Signes et témoins

Soins palliatifs, expression de respect et d'affection

Simone Verchère, Xavière

Simone Verchère est une Sœur Xavière, responsable du Service des Bénévoles à la Maison Médicale Jeanne-Garnier à PARIS. Elle nous présente ici l’esprit dans lequel se vivent les soins palliatifs dont elle s’occupe particulièrement. Peut-être faut-il d'abord définir rapidement ce que sont les soins palliatifs. L'intuition en revient sans doute à Madame Jeanne Garnier, à Lyon, dès 1842 ; ils veulent témoigner que l'être humain, même atteint de maladie grave et sans espoir de guérison, reste une personne à part entière jusqu'au bout de son existence. "Leur objectif est de soulager les douleurs physiques ainsi que les autres symptômes, et de prendre en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle… Les soins palliatifs et l'accompagnement considèrent le malade comme un être vivant et la mort comme un processus naturel. Ceux qui les dispensent cherchent à éviter les investigations et les traitements déraisonnables. Ils se refusent à provoquer intentionnellement la mort. Ils s'efforcent de préserver la meilleure qualité de vie possible jusqu'au décès et proposent un soutien aux proches en deuil…"

Il me semble intéressant que cette réflexion entre dans un numéro consacré à la tendresse de Dieu, manifestée dans le Christ. Le Christ semblable au Père et pourtant différent et unique. Le Christ, Dieu fait homme et aimant les hommes jusqu'à donner sa vie pour eux ; bien que recevant d'eux sa mort, il s'offre afin qu'ils se découvrent porteurs d'une Vie qui les dépasse et qui ne finit pas. Le Christ qui reste sans cesse à la disposition du Père, amoureusement, en allant à la rencontre des plus petits pour leur manifester leur grandeur, en réinsérant ceux que la société a exclu. Car il n'est pas de tendresse possible sans rencontre, sans accueil de l'autre différent ; et l'autre découvre qu'il est aimable et que sa différence est une richesse à partager !

Or la personne qui arrive à la fin de sa vie est cet autre qui espère un regard d'amour bienveillant. Pourtant elle vient nous déranger dans nos sensibilités et notre échelle de valeurs ; elle ne répond plus à la "norme" de la société. L'homme "normal", en effet, celui qu'a fabriqué notre monde de consommation et de concurrence, n'est-ce pas celui qui est jeune, beau, en pleine santé, attractif, efficace, productif, utile ? Et nous pourrions continuer la liste… S'il ne l'est pas, il doit chercher à le devenir ! La personne malade ou affaiblie par un handicap, elle, ne rentre plus dans toutes ces catégories. A plus forte raison celle qui est en fin de vie. Elle est donc socialement différente, et c'est visible de surcroît ! De même que la personne âgée ne redeviendra plus jamais jeune, celle dont la maladie évolue inexorablement ne peut plus espérer être productive comme elle l'a sans doute été. Sa présence même est une interrogation pour celui ou celle qui se prend au jeu de l'apparence. La regarder en face, vivre avec elle en continuant à la considérer comme un frère, une sœur, comme un être humain semblable à soi suppose sans doute tout un chemin de conversion intérieure pour atteindre la vérité même de son être. Car celui ou celle qui est témoin d'une vie qui s'achève, s'il se veut proche de celui qui accomplit sa vie comme le sculpteur donnant un dernier coup de ciseau à son œuvre, ne peut pas demeurer sans se poser des questions essentielles : Qui suis-je, moi, appelé aussi à traverser la mort un jour, sans en connaître l'heure ? Pourquoi la souffrance de l'autre me touche-t-elle ? Qu'est-ce que cet autre vient me révéler et que je n'ai peut-être pas très envie d'entendre ? En quoi sa rencontre va-t-elle me transformer ? Car toute rencontre est un risque à prendre… Me vient à l'esprit la parabole du Bon Samaritain : de qui suis-je le prochain ?

L'affaire de Mantes-la-Jolie ces dernières années, le décès provoqué de Vincent Humbert cet automne, la question sans cesse reposée de l'euthanasie avec tous les remous qu'elle suscite et le risque de banalisation qu'une loi pourrait engendrer, ont le mérite –sans toutefois nous autoriser à juger quiconque- de nous obliger à la réflexion : qu'est-ce que l'homme ? a-t-on le droit de donner la mort à son prochain ? "Oui", disent certains, si sa vie n'est plus jugée "digne" d'être vécue. Est-ce à dire qu'il ne fait plus partie des humains à partir du moment où il ne jouit plus de toutes ses facultés ? Si je le décide ainsi, en effet, je suis dispensé de me poser plus de questions et de faire l'effort de la rencontre ! Mais il y va de ma responsabilité et non de la dignité de celui qui souffre, car la dignité ne peut ni s'acquérir ni se perdre. "L'homme souffrant n'est pas réduit à sa souffrance –écrivait Bernard Matray, alors responsable du département d'éthique biomédicale du Centre Sèvres à Paris. Il revendique, sauf désespoir ou dépression profonde, une reconnaissance de lui-même comme personne, inentamée pour l'essentiel, toujours vivante et traversée par le désir de l'autre… Dans l'homme souffrant, une source intérieure ne tarit pas. Pour l'accompagnant, il reste à en percevoir le murmure, presque imperceptible dans la tourmente."

