Vie chretienne

Formation à la vie spirituelle

DIMENSION AFFECTIVE DE LA VIE SPIRITUELLE

Christian de Mare, spiritain

Le P. Christian De Mare a été missionnaire au Congo. Il a été chargé de la formation des prêtres locaux et des spiritains. Il a été maître des novices spiritains en Europe et a souvent présenté la spiritualité du P. Libermann. Comme formateur à la vie spirituelle il connaît particulièrement les problèmes affectifs que rencontre tout pratiquant de la vie spirituelle. Les lecteurs " d’Esprit Saint " se rappellent qu’il a dirigé la Revue il n’y a pas si longtemps. Lorsque fut introduite la cause de béatification du P. Libermann, de nombreux témoins ont été interrogés pour constituer un tableau plus complet de sa personnalité. Parmi les témoins, un prêtre qui avait été un de ses amis intimes, l’abbé Mangot, prêtre dans la Somme après avoir fait le noviciat eudiste de Rennes ; Libermann avait alors été son formateur. L’abbé Mangot fit la déposition suivante ; elle est d’autant plus intéressante qu’au cours de la période de noviciat ici concernée, François Libermann avait connu plusieurs attaques nerveuses particulièrement éprouvantes.
Pour tout le temps que je passai au Noviciat, je puis rendre témoignage que je n’ai jamais rencontré une charité plus tendre, plus persévérante, plus suave, plus encourageante et qui nous portait plus au renoncement que la sienne. Il était infatigable. " Venez me voir, me disait-il, tous les jours et chaque fois que vous aurez quelques difficultés " ; et il disait cela à tout le monde. Mais le voyant surchargé, les novices s’étaient avertis mutuellement d’user de cette permission avec sobriété. Cependant, je dois l’avouer, la première année du Noviciat des Eudistes, il ne se passait presque pas de jour sans que j’allasse le voir une fois ; et je m’en retournais toujours la paix dans l’âme et encouragé. (déposition M. Mangot, 19.06.1869, ND 1, p.518).
François Libermann était donc pour ses jeunes novices un frère aîné qui leur était présent de sa chaude amitié et de sa disponibilité constante ; s’il les avait marqués, c’est en raison de ces qualités de cœur qui les aidaient à dépasser ses infirmités d’épileptique. Voilà une bonne manière de s’interroger sur la dimension affective de la vie spirituelle.
Un fidèle disciple de Libermann, Joseph Shanahan, une grande figure missionnaire de l’Afrique de l’Ouest pendant le premier tiers du siècle passé, répétait aux Religieuses qu’il avait fondées -les Sœurs Missionnaires du Saint Rosaire- que les dons du cœur étaient de grande importance pour l’œuvre de l’évangile parmi les populations du sud-est du Nigeria :
Soyez parfaitement humaine(s), perfectionnez ce qui est humain et naturel, soyez pleinement femme ou homme. N’ayez pas peur de votre petit cœur, il est fait pour servir. S’il devient trop exubérant, on peut l’assagir et le traiter, et il reste un organe sain et bien utile. Vous ne pouvez pas dire que vous aimez Dieu et vous tenir à distance de votre prochain. (Fox, 42, Lord, that I may see)

Par votre vie dans toutes ses activités, enseignez aux Africains le secret de l’amour vivant de Dieu tout au centre de leur âme… Ainsi, le courant de vie divine continuera à couler de cœur à cœur, jaillissant du cœur du Christ et passant par votre âme à des millions d’autres cœurs, par lesquels il continuera de se répandre jusqu’à ce que la dernière âme soit sauvée. La vie de Dieu passant à travers cœurs et lèvres et à travers notre vie entière dans d’autres cœurs et âmes. Comme c’est beau et comme c’est vrai. (11/02/1937, Letters I, 133)

