Signes et témoins


L’ESPERANCE DE F. LIBERMANN

P. Arsène Aubert, spiritain


Le P. François Libermann (1802-1852) est un témoin de l’espérance chrétienne. Il aurait pu écrire comme le théologien  J. Moingt :
" Dieu survient, il se révèle par surprise. Il s’agit moins de partir à sa recherche que de le laisser venir à nous, mais à la condition de ne pas s’enfermer en soi, d’épier ce qui se produit de nouveau dans l’histoire aussi bien que de se laisser déconcerter par le plus quotidien. "
F. Libermann dit souvent : Dieu vient " à l’improviste ", il faut le " laisser faire ", " le laisser agir " ou " attendre le moment de Dieu " et discerner les signes même inattendus de son action, car " il dispose tout avec force et douceur ". Pour lui, l’espérance consiste à vivre le mystère pascal de Jésus, folie pour les hommes mais sagesse pour Dieu.

L’espérance chrétienne dit plus que l’espoir de restaurer une situation compromise, ou de réparer un échec, ou d’obtenir la réalisation de nos possibilités. Il y a entre l’espoir humain et l’espérance chrétienne la même différence qu’entre la résurrection de Lazare revenu à la vie et celle de Jésus entré dans la gloire de Dieu ! L’espérance chrétienne vise une nouveauté créée par Dieu sans mesure avec ce que l’on pensait possible. Elle ouvre un avenir inattendu : " Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment " (1 Cor 2,9). Cet avenir fait connaître Dieu d’une manière nouvelle.

Vers la fin de sa vie, Libermann écrit : " Je n’ai jamais pu réaliser un plan que j’ai rêvé ; j’ai toujours réalisé, comme par enchantement, au milieu des croix et des souffrances, il est vrai, tout ce qui nous était amené providentiellement. " Voilà son espérance : elle n’est pas la réalisation d’un plan rêvé, elle est vécue dans l’épreuve et l’inattendu, elle s’appuie sur ce que la Providence dispose sur notre chemin. C’est ainsi que F. Libermann a vécu les trois étapes de son œuvre missionnaire : la fondation des missionnaires du Saint-Cœur de Marie, l’envoi des missionnaires en Afrique, et l’entrée de sa société dans la congrégation du Saint-Esprit. L’historien explique ces étapes par un heureux concours de circonstances ; mais pour Libermann c’est l’œuvre de Dieu qui, sans rien de merveilleux ni d’extraordinaire (miracles, visions, apparitions), sait se servir d’événements ordinaires pour faire œuvre extraordinaire. " Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment " (Rom 8,28).

