"Ancien navigateur, M. Pierre avait sillonné bien des mers ! Ses nombreuses absences l'avaient éloigné de son épouse et de leur fille. Vieilli, il sollicita son entrée dans l'une de nos maisons de France. Il y vécut une quinzaine d'années. Discret et réservé, il était très attaché à l'ambiance familiale qu'il y trouva. Il aimait converser avec l'un des prêtres résidents. Croyant, il ne pratiquait pas, n'allant à la chapelle que pour les obsèques des
"Monsieur Pierre était rayonnant de paix tandis que Madame ne le quittait pas des yeux avec, sur son visage, une expression d'infinie tendresse… Jusqu'à la nuit, elle resta près du lit du mourant personnes âgées de la maison ou lorsqu'une messe était célébrée pour les parents défunts des Petites Sœurs.
"Sa fille, qui habitait à une vingtaine de kilomètres, avait renoué avec son vieux père, à l'insu de sa mère demeurant avec elle.
"M. Pierre était soigné depuis des années pour une artérite des membres inférieurs. Son état s'aggrava subitement ; il dut être hospitalisé d'urgence. Son mauvais état général et cardiaque ne permettait pas l'amputation, malgré la gangrène menaçante. Sans illusion sur son état, il demanda à sa fille de signer une décharge pour lui permettre de rentrer "chez lui", à "Ma Maison". Dès son retour, il exprima son désir que l'on prévienne son épouse, suppliant que l'on veuille bien intervenir auprès d'elle, ce qui fut fait par l'intermédiaire de sa fille.
"Le malade sommeillait lorsqu'on vint le prévenir de la visite désirée. Soutenue par sa fille, son épouse s'approche de son lit. En nous retirant pour les laisser seuls tous deux, nous la vîmes se pencher de sa petite taille sur le visage de son mari, douloureux et tendu par l'émotion, et le caresser de ses deux mains en lui disant : "Mon petit, mon petit !" Lui-même fit alors effort pour entourer de ses bras les épaules de son épouse…. Après un long moment, leur fille entra, très émue. Son père, tenant la main de sa mère, demanda à voir son ami, le prêtre résident, pour "se réconcilier avec Dieu après l'avoir fait avec son épouse". Il demanda le sacrement des malades et exprima le désir de communier avec sa femme. Le prêtre leur partagea la même hostie
Monsieur Pierre était rayonnant de paix tandis que son épouse ne le quittait pas des yeux, avec sur son visage une expression d'infinie tendresse… Jusqu'à la nuit, elle resta près du lit du mourant, avec sa fille et la Petite Sœur qui le soignait, priant ensemble ou silencieusement. Elle continuait de caresser le visage et les mains de son mari qui, malgré la souffrance, continuait lui aussi à sourire. Il balbutiait : "Je suis heureux comme un enfant". Puis il s'endormit paisiblement. Son épouse le quitta vers 21 heures. Sa fille et la Petite Sœur restèrent à son chevet. Lucide jusqu'au bout, il remercia sa fille pour ses visites et sa démarche auprès de sa mère ; la Petite Sœur, pour toute l'amitié et l'affection trouvées à "Ma Maison" et, d'une voix de plus en plus faible, dit sa joie de partir réconcilié avec les siens et avec Dieu, certain de sa Miséricorde… Puis il s'endormit pour s'éveiller doucement en Dieu, le matin. Lui, le marin qui avait tant aimé les lointains infinis des océans, arrivait enfin au port éternel!"
Le partage de leurs richesses
"J'ai tant reçu de mes quatre grands-parents" écrivait dans le Journal "La Croix", du 11 décembre 2002, Mgr Benoît Rivière, évêque auxiliaire de Marseille, petit-fils par sa mère d'Edmond et de Marie Michelet.
Combien d'entre nous pourraient reprendre à leur compte cette confidence, en dépassant le cercle familial pour l'étendre à bien des personnes âgées !
Voici le témoignage donné par une jeune, dans l'une de nos maisons du Midi, lors du Jubilé des personnes âgées, le 17 septembre 2000.
"Au début de l'été, j'ai perdu à quinze jours d'intervalle un grand-père et une grand-mère. L'amour qui nous unissait, c'était aussi une amitié, une complicité. Avec eux j'ai appris, au fil des ans, le sens de l'Histoire, des traditions, de la famille. Eux seuls savaient reconnaître, sur les photos jaunies, tous nos ancêtres, et nous raconter ces petites histoires qui font de notre famille une famille unique. Plus tard, j'ai appris avec eux la patience : savoir les attendre, les écouter, les soulager. Car avec le temps est venue la souffrance, et j'ai alors appris à souffrir pour eux, avec eux. Ils m'ont enseigné, en ces derniers jours de leur vie, la lutte, la sérénité, la confiance, le courage. Ils m'ont appris le dépassement de soi, pour ceux qui restent.
"C'est avec tous ceux-là, oui, avec vous tous présents aujourd'hui, que je mesure combien ce que vous nous apportez est grand, chers résidents de "Ma Maison", vous et tous ceux de votre génération qui n'ont pas la chance d'être ici.
"Je voudrais tout simplement vous dire merci de l'exemple que vous nous donnez, merci de ce que vous faites pour nous !"
Dans sa "Lettre aux Personnes Agées" du 1er octobre 1999, le Pape Jean-Paul II a écrit que "le temps de la vieillesse a son rôle à jouer dans le processus de maturation progressive de l'être humain en marche vers l'éternité. De cette maturation, tout le groupe social auquel appartient la personne âgée ne pourra que tirer profit (n° 10).
