Parole de Dieu


L’Utopie chrétienne selon saint Paul

P. Claude Tassin, spiritain

Claude Tassin est religieux spiritain, exégète, enseignant à l'Institut catholique de Paris. Il a publié entre autres L’Évangile de Matthieu (Le Centurion, 1991), il est par ailleurs compositeur de chants liturgiques, membre de l'association des compositeurs de chants religieux et liturgiques (ACCREL).
Curieusement, le mot espérance et le verbe espérer sont plutôt rares dans le Nouveau Testament. Cependant, ne nous fions pas trop aux statistiques car l’espérance s’accompagne de termes qui abondent dans les évangiles et les épîtres : l’endurance, la patience, la confiance ou l’attente. En outre, la notion d’espérance présente une ambivalence. D’une part, elle représente l’objet d’une attente : ainsi, Jérémie saluait Dieu comme " l’espérance d’Israël " (Jr 14, 8), de même que, dans la détresse, nous disons à un ami : " Tu es mon seul espoir. " D’autre part, le mot évoque la tension d’un sujet vers un avenir radieux compensant le présent (" l’espoir fait vivre "). Les deux aspects, objectif et subjectif, convergent dans la notion d’utopie qui, philosophique, politique ou religieuse, dessine un avenir ultime. Comment les premiers chrétiens ont-ils construit l’utopie engendrée par le passage du Christ sur cette terre ? Un traité entier ne suffirait pas à répondre à cette question. Contentons-nous de lire trois passages significatifs des lettres de saint Paul.

La foi, l’amour et l’espérance (1 Thessaloniciens)
Dans son premier écrit en date, Paul loue les Thessaloniciens pour leur foi active, pour leur charité qui se donne de la peine et pour leur espérance qui brille par la qualité de constance, d’endurance (1 Th 1, 3). C’est la plus ancienne mention des vertus théologales. Plus tard, afin de mettre en relief la charité qui manque aux Corinthiens s’entredéchirant, la liste deviendra " foi, espérance, charité " (1 Co 13, 13), l’ordre retenu par la catéchèse chrétienne. Mais, au départ, l’espérance vient en dernier, comme le point culminant de la triade. La foi active qui, aux yeux de tous (1 Th 1, 7-8), a transformé les Thessaloniciens, se concrétise par une charité qui laisse encore à désirer (1 Th 4, 9-12), mais s’inspire d’une espérance marquée par l’endurance au milieu de tracasseries infligées par l’environnement païen (2, 13-14).
Du point de vue subjectif, leur constance se fonde sur une affectueuse solidarité avec ceux qui les ont évangélisés, Paul, Silvain et Timothée. L’apôtre traduit ce lien par le motif de " l’imitation " (1 Th 1, 6 ; 2, 14), le partage d’une même expérience de la croix qui annonce le soleil d’une résurrection. Mais comment spécifier l’objet de l’espérance des Thessaloniciens ? D’après 1 Th 1, 9-10, ayant abandonné leurs idoles pour le vrai Dieu qui donne la vie, ils attendent " son Fils qui viendra des cieux, qu’il a ressuscité des morts, Jésus, qui nous délivre de la colère qui vient. " Cette formulation entraîne trois remarques.
Au premier chef, l’espérance chrétienne n’a pas pour cible le " retour " de Jésus – malgré le chant qui dit " Christ reviendra " –, mais la venue du Fils de Dieu dans sa gloire, un événement inédit qui dépasse l’imagination et porte au zénith toutes les utopies humaines.
En deuxième lieu, les Thessaloniciens espèrent, comme Paul lui-même, que le Seigneur viendra bientôt. Mais ils portent une question cruciale : les défunts qu’ils chérissent se verront-ils exclus de l’avènement du Christ ? La réponse s’élabore en deux temps. D’abord, lit-on, les morts ressusciteront et nous serons tous emportés dans les airs à la rencontre du Seigneur (1 Th 4, 13-18). Le scénario s’inspire des apocalypses juives, faute d’autres modèles pour rendre compte du dénouement de l’histoire humaine. Avant le Concile, ce texte étrange fut longtemps l’épître des messes de funérailles. Il ne représente pourtant que les premiers balbutiements de l’apôtre quant au terme de l’espérance chrétienne. En un second temps (1 Th 5, 1-11), il déplace le questionnement des Thessaloniciens. La venue du Fils de Dieu ne peut faire l’objet d’aucune supputation : " Le jour du Seigneur arrive comme un voleur en pleine nuit " (5, 2). En conséquence, l’espérance, vécue au quotidien, devient une responsabilité, un devoir de vigilance qui laisse à Dieu le droit de juger, au moment qu’il voudra.
En troisième lieu, la pensée de Paul a progressé. La venue du Seigneur à la fin du monde resta toujours son horizon. Mais le décès de tout homme est aussi la fin d’un monde. Les épreuves se multipliant, l’apôtre dut envisager sa propre mort. Sa foi se fortifiant, il en vint à considérer la vie terrestre comme " un exil loin du Seigneur " (2 Co 5, 6). Il tenait à cette vie par fidélité à sa mission ; mais, au fond, écrivait-il, " J’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ " (Ph 1, 23).