En fait, qu'est-ce qui caractérise un être humain ? La parole, certes, comme expression libre de la pensée. Mais aussi toute possibilité d'entrer en relation, d'être en relation avec d'autres, de mettre les autres en relation. Un geste, un sourire, un soupir, une larme … Il est fréquent de constater combien la présence d'un être cher, malade, induit parmi les proches une relation particulière. Les conflits sont exacerbés parfois, souvent les liens se resserrent. Jamais les proches ne restent indifférents. Non, un corps malade, si déformé soit-il, n'enlève rien à l'humanité de quelqu'un. Une fin de vie ne doit pas occulter la vie. Le seul fait d'exister - les Droits de l'Homme l'affirment - rend "digne" l'être humain, et cette dignité ne peut être rendue caduque par des circonstances extérieures telles que la maladie ou un accident, elle est intrinsèque à l'homme. Si quelqu'un devient indigne, c'est-à-dire in-humain, refusant toute relation, c'est du seul fait de sa liberté ; et nous savons bien que ce n'est jamais irrévocable : un lien coupé volontairement peut souvent être restauré. Par contre, celui qui refuse de reconnaître à quelqu'un le droit de vivre jusqu'au bout ou qui l'incite à mettre un point final à ce qu'il vit parce qu'il ne reconnaît plus en l'être souffrant un être humain, n'est-ce pas lui qui se rend indigne, indigne de relation ? Peut-être n'est-ce pas inutile de se poser la question…

Les soins palliatifs, eux, permettent aux personnes qui en bénéficient, soulagées autant que possible, d'être reconnues jusqu'au bout dans leur dignité. L'accompagnant lui-même, qu'il soit professionnel ou bénévole ou encore de la famille, peut découvrir la profondeur de l'homme dépouillé d'un certain nombre de ses attraits extérieurs. La personne est au centre, avec tout ce qu'elle est : son histoire, sa personnalité, ses convictions, sa vie affective ... sur lesquels est venue se greffer la maladie qui ne peut plus guérir. Le plus grand honneur que l'on puisse lui faire, c'est de la "considérer", de la regarder pour ce qu'elle est tout simplement : un être humain, un vivant ouvert à la relation, capable encore de responsabilité. Donc capable de désirer, d'accueillir ou de refuser des soins, une visite, un accompagnement. Certes, la regarder en face, cheminer avec elle n'est pas facile toujours ! On comprend bien la tentation de faire mourir l'autre parce qu'il dérange notre confort intérieur. Mais ne nous trompons pas de cible : le malade n'est peut-être pas celui que l'on croit ! La blessure se lit dans le regard de celui ou celle qui ne peut supporter la défiguration de celui qui souffre et qui pourtant demande à être aimé ainsi. Remettre en cause sa propre échelle de valeurs demande du courage, il est vrai. Par contre, supprimer quelqu'un parce qu'il est défiguré, anéanti, voire parce qu'il le demande, c'est selon moi blesser l'humanité tout entière. Nous sommes solidaires dans notre humanité. Inversement, "accompagner quelqu'un qui, apparemment, a beaucoup de mal à entrer en relation et à faire signe, c'est encore lui donner consistance au sein des relations humaines" dit Mgr ROUET. Et il ajoute : "c'est fournir une image, dans notre histoire, de la révélation du Dieu incarné".

Un accompagnement est d'abord une attitude de respect total, d'accueil de ce qu'est l'autre sans avoir de projet sur lui, un accueil inconditionnel fait de bienveillance, d'écoute, de présence attentive, souvent silencieuse. Accompagner, c'est accepter de se laisser déplacer pour rejoindre l'autre là où il est, et aimer ce lieu qui est "étrange" et qui ouvre à des horizons nouveaux, à des questionnements, à des joies ; à une certaine souffrance aussi, marque de toute relation vraie parce que l'on accepte alors de se laisser atteindre soi-même dans ses lieux de résistance et ses désirs inavoués, de fusion par exemple. L'autre est autre ; le reconnaître, c'est le faire exister et grandir ; c'est être attentif à ce qui peut l'aider à se réaliser, à devenir de plus en plus lui-même, et s'en réjouir. Sa vie, c'est son œuvre ; je n'en suis que le témoin, ému souvent. Sa souffrance est la sienne, quand bien même elle me touche. Je peux pleurer avec une personne souffrante ou avec sa famille, mais je sais que mes larmes n'ont ni la même raison ni le même poids que les leurs : je ne dois pas me leurrer ! Si la personne découvre alors qu'elle est aimée aujourd'hui telle qu'elle est, avec sa souffrance, ses refus ou son espérance, elle peut continuer à vivre et même avec une certaine joie, je crois.

