Accueillir le mystere


Forts dans l’Espérance

Jean Savoie, spiritain


La foi est lumière car elle éclaire la vie des chrétiens d’une clarté nouvelle. La charité est engagement quotidien pouvant conduire au don de toute une vie. L’espérance chrétienne peut se caractériser comme une force surprenante, là où tout porterait au découragement. Le théologien Moltmann écrit : " le christianisme est une espérance… un mouvement en avant et pour cela, il est aussi une révolution et une transformation du présent ".
La réflexion sur l'espérance peut porter sur ce que nous espérons comme chrétiens en plus des attentes historiques des hommes, mais elle peut porter aussi sur les attitudes spirituelles qu’elle nous inspire. Il faut reconnaître que nous avons peu approfondi la spiritualité de l'espérance comme attitude subjective. Essayons de bien relier les dimensions personnelles, sociales et spirituelles de l'espérance, pour mieux entrer dans l’espérance. Voyons d’abord nos aspirations humaines et ensuite comment le mystère chrétien vient les combler, pour vivifier notre existence et nous porter vers Dieu et vers les autres.

La conscience humaine porte aussi sur le futur

Pour vivre une spiritualité dans laquelle l'espérance retrouve sa juste place, il faut nous demander comment notre condition humaine est liée à l’espérance, il nous faut savoir si cette espérance est quelque chose de marginal pour l'homme ou si au contraire elle est profondément enracinée dans notre expérience existentielle et historique.
L'homme est capable d’imaginer et de réaliser son avenir et en même temps il est bien limité par sa condition corporelle. Il est à la fois limité dans le provisoire et ouvert à l'infini. Il se rend compte que son aspiration fondamentale à être toujours plus ne peut être définitivement assouvie dans le présent. De plus, il fait constamment l’expérience de la mort qui le met face à la dernière interrogation qu'il se pose sur lui-même et sur son futur. C'est pourquoi l'appel à l'espérance appartient à la structure même de l'homme, esprit incarné, et au destin de l'humanité et du monde.
L'homme aspire toujours à avoir plus et à être plus. C'est sur cela que s’appuie la poussée de toute l'humanité vers le progrès indéfini et la domination du monde. L'espérance se révèle comme un besoin fondamental de sa conscience personnelle et de sa relation au monde, aux autres et à l'histoire.

Le fondement de l'espérance : utopie et eschatologie

La tension vers un avenir meilleur a fait surgir dans la culture occidentale deux images du futur : l’utopie et l’eschatologie.
L'utopie se présente comme une transcription laïque de l'espérance dans le Royaume ; c'est une désacralisation, une prise de conscience que l'homme peut et doit se suffire à lui-même et que les dieux l’ont abandonné. Cette l'utopie s’avère insuffisante face au fait de la mort individuelle et collective.
Pour le chrétien le non-sens de la mort trouve un sens caché dans les ressources de Dieu ; c'est le contenu de l’eschatologie chrétienne. La pensée chrétienne accueille ce mystère de l’irruption dans notre histoire d’une initiative libre et surprenante de Dieu. Toutes les possibilités de l'existence s'appuient sur la force d'un " don " à recevoir qui échappe à tout pouvoir de domination. Devant la mort l’homme peut se refermer sur un progrès indéfini en ce monde ou bien s'ouvrir à la possibilité d'un avenir absolu et transcendant, en reconnaissant toute l'existence comme un don qui vient de Dieu et qui ne peut donc être conquis mais seulement reçu.
Les promesses de Dieu ne s'identifient pas au contenu des utopies sociales et politiques d’une terre nouvelle. Le christianisme a la mission de provoquer l'étonnement absolu face à un Dieu qui entre dans l'histoire et dans la trame des aventures humaines. C’est là que se fait la rencontre entre l’attente de l'homme et le mystère chrétien.
L’attente chrétienne dépasse toute utopie. Pour qui espère en Christ, il n’y a d'identification possible avec aucune situation acquise ou à venir. Dans les cités de ce monde comme dans celles que projettent les utopies, le chrétien reste toujours un étranger, parce que le futur vers lequel il tend, est un futur transcendant qui vient seulement de la puissance de Dieu.