La figure d’Abraham (Romains 4, 1-25)
Paul s’empare de la figure d’Abraham afin de prouver que Dieu tient pour juste, non pas celui qui aurait quelque mérite à revendiquer, mais le pécheur qui, simplement, " se réclame de la foi en Jésus " (Rm 3, 26). L’apôtre avait beau jeu de choisir ce modèle, puisque les légendes juives connues de lui soulignaient que le patriarche fut un idolâtre qui se convertit ensuite au vrai Dieu. Plus originale est la formule : " Espérant contre toute espérance, il crut… " (Rm 4, 18).
L’argument se déploie de la manière suivante : Abraham a cru en un Dieu " qui donne la vie aux morts et appelle à être ce qui n’est pas " (Rm 4, 17). En effet, par sa vieillesse, l’ancêtre était quasiment mort ; pourtant il crut en la promesse divine d’une descendance. Par là, " il rendit gloire à Dieu " (4, 20), lui donnant d’être reconnu dans sa vraie stature comme celui qui fait ce qu’il dit, seule source d’espérance. Faire du patriarche le modèle de la foi en la résurrection relève de l’anachronisme, puisque cette croyance apparut bien des siècles après l’époque présumée du patriarche.
Mais, au fond, l’espérance pascale est-elle étrangère aux données bibliques ? La promesse divine répond aux aspirations de l'homme de l’ère patriarcale (Gn 12, 1-3) : une descendance nombreuse, une terre à soi et une harmonie avec les habitants du monde, tout ce qui fait qu'une vie est vraiment une vie. Ces aspirations existent encore : avoir une famille assurant l'avenir, un enracinement social, avoir son mot à dire dans la cité.
Le patriarche représente une situation de blocage qui reste le lot d’une foule d’humains. Migrant, il n'est rien, il n’existe pas, du point de vue social, économique et politique. Mais, en tant que figure de la foi, il saisit que Dieu veut justement pour lui tout cela qui lui manque et le lui promet. Abraham refuse de s'emparer de ce qu'il n'a pas ou de se consumer de désespoir. Il fait foi en ce Dieu d'une promesse qui ouvre un avenir et il accepte par là que ses aspirations changent de forme au fil des événements.
Tel est le fond de l’espérance pascale. Elle mise sur un Dieu qui fait être ce qui n'est pas et à quoi on aspire pourtant. On dit trop hâtivement que le message de la résurrection est irrecevable dans le monde moderne. Il l’est si nous limitons ce message à l’idée de l’irruption d’un cadavre hors de son cercueil. Tout être humain aspire à la vie et se trouve quelque part entre les aspirations patriarcales primitives et l'espérance d’une participation à la vie du Christ ressuscité. Certains ne sont pas conscients de la trajectoire sur laquelle ils cheminent. D'autres canalisent et affinent leurs aspirations par une expérience spirituelle, spécialement dans les trois religions qui se réclament d'Abraham.