La fondation des Missionnaires
du Saint-Cœur de Marie (1839-1841)
La fondation d’une société missionnaire pour les Noirs s’insère dans le contexte de l’époque. En 1839, l’esclavage existe encore dans les colonies françaises, régi par le terrible Code Noir. Nous n’imaginons pas aujourd’hui l’extrême misère des esclaves, achetés et vendus comme des biens meubles, soumis aux mutilations physiques, presque abandonnés par les prêtres. La France souhaite alors l’abolition de l’esclavage, V. Schoelcher réclame une abolition immédiate, le gouvernement veut la préparer par une " campagne de moralisation " des noirs et cherche des prêtres, des sœurs et des frères pour y participer.
Mais que d’imprévus dans la naissance de cette société missionnaire ! En mars1839, deux séminaristes, F. Le Vavasseur et E. Tisserant, projetant une association de prêtres pour les noirs, demandent l’aide spirituelle de Libermann mais pas son entrée dans l’association puisque l’épilepsie l’empêche d’être prêtre. Il les encourage et s’interroge : les difficultés décourageront ces séminaristes généreux, un appel intérieur le pousse à se joindre à eux, mais c’est folie à cause de sa maladie ; en décembre 1839 il quitte Rennes pour aller présenter le projet au pape, ce départ est une agonie. Rome encourage le projet et recommande à Libermann de trouver un évêque qui accepte de l’ordonner prêtre, réponse embarrassante puisque la maladie l’a jusqu’alors arrêté sur le chemin du sacerdoce. Au retour d’un pèlerinage à Lorette, il apprend qu’un évêque à Strasbourg accepte de l’ordonner. Il part à Strasbourg, il loue une maison pour l’œuvre, il est ordonné diacre le 10 août 1841. Entre temps, un prêtre à Paris pousse F. Le Vavasseur à prendre la direction de l’œuvre sous la protection de l’évêque de l’île Maurice et à commencer l’œuvre à Amiens avec l’accord de l’évêque d’Amiens. Le Vavasseur invite Libermann à Amiens pour s’occuper du noviciat des missionnaires, le laissant diriger la société ! L’évêque d’Amiens ordonne Libermann prêtre dans sa chapelle privée devant un seul témoin ! Mais F. Le Vavasseur conteste la formation donnée par Libermann, quitte le noviciat, puis se réconcilie avec le P. Libermann et repart dans son pays, La Réunion !
Cette fondation montre l’espérance de Libermann devenu fondateur de manière imprévisible. Pour lui, tout a été suspendu à l’action de Dieu qui, de façon inattendue quoique apparemment ordinaire, lève les obstacles, conduit son projet à travers bien des épreuves jusqu’à le mettre en œuvre de façon imprévue.

L’envoi des missionnaires en Afrique (1842-1846)

La société des Missionnaires du Saint-Cœur de Marie, née en septembre 1841, attire des vocations pour les Noirs. Mais Libermann se heurte à de graves difficultés pour leur envoyer ses missionnaires. Le P. Laval est seul à l’île Maurice, l’Angleterre n’acceptant pas d’autres prêtres français. M. Tisserant ne reste que quelques mois en Haïti à cause des troubles politiques. Le Supérieur du Séminaire du Saint-Esprit, M. Fourdinier, a le monopole de présenter les prêtres pour les colonies françaises et refuse ceux de Libermann. Celui-ci confie à M. Desgenettes, curé de Notre-Dame des Victoires : " Nous sommes bien embarrassés. La terre nous manque. - Comment, me répondîtes-vous, vous n'avez pas d'argent ? - Oh ! Non ; ce n'est pas cela, la Sainte Vierge ne nous en laisse jamais manquer; mais nous ne savons où aller, toutes les portes se ferment. "
Mgr Barron, vicaire apostolique des Deux-Guinées (Côte Ouest d’Afrique), cherche des missionnaires. M. Desgenettes le met en relation avec F. Libermann heureux de cette ouverture sur une région d’Afrique qui ne dépend pas de M. Fourdinier. Libermann signe une " convention " avec le Ministère de la Marine pour le transport des missionnaires, l’assistance médicale et une modeste subvention. Mais le départ se fait à la mauvaise saison et les missionnaires meurent victimes de leur ignorance du climat et des précautions à prendre.
Il confie à Mère Javouhey : " Il faut que je vous fasse part d'une grande épreuve que la divine Providence nous envoie au sujet de notre pauvre Guinée... C'est une grande catastrophe. Dieu l'a voulu ; que son saint nom soit béni ! … Tout dans cette affaire m'est incompréhensible et me fait voir le doigt de Dieu... Je n'ai donc qu'à adorer la divine Providence dans le coup terrible qu'elle porte à cette pauvre mission. Il me semble cependant que ce fut par la divine volonté que j'entrepris cette œuvre... Je suis donc toujours décidé à poursuivre mon dessein et à travailler pour le salut de ce pays; mais il faut y travailler de manière à pouvoir espérer du succès. Je ne puis envoyer d'excellents missionnaires à la boucherie, et cela, sans qu'ils puissent seulement commencer le travail. "
Il écrit à M. Le Vavasseur : " Il nous arrive de grands malheurs en Guinée. Les coups que Notre Seigneur nous y a portés sont trop forts pour qu’on n’y voie pas un acte extraordinaire de sa divine Providence… Je suis convaincu de cela, et mon âme est dans une parfaite confiance et un parfait repos devant Dieu, bien que mon cœur soit percé de sept douleurs, comme celui de notre sainte Mère, si je dois aider à sauver ce vaste pays délaissé… Mon désir pour le salut de ces vastes contrées est plus violent que jamais, et je suis bien décidé, par la grâce, à ne jamais abandonner ces pauvres peuples, à moins que la divine Volonté ne se manifeste là-dessus et montre que je ne dois plus m’en occuper, ce que je ne pense pas. "

