DOSSIER : L’ÉGLISE EST communion

Parole de Dieu

UNIS, BIEN QUE DIFFÉRENTS

P. Christian Berton, spiritain


En s’inscrivant dans les temps nouveaux inaugurés par la Résurrection, les premières communautés chrétiennes ont manifesté une grande vitalité. Les Actes des Apôtres en livrent des échos enthousiastes. Les prédicateurs de la mort et Résurrection de Jésus se sont mis au service de la parole qui ne cessait de croître (Ac 6, 7 ; 12, 24 ; 19, 20), en même temps que naissaient des communautés. Mais les chrétiens de la première génération ont dû affronter des questions inéluctables. Comment s’ouvrir à d’autres que des juifs ? Philippe, Pierre, Paul, Barnabé n’avaient-ils pas accueilli positivement leurs demandes ? Comment alors accepter de vivre en communion avec des incirconcis puisque la loi juive ne le permettait pas ? Les hésitations de Pierre ont déchaîné la colère de Paul (Ga 2, 11-14).
Il est reconnu aujourd’hui que des courants divers ont traversé les premières communautés. Elles ont dû faire face à de graves tensions : certains souhaitaient s’en tenir à une stricte observance du judaïsme, d’autres s’en affranchir. Ainsi Antioche a traversé une crise d’identité après la chute de Jérusalem1. Est-ce que l’audace de quelques-uns ne risquait pas de mettre à mal l’édifice qui commençait à peine de sortir de terre ? Etait-il possible de vivre en communion, unis bien que différents ? Un regard sur la foi des premiers chrétiens et sur leur expérience de charité nous conduira à examiner ce que signifie construire le corps du Christ.
 
I – L’expérience commune de la foi

Lorsque Pierre, sur l’injonction pressante de Dieu, se rend chez le centurion Corneille et le baptise, avec sa famille, il fait tomber un tabou bien têtu : les juifs doivent se tenir à distance des païens. Sa démarche avait ému et inquiété au point qu’il a dû l’expliquer. Ses auditeurs ont fait le même constat que lui : " Dieu a donné aussi aux nations païennes la conversion qui mène à la Vie " (Ac 11, 18). Encore fallait-il en tirer toutes les conséquences.
Les lettres de Paul se font l’écho d’une controverse qui a troublé les esprits. Que fallait-il exiger de ceux qui, sans être issus du judaïsme, accueillaient la Bonne Nouvelle ? Devaient-ils se soumettre à la loi de Moïse ? Fallait-il circoncire les hommes ? Paul a pris une position nette : cela n’est pas nécessaire (Ga 5, 2). Mais il ne faudra rien de moins qu’une assemblée à Jérusalem pour discuter la question et convenir de ne pas leur imposer " un joug que nous-mêmes ni nos pères n’avons été capables de porter " et " de ne pas accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu " (Ac 15, 10-19). Réponse courageuse et pratique qui aurait dû clore le débat. En fait elle pose une autre question, fondamentale : comment être sauvés ? Si c’est par grâce que les hommes sont sauvés, qu’en est-il de la loi de Moïse ? (Ac 15, 1.11).
Il suffit ici de rappeler une affirmation forte de Paul : " Maintenant, indépendamment de la Loi, la justice de Dieu a été manifestée… C’est la justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ pour tous ceux qui croient, car il n’y a pas de différence : tous ont péché, sont privés de la gloire de Dieu, mais sont gratuitement justifiés par sa grâce, en vertu de la délivrance accomplie par Jésus-Christ " (Rm 3, 21-24)2. Paul explique sa position à des judéo-chrétiens qui ne le comprennent pas. Pour tenter de le comprendre, arrêtons-nous à quelques considérations :

. Sous la plume de Paul, la notion de " justice de Dieu " n’appartient pas à la sphère judiciaire. Il ne s’agit pas d’un jugement au tribunal, mais de l’action de Dieu qui sauve gratuitement (par grâce), malgré nos péchés, par la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

. La foi est la réponse libre que l’être humain donne à ce don. Ainsi l’observance de la loi mosaïque n’est pas une exigence préalable pour être chrétien

. Cette action de Dieu n’a pas de limite : " tous ont péché ", et ce sont eux tous qui sont " justifiés ", sauvés.

Ainsi l’argumentation théologique de Paul ouvre à l’idée d’un peuple de Dieu où " il n’y a pas de différence " entre les membres. Au-delà de leurs coutumes ou de leurs origines diverses, la même expérience du baptême les unit : " Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni juif, ni grec, ni esclave, ni hommes libre, ni mâle, ni femelle, car tous vous n’êtes plus qu’un dans le Christ Jésus " (Ga 3, 27-28 ; cf Rm 10, 12)3. Le baptême transforme tout l’être et lui confère une nouvelle dignité en Christ. Tous sont " une création nouvelle " (Ga 6, 15). Les clivages traditionnels qui divisent les hommes disparaissent. Dans la société cloisonnée du temps de Jésus, cette prise de position ébranle les assises habituelles sur laquelle elle repose. Dans nos sociétés d’aujourd’hui, elle reste un appel à travailler pour la dignité de chaque être humain dans le monde.