La force de l'espérance dans l'histoire du salut

Dans la bible, l'histoire du salut n'est pas seulement la communication à l'homme d'un mystère caché, mais aussi la promesse d'un accomplissement définitif de l'homme et du monde. Dans cet esprit, toute la révélation biblique peut être comprise comme l’annonce d’une réalité qui n'est pas encore présente, le salut de Dieu, qui se réalise progressivement. L'espérance se situe entre le don de Dieu qui est déjà là et le don qui n’est pas encore accompli.
L'espérance s’enracine dans les expériences faites par Israël tout au long de son cheminement historique. La puissance de Dieu se révèle peu à peu jusqu'à son accomplissement définitif en Christ mort est ressuscité.
À l'origine d'Israël il y a pas un événement mythique comme pour beaucoup d’autres peuples, mais un événement historique : l'exode de la servitude d'Égypte. Dans cet événement, le peuple hébreu a expérimenté son Dieu comme le Dieu de la promesse et de l'espérance ; et en même temps, il s'est perçu lui-même comme un peuple en chemin. Le régime de la promesse commence avec Abraham. L'espérance prend la forme d'une attente historique : c'est une espérance pour cette vie-ci, pour le peuple comme pour chacun.
Le prophétisme ensuite développe la ligne de l’attente messianique sous l'angle d'un profond renouvellement intérieur (Isaie 11,1-10 ; Jérémie 31, 31-34 ). Les prophètes dénoncent la prétention d'Israël à se construire à lui-même son propre futur. Leur enseignement est eschatologique, dans la mesure où il délogeait Israël de la sécurité fondée sur les actions salvifiques passées et déplaçait les bases du salut en les projetant sur une action future de Dieu. De cette façon, le salut s'universalise et en même temps se spiritualise. L'horizon de la promesse est une attente qui n'est plus marquée par les limites de l'existence, mais ouvert à la nouveauté d'une vie différente, au pouvoir de Dieu.
Le psaume 21 par exemple, dit la grande espérance d’Israël en exil. Il commence par ce cri de détresse que nous connaissons bien : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" Il se termine par ces versets lumineux, pleins d'action de grâce: "Tu seras ma louange dans la grande assemblée", "La terre entière se souviendra et reviendra vers le Seigneur".
Le début en effet rappelle la détresse de l'Exil à Babylone, après la ruine de Jérusalem, les atrocités d'un siège sans merci, le mépris et les ricanements des vainqueurs... Puis le psalmiste évoque les promesses de Dieu et son action en faveur de son peuple, depuis tant de siècles. "Tu m'as répondu ! Et je proclame ton nom devant mes frères, je te loue en pleine assemblée."
Israël peut dire son espérance parce qu’il a vu que Dieu est toujours fidèle. Le Christ sur la croix, a prié avec ce psaume pour dire toute son espérance : "Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné… Tu m’as répondu… Je proclame ton Nom … au peuple qui va naître : voilà ton oeuvre !"
Les derniers siècles du judaïsme ont ajouté un autre approfondissement : c'est le monde entier qui est englobé dans l’espérance de l'histoire humaine. Le saint homme Job, après tant d’épreuves, garde toute son espérance en Dieu :  Je sais que mon rédempteur est vivant : au dernier jour je verrai Dieu  (cf. Job 42,1-6).
Le fondement de la promesse est, pour Israël, la fidélité de Dieu. Connaître Dieu veut dire le reconnaître dans la fidélité historique à ses promesses. Il en anticipe l'accomplissement réel par un grand nombre de préfigurations c'est-à-dire d’utopies réalistes, mais il le fait sans préjudice de sa liberté souveraine. Le motif de cette plus-value constante est que le mystère de Dieu est inépuisable. La promesse toujours plus riche que les faits, permet à Israël de trouver son identité propre et sa continuité en se réappropriant constamment les faits historiques, en les recevant et en les interprétant toujours à nouveau. En outre, elle stimule la liberté de l’homme parce qu'elle exige sa collaboration.
L'intervalle entre la promesse et son plein accomplissement est le temps de l'histoire : oeuvre de l'homme en chemin vers la patrie d'une identité avec lui-même et d'une pleine communion avec l’humanité. Le monde devient le lieu de l'engagement humain, parce que Dieu ne manifestera définitivement son royaume que lorsque l'homme en aura posé les fondements.

La résurrection du Christ, accomplissement des promesses
et promesse d'un avenir nouveau.