La réaction de F. Libermann montre son espérance. Il ne voile pas sa souffrance : il nous arrive de grands malheurs, c’est un coup terrible. Il vérifie son expérience : ce fut par la divine volonté que j’entrepris cette œuvre. Il cherche le mystérieux dessein de Dieu à travers ces épreuves, cet acte extraordinaire de sa divine Providence, tout est incompréhensible et me fait voir le doigt de Dieu. Il va revoir et adapter le projet initial : je suis bien décidé à travailler pour le salut de ce pays de manière à pouvoir espérer du succès, je suis bien décidé à ne jamais abandonner ces pauvres peuples. Il se soumet à Dieu : mon âme est dans une parfaite confiance et un parfait repos devant Dieu, avec Marie devant son Fils crucifié : mon cœur est percé de sept douleurs comme celui de notre sainte Mère.
F. Libermann face à l’épilepsie a vécu l’espérance comme l’abandon à la volonté de Dieu. Face à l’échec de ses missionnaires, son espérance devient une disponibilité active au projet de Dieu, cherchant les signes de ce nouveau projet de Dieu, attendant le moment de Dieu, ce que Dieu est en train de faire par des moyens imprévus. L’échec de Guinée conduira peu à peu Libermann à penser que Dieu veut une Eglise enracinée dans le sol africain, avec ses évêques et un clergé originaire du pays. Libermann s’informera sur les circonstances, se servira des événements pour préciser son projet et le mettre en œuvre. En 1846, il présente à Rome un Mémoire qui, s’appuyant sur des idées d’un ami, Mgr Luquet, reprises par le pape dans une encyclique, servira de repère pour l’évangélisation de l’Afrique au 19e siècle.

La société de Libermann
entre dans la Congrégation du Saint-Esprit (1848)