La médecine, fort heureusement, a maintenant les moyens de soulager la douleur physique au maximum, sauf cas exceptionnels. Mais à quoi bon vivre si l'on est isolé de tous et si personne ne peut entendre ce que l'on a encore à dire ? En effet, alitée souvent, dépouillée de tout l'apparat qui permet à l'être social d'être faussement estimé, obligée de laisser tomber tous les masques, la personne se sent invitée - si elle y consent - à se centrer sur l'essentiel de son être. C'est le moment, souvent, d'une relecture de ce qui a été vécu et de la découverte peut-être d'un fil rouge ignoré jusque là. "Reconnue sujet, la personne mourante peut chercher le sens de sa vie. Privée de la liberté de se projeter dans l'avenir, elle est renvoyée à son passé qui lui fait oublier son présent douloureux. Elle a alors besoin d'un témoin pour retrouver ses choix, ses valeurs, ses relations et recréer son unité intérieur comme elle l'entend, sinon elle perd la tête."
Je me souviens avec émotion de cette personne me disant dans un sourire, après avoir évoqué une période difficile de sa vie considérée par lui comme ratée : " Finalement, si je n'avais pas fait tel choix à ce moment-là, je ne serais pas ce que je suis maintenant". Chacun sait bien aujourd'hui l'importance de la parole pour laisser venir au jour ce qui l'habite le plus profondément. Aussi une oreille attentive, un regard chaleureux et qui ne juge pas, un silence permettront peut-être à la personne qui finit sa vie d'en découvrir toute la richesse, d'apprécier la qualité des liens qui l'unissent à tel ou tel, de désirer donner une dernière note positive à une relation difficile. N'a-t-elle pas déjà abandonné cet amour-propre, si tenace en chacun, qui empêche d'être libre dans la vérité et qui barre la route à une réconciliation pourtant possible ? Dans le même mouvement, la personne accompagnante se trouve entraînée dans cette nécessité absolue de faire la vérité en elle, de ne plus chercher des faux-fuyants, sous peine de ne pouvoir accueillir l'autre dans toute sa grandeur, la vie dans tout son mystère. Accepter d'entendre sans comprendre, de ne pas donner de réponses mais de permettre à l'autre, dans sa liberté, de trouver les siennes. Accepter de recevoir de l'autre cette humble et courageuse leçon de vie, c'est, je crois, donner à l'autre une raison d'exister encore ! C'est aussi pour le chrétien, reconnaissant en son frère le Christ souffrant et défiguré, faire acte de foi dans le Royaume à venir où Dieu sera tout en tous, resplendissant de lumière, de beauté et de Vie !

Depuis quelques décennies, de nombreux pays, les uns après les autres, ont pris conscience du risque de dérapage que constitue le besoin de performance à tout prix dont nous parlions plus haut, notamment dans le domaine médical. Le développement des soins palliatifs vient battre en brèche la certitude faussement acquise que l'être humain ne vaut que par ce qu'il produit. La mauvaise santé, l'incapacité à se mouvoir ou à être efficace ne sont pas des critères suffisants pour décréter que la vie n'a plus de sens. Pas plus que l'impossibilité à guérir quelqu'un n'est un échec pour un médecin : qui pourrait prétendre à la toute-puissance trompeuse ? L'homme, même savant, reste vulnérable ; ayant reçu de Dieu son intelligence, il doit s'employer à la mettre au service de tous. Pas plus ! Tentation d'orgueil que de vouloir confondre la créature avec son Créateur, et donc de refuser la mort ou ce qui y conduit naturellement ! Certes, la mort n'est pas belle en soi, ni douce, même si toutes les conditions semblent bonnes. De toutes façons, que savons-nous de la mort de quelqu'un ? Toujours elle est une épreuve pour celui qui meurt comme pour celui qui en est le témoin, toujours elle interroge et peut provoquer à une prise de conscience ; mais elle invite aussi à un lâcher prise qui peut être bienfaisant, ouverture à plus grand que soi que nous pouvons cependant refuser. Moment à la fois beau et redoutable que l'homme dans sa folie voudrait bien maîtriser !
Simone Verchère, Xavière