La promesse de Dieu est devenue réalité en Jésus Christ : " Nous vous annonçons la bonne nouvelle de la promesse faite à nos pères et que Dieu a accomplie en ressuscitant Jésus, pour nous leurs fils " (actes 13,32 -33). Le don de l'esprit est la confirmation de la promesse réalisée.
Dans toute son existence le Christ nous porte vers notre futur absolu, Dieu lui-même. Le mystère Pascal surtout révèle pleinement la signification eschatologique de son existence. La mort du Christ est l'accomplissement de son don définitif au Père : dans cet acte d'exode de lui-même et de confiance en Dieu, le Christ réalise sa plus haute communion avec son Père. Sa résurrection est le début d'une vie nouvelle non seulement pour lui, mais aussi pour nous, parce que le Christ a été ressuscité par Dieu comme prémices de ceux qui meurent, premier né de beaucoup de frères. En ce sens sa résurrection est à l'origine du kérygme et de l'espérance chrétienne ; en elle, est apparu un facteur nouveau qui ouvre notre monde, enfermé dans la mort et la faute, vers le futur : un futur désormais devenu présent.
La Résurrection du Christ n'est pas un simple accomplissement ; elle est en même temps la promesse d'un nouvel accomplissement à venir : dans la mesure où en elle, la réalisation totale n'est pas encore là mais seulement en germe. Le futur du Christ doit encore venir. Le futur de l'histoire est ainsi le futur du Christ, l'accomplissement dans la gloire de Dieu de la libération totale de l'homme et du monde.
Il y a continuité entre l'ancien et le nouveau testament parce que l’événement du Christ trouve sa place dans une histoire bien définie ; il est l’accomplissement de cette histoire et, en tant que tel, il en révèle la vérité. La Résurrection n'est pas la consommation de toutes choses : elle a mis en route un processus historique dont le but est la destruction de la mort dans la victoire de la vie et dans la réalisation de la justice de Dieu.
La présence dynamique de l'Esprit qui fait tendre les hommes et les choses vers la maturation finale, place le chrétien dans un état d'attente. L'espérance chrétienne n'a pas peur du négatif c'est une espérance crucifiée qui s'ouvre au don de la Résurrection. Elle est médiatisée non pas par la possibilité d'une désillusion, mais pas une désillusion effective : la croix du Christ.
En ce sens elle devient espérance contre toute espérance. La croix du Christ est le signe de l'espérance de Dieu sur la terre pour tous ceux qui vivent à son ombre. Une théologie de l'espérance, à son niveau le plus profond, est une théologie de La croix. La croix du Christ est la forme actuellement présente du Royaume de Dieu sur la terre. Dans le Christ crucifié, c'est le futur de Dieu qui le regarde et bien sûr l’espérance de sa propre résurrection.
Dans le mystère pascal, c'est le sens ultime de l'espérance chrétienne qui fait émergence : elle est en même temps engagement historique et ouverture à l'avenir eschatologique, don de la puissance de Dieu.

La force de l'espérance dans notre vie spirituelle

L'espérance apparaît comme l'une des attitudes fondamentales de l'homme biblique et donc comme l'une des grandes structures de la spiritualité chrétienne. Voyons maintenant son rôle spécifique dans l'ensemble des valeurs qui constituent l'existence chrétienne.
La spiritualité chrétienne doit être avant tout une spiritualité théologale et unifiée. La base de l'existence chrétienne est le don de Dieu essentiellement un et indivisible. De là découle une nécessité de retrouver l'unité foi - espérance - charité pour déterminer la place que l'espérance occupe dans la vie du croyant.
Dans l'existence chrétienne la priorité appartient à la foi, mais l'essentiel est d'espérer. Par la foi l'homme trouve le chemin de la vraie vie, mais l'espérance seule l’y maintient. L'espérance est donc la véritable dimension de la foi : c'est la foi en marche vers son objet d'un Dieu seigneur du futur, dont le nom biblique, Yahvé, signifie : je serai présent comme celui qui sera présent.
Foi et espérance ne peuvent donc pas être juxtaposées, comme si la foi se référait à ce qui est déjà accompli, tandis que l'espérance concernerait uniquement le futur. Aussi bien le présent que le futur du Christ fondent la foi et espérance dans une immanence réciproque. La foi se souvient de la résurrection du Christ comme un événement créateur du futur ; et l’espérance alimente la tension vers le futur en s'appuyant sur le passé réalisé.
L'attitude fondamentale de l'homme face à la Résurrection du Christ comme accomplissement des promesses ne peut être que celle de la foi–espérance, c'est-à-dire d'un abandon courageux à la fidélité de Dieu.
D'autre part la foi–espérance, acte de confiance absolue au Dieu qui sauve par le mystère pascal du Christ, implique le don total de soi à Dieu et aux frères, c'est-à-dire la charité. Faire confiance à Dieu veut dire l’aimer, et l’amour n’est authentiquement accompli que dans les oeuvres. L'espérance chrétienne n'est pas seulement personnelle, mais essentiellement communautaire : elle unit entre eux les chrétiens dans leur relation commune au Christ.
Les rapports de l'espérance avec la charité font mieux percevoir les exigences que comporte la transformation du monde au service de l'homme. L'espérance dans le futur de Dieu est vaine si elle n'inclut pas cette solidarité dans l'action.