Ce que tu vis vaut mieux que ce que tu dis.
A la suite du Synode des Evêques sur l’Evangélisation, Paul VI publiait l’exhortation apostolique ‘Evangelii Nuntiandi’ restée célèbre pour l’enseignement qu’il y donnait sur la bonne manière de s’engager dans la mission : l’exemple de la vie est bien plus parlant que ne sauraient l’être d’elles-mêmes les paroles, quoique celles-ci aussi soient nécessaires. Cette affirmation a été reprise comme un refrain depuis lors : les témoins sont plus nécessaires que les maîtres pour que l’Evangile reçoive un bon accueil.
L’opposition entre témoins et maîtres révèle combien la dimension affective est importante chez celui qui voudrait faire connaître l’Evangile et le vivre lui-même : son abord sympathique, son ouverture fraternelle, son désir de connaître l’autre, sa patiente amitié et sa compassion pour les misères rencontrées font plus que l’éloquence de ses exposés. Autant de qualités qui trouvent leur fondement dans la tonalité affective de son attachement à Jésus. Autant de dispositions qui permettent de communiquer fructueusement et de recevoir de bon gré ce que d’autres ont à nous communiquer.
La vie spirituelle, c’est-à-dire la relation vraie à Jésus grâce à son Esprit Saint, engage chacun de nous tout entiers ; pas seulement notre intelligence et notre raison, mais aussi nos sentiments et notre émotivité ; et plus encore, elle engage notre cœur, c’est à dire qu’elle dépend du notre désir le plus intime qui habite le fond de nous-mêmes : le désir d’aimer et d’être aimés, le désir de pouvoir dire un ‘oui’ complet à ce qui nous fait vivre, ou au contraire de refuser ce qui nous détruit.
Il faut donc que nous développions notre vie affective pour qu’elle soit la servante de notre intimité avec Dieu et de notre amitié avec nos frères et sœurs.

Croître dans notre vie affective
Les relations que nous avec nous-mêmes, avec notre prochain et avec Dieu ont toujours besoin de progresser et de s’améliorer. Voici quelques exemples qui le montrent.
- dans les premières années de sa vie, l’enfant est tout tourné vers lui-même ; il n’a pas encore la possibilité de voir les autres indépendamment de lui-même, de ses besoins affectifs et physiques ; sa mère est une maman-pour-lui et son père est un papa-pour-lui. Il peut avoir un cœur d’or, mais le monde dans lequel il vit a un centre, et c’est lui qui occupe ce centre. Habitué à ce que ses besoins soient comblés sans délai, il manifeste bruyamment son déplaisir s’il lui faut attendre ou renoncer à être satisfait.
Comme le dit le P. Xavier Thévenot, ce premier stade -tout comme les suivants- se dépasse convenablement chez un enfant normal, mais les attitudes affectives enfantines ne sont jamais dépassées une fois pour toutes ; il y a des progrès dans notre vie affective, mais aussi des régressions dues aux circonstances difficiles qu’il faut affronter et qu’on a tendance à fuir. On peut alors se refaire alors un univers enfantin, sécurisant, imaginaire, à sa propre taille, qui ne respecte ni les autres, ni la grandeur de Dieu  ; on se laisse aller au caprice ; on veut tout, et tout de suite, comme s’il n’y avait plus de frontière entre le rêve et la réalité.
Avec l’adolescence, on s’ouvre de plus en plus aux réalités de la vie quotidienne, et donc aussi à l’altruisme ; le jeune découvre que les " autres " sont différents de lui-même, et qu’il faut accepter ces différences dans les relations. Mais la conscience qu’il a de lui-même, de ses propres besoins, de ses désirs de bonheur, de ses attentes de l’avenir rendent souvent difficile les relations aux " autres ", qui ont, eux, d’autres besoins, désirs et attentes ; les échanges entre personnes peuvent demeurer superficielles, parce qu’on a du mal à intégrer avec bon sens ces différences et même oppositions entre les aspirations que j’ai et celles que tu as.
Un refrain qui revient souvent lorsqu’on interroge un jeune dont le comportement est original : " c’est mon choix ". Oui, c’est ton choix, mais ce serait dommage de te montrer agressif envers celui qui te demande de l’expliquer. Est-ce que ton choix t’empêche de réfléchir tranquillement ? L’âge de l’adolescence en chemin vers sa maturité est encore très dépendant d’une affectivité vive qui ne rend pas facile cette réflexion. C’est souvent le temps des passions qui font penser à ces coups de vent qui peuvent faire des dégâts…
Là encore, même si on a dépassé les instabilités de ce stade, on peut y revenir à l’occasion d’épreuves qui accompagnent le chemin souvent ardu de l’adulte : chemin professionnel aux épisodes amères, problèmes de santé, épines dans la vie communautaire, célibataire ou non, etc. Bien difficile d’avoir des relations profondes avec les " autres " et avec Dieu lorsqu’on est plus dépendant de ses émotions que d’une réflexion sereine.
Parvenus à la maturité de l’intelligence et de la vie affective, nous nous ‘possédons’ mieux, nous maîtrisons mieux notre émotivité tout en laissant s’exprimer notre affection, notre aimable sympathie, notre discrète gentillesse, notre amitié fidèle, notre générosité à pardonner les heurts et blessures, etc. Nous sommes de ce fait sur le chemin de la croissance spirituelle dans nos relations aux " autres " et à Dieu ; et c’est parce que nous nous connaissons mieux nous-mêmes et que nous nous acceptons mieux tels que nous sommes.
Voilà une vérité : ce n’est que lorsque nous nous connaissons bien et que nous nous acceptons tout simplement tels que nous sommes, que nous pouvons avoir un meilleur accès, plus serein, à Dieu et au prochain. Et pourquoi ? Parce que, en me réconciliant avec moi-même, je fais l’unité entre mon cœur et mes sentiments ; mes sentiments s’opposent de moins en moins à ce que je voudrais vraiment dans la profondeur de mon désir, et ils s’alignent de plus en plus sur le désir qui habite au fond de moi-même, en mon cœur.
Voilà comment viennent à nous peu à peu la paix, la sérénité et le silence qui garantissent la qualité et la fidélité de notre don au prochain et à Dieu. Ce sont les fruits de la croissance de notre vie affective.

