion, au cours des temps, des images encouragées par les frères mineurs a montré le stigmatisé de l’Alverne et le prédicateur aux oiseaux plus que le briseur de barrières sociales et le bâtisseur de paix, soit entre les cités italiennes, soit entre la Chrétienté et l’Islam. Oublieux de la source de la joie, les disciples ont même parfois aimé représenter leur maître comme l’ascète au crâne à portée de la main et de la prière. J’ai du mal à être en communion avec ce saint de la joie si craintif de l’enfer. Ce n’est pas le François que je connais et que j’aime. La rencontre du lépreux a heureusement prise sa juste dimension, mais l’iconographie dédiée au Poverello n’a guère dépassé la mentalité de Chrétienté..

Joie et esprit d’Assise

La joie ne fait pas bon ménage avec la haine et la guerre. La paix intérieure est nécessaire pour oser la rencontre de l’étranger à sa culture et à sa foi. Paix et joie vont de pair. Si la joie de François naît de sa proximité avec le Christ, elle est marquée de sa proximité avec les hommes. Malheureusement, pour la Chrétienté en croisade, s’il était un exemple pour le soin des malades chrétiens, il ne pouvait l’être comme modèle de l’accrochage sacralisé avec les affreux ennemis ismaëliens, fils de la femme esclave d’Abraham.
Dans la littérature des siècles passés, dans les peintures depuis le 13è siècle, la visite au Sultan des sarrasins, les rares fois où elle est représentée, souligne le courage du martyre face à la couardise des infidèles, et plus que le modèle de rencontre évangélique, le triomphe de la vérité. Or le saint d’Assise était chantre de la création parce qu’il était l’homme de toutes les réconciliations. Se laissant réconcilier par Dieu à travers le Christ, François chantait cette grâce jusqu’au bout de la nature, mais d’abord jusqu’au bout de l’homme.
Parce qu’il voit l’autre sous un jour positif, François est modèle de joie chrétienne. Dans la personne différente, qu'on excommunie, qu’on combat avec l’épée ou qu'on brûle comme hérétique, celui qu’on devrait appeler plus souvent Fratello que Poverello discerne avec joie l’Esprit au travail avant de se lamenter d’y découvrir les traces du diable. Il ne prend pas automatiquement l’autre pour un ange, mais sa manie est de le regarder comme un frère que Jésus a racheté et au cœur duquel l’Esprit l’a précédé.
Cette ouverture d’esprit à l’universel à cause de Dieu dans une époque qui s’y prêtait si peu, c’est bien cela que les croyants de diverses religions admirent en l’homme d’Assise. Ils sont heureux de lui rendre, dans sa ville, la visite qu’il fit à Damiette, un jour de croisade, à son frère en Jésus, Malik al-Khamîl, neveu de Saladin et par lui à tous les non-chrétiens.
Contrairement à ce qu’on a cru, le Pèlerin est revenu, heureux dans l’Esprit, de son itinérance en terre sarrasine. L’Eglise de la croisade voyait en ce pèlerinage un échec. Pas lui ! En effet il poussa ses frères à retourner et à demeurer, même sans créer d’Eglise, " parmi " ceux que l’entourage ecclésiastique persistera longtemps encore à traiter comme les "fils du diable ".

Esprit d’Assise et joie de la rencontre
La joie de François est celle de la rencontre de Dieu ; elle est aussi celle de la rencontre des hommes. Le 27 octobre dernier, près de Paris, la famille franciscaine envahit pacifiquement un gymnase de Vanves.
Nous avions invité d’autres catholiques, d’autres chrétiens, mais aussi des bouddhistes, des musulmans, des juifs. Sept cents personnes, toute une journée au coude à coude, pour réfléchir sur la rencontre fraternelle entre croyants, et surtout pour la vivre.
En fin d’après-midi, une longue célébration interreligieuse permit à chaque groupe de faire communier les autres dans la recherche priante de la paix. Pour clore le rassemblement nous avons offert un chant à nos hôtes. Sur une musique d’un de nos jeunes frères, reprenant le Cantique de Frère Soleil, la foule toute entière se leva. Peut-être dans le calme et la sérénité, avons-nous alors ressenti l’ivresse de l’Esprit saisissant notre Père et Frère François, en route vers le camp du Sultan ! Je n’oublierai pas de sitôt ma joie de voir la foule se balancer doucement et les jeunes avec les soufis de l’Océan indien, hommes et femmes, se mettre à valser à l’unisson la " Valse des Créatures ".
Fr. Gwenolé, ofm