Espérance chrétienne et mystère de la mort
La force spirituelle de l'espérance se révèle surtout face à l'énigme fondamentale de toute vie humaine qu’est le mystère de la mort. Derrière toutes les prétentions terrestres se trouve l’échéance inéluctable de la mort.
Le temps acquis et la durée propre à l'homme comme esprit incarné, lui révèlent sa caducité, son être pour la mort. Il oblige l'homme à se réaliser dans les actes répétés de sa liberté. Il existe dans le temps et au-dessus du temps ; il possède la capacité d'une plénitude supra-temporelle et il ne peut la conquérir de lui-même : il peut la recevoir comme un don. L'espérance chrétienne rachète l'homme de la perdition parce qu'elle surmonte le temps qui passe.
La garantie que tout cela a un sens et donc finalement le fondement de la certitude de l'espérance, c'est la foi au Christ mort et ressuscité et le don de l'Esprit. Le temps de l'homme transformé par l'Esprit du Christ participe au temps du Christ. Son orientation vers la plénitude appartient à la nouvelle création, par le don divin de l'Esprit. Le temps de l'humanité rachetée par le Christ est tendu vers la participation à la vie éternelle de Dieu, c'est-à-dire à la plénitude du futur absolu.
Seule l’espérance donne à l'homme la possibilité de vivre la tension présente entre l'insécurité de l'avenir, et la confiance dans la promesse du Dieu qui vient et qui viendra. En ce sens, elle est acceptation anticipée et permanente de la mort, dans l'abandon de l’homme au Dieu qui ressuscite les morts. Ainsi la vie qui se termine devient éternelle, non pas en se continuant elle-même sans limite de temps, mais par son assomption dans le mystère de Dieu.
L'espérance d'un dépassement de la mort libère le chrétien pour une vie opposée à l'égocentrisme, et le pousse à exister pour les autres et à transformer le monde. C'est ainsi que devient évidente à la certitude du futur de Dieu : " nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, si nous aimons nos frères " (1 Jn 3,14)

Espérance chrétienne et libération humaine
Le futur de Dieu est absolument imprévisible : c'est le futur absolu dont l'homme ne peut pas disposer. C'est pour cela que l’espérance met tout d'abord l'homme dans une attitude d'attente. Mais elle ne signifie pas inertie ou désengagement, parce que le Dieu qui viendra est celui-là même qui est déjà venu qui a racheté le monde et l'histoire humaine. L'homme doit donc accepter le risque de sa liberté, assumant sa propre responsabilité historique. L'espérance accepte ce risque, sachant que tout ce qui est accompli dans ce monde ne se dissoudra pas dans la caducité de la mort, mais passera avec l'homme à la vie nouvelle. Par son action, le chrétien se dispose et dispose le monde, à recevoir la grâce du salut à venir ; il prépare et anticipe la manifestation définitive de Dieu en Christ.
La vocation chrétienne est celle d’un amour créatif vécu concrètement à l'intérieur de la réalité historico-sociale telle qu'elle est. L'espérance pousse l'homme à se donner. Mais surtout elle alimente en lui le sens de la contemplation et de la gratitude pour ce qu'il a déjà reçu.
La démarche pratique à laquelle l'espérance ouvre l'homme doit déboucher sur la prière. Nous ne pouvons nous approcher de Dieu que si, au-delà de tous nos problèmes, demeure en nous un espace libre pour ce que sa volonté a d'inattendu ; tous les programmes, les prévisions et les calculs sont toujours tenus en suspicion par ses appels qui nous parviennent, et les dépasse toujours. Ce n'est que dans cette disponibilité résolue à toujours obéir que le chrétien peut revendiquer le mot " amour " pour sa vie et son action. Autrement son attitude et son engagement ne dépasseraient pas le niveau d'un engagement humain moyen.
L’espérance anticipe le Royaume à venir.
Vivre sous la Seigneurie de Dieu, manifestée dans la Résurrection du Christ, signifie vivre comme des immigrés toujours prêts à partir. C'est pour cela que le Christ inaugure le temps de la mission. L'espérance devient une attitude active, nourrie par le courage et la force d'âme, qui alimentent la résistance dans la souffrance et la tension dans la lutte. Le chrétien est ainsi appelé à vivre son engagement au cœur du monde, non pas pour qu’il demeure ce qu’il est, mais pour qu'il se transforme et devienne ce qu’il est promis à devenir.