Dès 1840, on a conseillé à Libermann et à ses amis de se joindre au Séminaire du Saint-Esprit chargé de fournir des prêtres pour les colonies. Des contacts sont pris sans succès, car Libermann tient à la vie de communauté, à la pratique de la pauvreté et à la disponibilité pour " les âmes abandonnées " même hors des Colonies françaises.
M. Fourdinier, supérieur du Séminaire du Saint-Esprit, " fera tout pour nous écraser ", dit Libermann à Mère Javouhey. A la mort de M. Fourdinier (05/01/1845), le Nonce et le Ministère de la Marine envisagent de confier le Séminaire du Saint-Esprit à M. Libermann qui voit les avantages de cette solution mais la craint : " Cette réunion des deux Congrégations aurait de grands avantages d'un côté, et présenterait des difficultés d'un autre côté. Cela nous donnerait du fil à retordre. Ne cherchons que la gloire de notre Maître. Tant que son œuvre prospère, avançons. S’il ne résulte de cette union que de la douleur pour nous, baissons nos épaules et chargeons-nous du fardeau, pourvu que la réunion avance l’œuvre de Dieu. Si l’œuvre de Dieu devait être arrêtée, entravée, reculons, quelque puisse être l’avantage qui en résulterait. "
Après la Révolution de 1848, l’abolition de l’esclavage est votée le 27 avril. Le Séminaire du Saint-Esprit risque d’être supprimé. Les représentants de la Congrégation du Saint-Esprit et des Missionnaires du Saint-Cœur de Marie décident de s’unir. Le Pape Pie IX approuve l’union (10/09/1848) mais la décision romaine précise : " La Congrégation qui porte le titre du Très-Saint Cœur de la Bienheureuse Vierge Marie cessant à partir de maintenant d'exister, les Membres et les Associés de cet Institut (sont) agrégés à la Congrégation du Saint-Esprit ". Ainsi, alors qu’on demandait la réunion des deux sociétés, Rome décide la suppression de celle de Libermann et l’entrée de ses membres dans la congrégation du Saint-Esprit !
M. Libermann assume l’héritage spiritain. Il s’emploie à faire créer les évêchés dans les colonies, à proposer les nouveaux évêques, à réformer le Séminaire du Saint-Esprit, à adapter la règle de vie à la nouvelle situation. Tout cela se fait au milieu de graves difficultés.
D’abord sa santé de plus en plus fragile le contraint souvent à une semaine, voire plusieurs mois, de repos. Comment ce malade fait face à tant de travail ? En allant droit à l’essentiel, à ce que Dieu demande au jour le jour !
Ensuite les anciens missionnaires du Saint-Cœur de Marie sont réticents à cette " fusion ", ceux qui vivent dans les colonies supportent mal d’être assimilés aux Spiritains accusés de complicité avec les anciens maîtres d’esclaves, et ceux qui sont en Afrique trouvent que la congrégation fait trop pour les Colonies au détriment de l’Afrique.
Enfin l’Archevêché de Paris, gallican, voudrait avoir l’autorité sur les missions. F. Libermann reconnaît l’autorité de l’Archevêque pour les œuvres de la congrégation dans son diocèse, mais, dans les missions, veut ne dépendre que de Rome. Un bienfaiteur offre un château à Libermann qui en aurait fait une maison de formation ; l’Archevêque met comme condition une sorte de tutelle sur la congrégation ; Libermann renonce au don.
Dans ce contexte semé d’embûches, F. Libermann ne cesse d’appeler ses missionnaires à l’union dans la congrégation et à la sainteté. Ne pouvant les visiter en Afrique, il leur écrit ses Instructions aux Missionnaires. On y trouve une nouvelle forme de son espérance : l’union pratique à Dieu dans la pratique habituelle de sa volonté en faisant ce qu’Il demande. Le modèle de cette union pratique, c’est Jésus : " Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie " (Jn 20,21).
" On n’est pas absorbé en Dieu, mais on y revient sans cesse, sans aucun travail et comme instinctivement, durant ses occupations, de telle sorte qu’on ne peut s’empêcher de penser fréquemment à Dieu, comme un ami pense fréquemment à celui qu’il aime. "

Et nous ?
Guettés par le découragement, nous cherchons des motifs d’espérer, nous échafaudons des projets, parfois nous sacrifions des exigences évangéliques pour nous adapter au monde.
F. Libermann montre un chemin d’espérance dans sa fidélité active à la mystérieuse volonté de Dieu. Ne pourrions-nous nous appliquer ce qu’il écrivait à M. Le Vavasseur : " Les secours extraordinaires sont pour les missions dans un ordre commun, aussi bien que le secours ordinaire dans les œuvres de nos contrées. Celui qui y compte ne tente pas Dieu ; il le tente aussi peu que celui qui, dans nos pays, le tente après avoir pris les mesures de prudence qu’on prend ordinairement. Si ensuite la divine Providence ne donne pas ce secours extraordinaire, il ne faut pas se désespérer au premier moment, il faut prier, patienter et espérer. " Dans une situation extraordinaire, humainement impossible à surmonter, on peut, sans tenter Dieu, compter sur son secours extraordinaire pour être fidèle à ses projets si imprévus. Conduite avec de faibles moyens, l’œuvre missionnaire de F. Libermann n’est-elle pas un signe extraordinaire de son espérance ?