Les chemins de maturité spirituelle
Voici quelques enseignements de l’expérience concernant notre aptitude à atteindre la maturité spirituelle. Chacun d’entre eux est lié à notre situation affective :
* Nous sommes aptes à grandir spirituellement, si nous faisons preuve de souplesse dans nos façons de penser et d'agir, c’est à dire si nous ne sommes pas arc-boutés à nos convictions et nos façons habituelles de procéder ; si nous sommes capables d'écouter et plus encore d'entendre ce qu’on nous dit ; en somme, si nous adoucissons nos raideurs et notre besoin de tout plier à nos propres catégories. Avec ces bonnes dispositions, nous pourrons tirer profit, pour notre plus grand bien, des leçons que noua v quotidienne ne manque jamais de nous offrir. Mais en disant, ou en pensant : " Je n’ai de leçon à recevoir de personne ", nous ne resterons qu’avec nous-mêmes… Peut-on s’améliorer quand on est tout seul avec soi-même ?
* Nous sommes capables de grandir si nous osons nous lancer dans des engagements où tout n’est pas prévisible à l’avance, où il y a une part d’insécurité parce que nous manquons d’expérience dans ce qu’il faudrait entreprendre : visiter de malades, ouvrir à la foi un groupe de jeunes, se lancer dans les relations œcuméniques, etc. Sommes-nous capables de compter sur la Providence ? Pouvons-nous aller au-delà de ce qui nous est familier ? L’audace ou la peur ?
* Encore une autre qualité qui va nous permettre de grandir : que nous ne soyons comme des voyageurs qui trimbalent une quantité de bagages avec eux ; il faut ‘voyager léger’, c’est-à-dire que ne pas s’encombrer d’une foule de choses, de multiples gadgets ; que la gourmandise de nouveaux biens ne vienne pas étouffer le désir de vivre plus en profondeur ! Un certain jeûne de possessions favorise l’accès à une plus grande qualité de vie. La sobriété dans nos besoins rythme avec la disponibilité aux biens les meilleurs.

Par-dessus tout, la charité
Il n’est pas difficile de trouver un grand avocat de la dimension affective de la vie spirituelle, un avocat que nous entendons régulièrement nous parler de la prééminence de la charité dans la vie de Dieu en nous, inspirateur de tant d’œuvres d’art : c’est saint Paul. Il le proclame merveilleusement dans la 1ère lettre aux Corinthiens, chapitre 13 :
Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis plus qu'airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j'aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j'aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien… La charité ne passe jamais. Les prophéties? elles disparaîtront. Les langues? elles se tairont. La science? elle disparaîtra. Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie. Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra… Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d'entre elles, c'est la charité. (1 Corinthiens 13:1-13)
En terminant cette réflexion sur la dimension affective de la vie spirituelle, viennent à la mémoire ces derniers mots du P. Libermann, maître de vie spirituelle, à l’intention de ses missionnaires ; ils reprennent le message de feu de saint Paul :
Surtout la charité, la charité surtout.
Charité en Jésus-Christ,
charité par Jésus-Christ,
charité au nom de Jésus-Christ.
Ferveur, charité, union en Jésus-Christ.