"Les personnes âgées aident à prendre tous les événements d'ici-bas avec plus de sagesse, car les vicissitudes les ont dotées d'expérience et de maturité… Nous connaissons tous des exemples éloquents de vieillards d'une jeunesse et d'une vigueur d'esprit surprenantes. Celui qui s'en approche est stimulé par leur exemple. Puisse la société valoriser pleinement les personnes âgées, qui, dans certaines régions du monde – je pense en particulier à l'Afrique -, sont estimées à bon droit comme des 'bibliothèques vivantes' de sagesse, des gardiennes d'un patrimoine inestimable de témoignages humains et spirituels." (n° 12)
Une Petite Sœur ne peut que souscrire à ces paroles et aux témoignages qui les précèdent. Nous avons toutes tellement reçu des personnes âgées ! Avec Jeanne Jugan, nous pouvons redire que "notre bonheur, c'est d'être une Petite Sœur des Pauvres", bonheur réel malgré les difficultés et fatigues inhérentes au service concret de l'hospitalité.
Comme les autres âges de la vie, la vieillesse a ses richesses, ses valeurs, son dynamisme propres. Les mettre en lumière, les développer, éveiller la responsabilité et la collaboration de tous, est l'un de nos objectifs, partagé par les bénévoles de "Ma Maison" et, à des niveaux divers, les membres d'un personnel aujourd'hui indispensable.
Jusqu'au bout de la route
"Nous sommes heureuses de partager entre nous la veille des mourants, afin de ne jamais les laisser seuls. Cette préparation de leur âme à l'éternelle rencontre est le sommet de notre action apostolique. Elle nous associe au mystère de l'agonie du Sauveur." (Const., Art. 101)."
Toute Petite Sœur a vu souvent mourir. S'y habituer serait la pire chose. Mais pour ceux et celles qui vivent avec les personnes âgées, qui ont reçu mission et grâce de les accompagner jusqu'au seuil de la mort, celle-ci a perdu son caractère "tabou". A l'instar de la naissance, et plus qu'elle, la mort est perçue comme le grand événement, l'acte sacré d'une existence humaine, son terme, son achèvement terrestre.
Permettre aux aînés de vivre à plein et sereinement leur vieillesse, c'est leur faciliter l'acceptation de la mort. Les aider à se réconcilier avec la vie – leur vie présente, leur vie passée, ses joies et ses peines, ses échecs et ses réussites, sa grâce et son péché – c'est déjà les aider à se réconcilier avec la mort.
Loin d'augmenter l'angoisse, la familiarité avec la mort l'apaise. Toute personne âgée porte en elle cette inquiétude, exprimée ou non, du dernier passage. Le fait de savoir que "Ma Maison" sera la leur jusqu'à la mort est source d'authentique sécurité. Etre témoin ensuite de la façon dont les mourants sont veillés, entourés de soins, d'attention et de prière, les apaise profondément. "Quand ce sera mon tour, je voudrais que cela se passe de même. Maintenant, je n'ai plus peur!" De telles confidences ne sont pas rares après un décès à "Ma Maison" et, plus qu'un sentiment de tristesse, c'est une paix et une espérance renouvelées qui suivent habituellement le départ d'un résident.
L'accompagnement jusqu'au bout suppose parfois un patient et long cheminement avec ceux et celles qui voient venir la mort de loin et s'y refusent… avant d'être vaincus par elle. Car il existe des cheminements douloureux où nous sommes confrontées à notre impuissance et où la seule action est d'être là, offrant cette impuissance même pour celui qui s'en va.
Plus souvent nous sommes témoins de morts paisibles. Il nous est aussi donné de "vivre" certaines morts marquées d'une telle plénitude que l'action de grâces jaillit spontanément de nos cœurs.
Face aux mourants l'essentiel n'est-il pas la "présence" ? Présence fraternelle, aimante, infiniment respectueuse, qui saura trouver les moyens d'atténuer la souffrance physique, d'apaiser l'angoisse, d'accompagner jusqu'au bout, silencieusement, sans dérobade devant les questions que le mourant porte au fond de lui-même et qu'il exprimera peut-être à ceux qui l'assistent. Une présence chrétienne qui rejoint le baptisé, le croyant, dans ses aspirations les plus profondes. Une présence de vérité près de l'incroyant qui attend peut-être de nous le réconfort de notre propre espérance, la promesse de notre prière ou tout simplement notre silence.
"Jésus, visage de la tendresse de Dieu"
Récemment, une de nos communautés avait choisi de porter sa réflexion et son effort sur "l'hospitalité", cette hospitalité envers les personnes âgées à laquelle nous nous engageons par un quatrième vœu. Voici la contribution apportée, sous forme de prière, par une Petite Sœur, âgée de 86 ans.
"Seigneur Jésus, au cours de ta vie terrestre, tu as été le Visage de la tendresse de Dieu. Maintenant que tu t'es rendu invisible, c'est à nous, tes petites sœurs, de montrer ton Visage d'humilité, de gentillesse et de bonté…
"Apprends-nous à être le sourire de ta cordialité car, à travers moi, à travers nous, c'est Toi que les personnes âgées peuvent rencontrer.
"Seigneur Jésus, ne reste pas caché au-dedans de moi. Inspire-nous l'attitude à prendre, les paroles à dire, le silence à observer, l'écoute des autres.
"Habite-nous, Seigneur Jésus !
"Efface-nous en Toi !
"Rends-nous transparents de ta présence !"
Une Petite Sœur des Pauvres