L’enfantement d’un monde nouveau (Romains 8, 18-30)
Le chapitre 8 de la Lettre aux Romains présente un sommet de la pensée de Paul. La première partie souligne le rôle de l’Esprit Saint. Par lui, nous sommes enfants de Dieu, mais dans les peines quotidiennes, constat réaliste qui relance le débat : " J’estime que les souffrances de maintenant sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous " (v. 18). Par trois fois l’apôtre évoque le " gémissement " d’un travail d’enfantement.
Le premier gémissement vient du cosmos (vv. 19-22). Paul établit une solidarité entre l’homme et la création, selon le récit biblique constatant un déréglement (Gn 3, 17-19). L’apôtre est-il écologiste ? Oui, au sens où l’homme a vocation de gérer la création que Dieu lui a confiée. Non, dès qu’un certain écologisme soumet l’homme à la nature comme à une idole. Pour l’animisme, la nature est image de Dieu, et l’homme se soumet à elle. Pour la révélation biblique, c’est l’homme qui est image de Dieu, dans une expérience de libération et de juste gestion du monde (cf. 1 Co 3, 21-23). L’essentiel reste l’espérance. Si le péché pervertit la bonne création de Dieu, alors aussi la rédemption de l’homme entraîne une rédemption de la création, et toujours au bénéfice de l’homme.
Le deuxième gémissement sort des croyants eux-mêmes (vv. 23-25). En nous, l’Esprit atteste que nous sommes vraiment enfants de Dieu. Mais tant que durent nos misères physiques, nous attendons la pleine réalisation de cette filiation, " la rédemption de notre corps ". Nous avons la certitude de notre salut, mais sous le régime de l’espérance qui donne à la foi son humble réalisme, comme l’apôtre essaie de le redéfinir : " Une espérance qui est vue n’est pas une espérance. Car, ce qu’on voit, l’espère-t-on ? Mais si c’est ce que nous ne voyons pas que nous espérons, c’est par la persévérance que nous y aspirons. " Paul joue sur le sens subjectif de l’espérance (tension vers un but) et objectif (ce vers quoi on tend). Si le but nous est encore invisible, cultivons la persévérance (cf. Rm 5, 1-5). Ayant décrit la tension universelle vers la gloire et laissé entendre que les prémices de l’Esprit animent notre espérance (subjective) vers l’espérance (but objectif), Paul va préciser le rôle de l’Esprit.
L’Esprit, en effet, nous assiste de ses gémissements (vv. 26-27). Prier " comme il faut ", c’est prier selon Dieu, selon son plan que précisera la suite. Cet appui s’impose, à cause de la faiblesse de notre état charnel et au fait que nous ne voyons pas ce que nous espérons. Le problème n’est pas comment prier, mais que demander. Selon le Nouveau Testament, la prière est un acte prophétique dans lequel l’Esprit nous révèle comment Dieu nous voit, comment il voit les personnes et les événements. C’est un combat dont la victoire est l’ajustement entre mon vouloir et celui de Dieu : " Abba ! Père, tout est possible pour toi (…), cependant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux " (Mc 14, 36). Selon Lc 11, 13, ce qu’on peut demander de mieux, c’est l’Esprit lui-même.
Paul ajoute un trait original. L’Esprit joint sa voix à notre prière. L’Esprit qui est en nos cœurs (Rm 8, 9) nous fait crier : " Abba ! Père " (8, 15 s.). Dieu voit ce qui est caché, nos cœurs. Il saisit la pensée, l’orientation que l’Esprit donne à notre prière maladroite. Les " gémissements inexprimables " (sans parole) vise " les saints ", consacrés à Dieu. En Rm 1, 7, le terme désigne tous les chrétiens : " appelés saints ". C’est sur cet " appel " que rebondit le verset suivant.
Nous apprenons enfin (vv. 28-30) à quoi l’Esprit collabore : notre conformation au Christ. Depuis l’entrée du péché dans le monde, nous reproduisons l’image d’Adam, " le terreux " (1 Co 15, 28). Mais, dociles à l’Esprit, nous redevenons image de Dieu dans le Ressuscité, notre frère aîné. Ainsi, Dieu nous a connus d’avance, il nous prédestinés à cette conformation, il nous a appelés par l’annonce de l’Évangile, il nous a rendus justes à ses yeux ; il nous a même " glorifiés ". La gloire, présence de Dieu tout en tous, dépend de notre résurrection future. En fait, tous les verbes des versets 29-30 sont au passé. Du point de vue du plan de Dieu, tout est déjà fait, comme s’il avait par avance bloqué au vert tous les feux qui jalonnent notre route vers la gloire. Voilà, dans son ampleur et sa profondeur, l’espérance des chrétiens.

Sagesse, utopie, espérance
Jésus n’a pas révélé une sagesse quotidienne. Elle se prêchait déjà de manière remarquable dans les synagogues, grâce aux scribes d’obédience pharisienne. Il a annoncé le Règne de Dieu (cf. Mc 1, 14-15) qui devait changer le monde, une utopie qu’il ne décrivait qu’à l’aide de paraboles et qui ne pouvait advenir qu’au prix d’une conversion. Les premiers chrétiens comprirent que ce Règne se réaliserait dans une conformation des croyants au Fils de Dieu, ce qui entraînerait une réelle transfiguration de l’univers et une réponse aux aspirations de l’humanité souffrante.
Le succès de la publicité montre que les êtres humains ont besoin de recevoir d’eux-mêmes une image idéale qui transcende la grisaille de leur quotidien. Mais que d’utopies trompeuses menant à la simple évasion du réel ! Entre le rêve, nécessaire, et la réalité, inéluctable, l’espérance chrétienne assure une tension, exprimée par les mots qui lui font cortège : conversion, vigilance, endurance, persévérance.