II– Les liens de la charité

De la foi commune naît une exigence qui sera la marque des communautés, et à travers elles, de tout le Christianisme : celle de l’amour fraternel4. Ecrivant aux Thessaloniciens, Paul rapporte les propos de Timothée comme d’une " bonne nouvelle de votre foi et de votre charité " (I Th 3, 6) et les exhorte à progresser (I Th 4, 9-10).
Cette situation particulière montre bien comment foi et charité sont complémentaires. Là où l’Evangile a éveillé les cœurs, les chrétiens débordent d’initiative. Les sommaires des Actes des Apôtres donnent le ton : " La multitude de ceux qui étaient devenus croyants n’avait qu’un seul cœur et une seule âme… Nul parmi eux n’était indigent " (Ac 4, 32-34). Au-delà du caractère exemplaire de ce texte, on peut lire l’effort de la communauté de Jérusalem pour établir des rapports nouveaux entre ses membres. Elle manifeste que la foi en Jésus mort et ressuscité n’est pas un événement individuel. Elle a des implications profondes et touche l’ordre des relations5. L’autre devient un frère, quel que soit son statut social. En guise d’exemple on peut évoquer deux situations.
En écrivant à Philémon, Paul intervient auprès de son collaborateur pour qu’il accueille Onésime, " non plus comme un esclave, mais comme bien mieux qu’un esclave : un frère bien-aimé " (Phm 16). La demande de Paul " au nom de l’amour " (Phm 9), s’appuie sur le constat de l’amour et de la foi qui animent son ami (Phm 5). Ainsi l’engage-t-il à une participation de foi efficace (Phm 6)6, dont le bénéficiaire sera Onésime. Les relations fraternelles résument l’amitié de Paul et Philémon, en raison de leur même foi. Elles valent maintenant pour Onésime, baptisé par Paul (Phm 10).
Pour faire écho à cet exemple personnel, il est bon de s’arrêter maintenant à une situation collective. Paul avait reçu la charge d’organiser une collecte en faveur de la communauté de Jérusalem (Ga 2, 10). Il le rappelle aux corinthiens (II Co 8 – 9) et leur enjoint " d’abonder en charité " (8, 7.8.24). L’amour prend une dimension collective, d’aide entre les communautés, quand elles sont dans l’épreuve. A cette occasion Paul emploie le mot " koinônia " en faveur des saints (II Co 8, 4)7.
L’idée de communion est riche dans le Nouveau Testament. Sans s’arrêter au détail, on peut en regrouper les harmoniques en deux catégories.
. L’idée de communion signifie la participation à la vie du Christ ressuscité. Dans ce sens, Paul et les corinthiens sont appelés à communier avec lui, en communiant à son sang et à son corps (I Co 10, 16). La démarche eucharistique exclut toute duplicité (I Co 10, 20). Enfin cette participation peut revêtir l’aspect d’une communion aux souffrances du Christ (Ph 3, 10 ; I P 4, 13).
. La communion fraternelle prend aussi l’aspect concret d’une charité qui s’exerce à l’égard du frère. Dans ce contexte on comprend mieux l’effort de la collecte, mais aussi l’esprit qui préside à Ac 2, 42 : les premiers chrétiens étaient " assidus " à la charité fraternelle.
Nous voyons que les deux versants de l’idée de communion ne peuvent s’énoncer l’un sans l’autre. Nous en avons un exemple précis dans les écrits johanniques. Ecrivant à des communautés troublées dans leur foi, Jean leur demande de vivre en communion avec Dieu et avec les autres (I Jn 1, 6.7), et pour cela d’aimer Dieu et le prochain (I Jn 3, 17-18).

III – Construire le corps du Christ

La communion ecclésiale repose sur la foi et la charité des communautés. Mais l’expérience montre, depuis le début de l’ère chrétienne, que rien n’est acquis une fois pour toutes. Les circonstances obligent souvent à ajuster le discours et les pratiques. L’examen de quelques exemples nous amènera à nous ouvrir à une conception dynamique de cette communion.

L’évangile de Matthieu livre un bon témoignage des difficultés internes aux communautés. Dans le discours sur l’Église (Mt 18) il présente deux catégories de personnes auxquelles il convient de faire attention : les petits et les frères qui viennent à pécher8.
Les dirigeants risquent en effet d’oublier les plus faibles (18, 1-14). Manifestement ce danger était bien réel. L’exemple de l’enfant proposé par Jésus livre une première réponse. Il ne le choisit pas en raison de son innocence, mais parce qu’il est particulièrement vulnérable et dépendant des adultes (v. 2-5). D’ailleurs le " petit " a pour lui de croire autant que les autres (v. 6). Il n’y a aucune raison de ne pas le prendre en compte.
Quant au " frère " qui a péché, lui aussi est un faible. Parce qu’il fait obstacle à la vie de la communauté il risque l’exclusion, au terme d’un processus de correction fraternelle9. A son égard il s’agit d’avoir la même attitude que celle du roi de la parabole : " Pris de pitié le maître de ce serviteur le laissa aller et lui remit sa dette " (v. 27). Il n’agit pas par philanthropie. Le mot utilisé par l’évangéliste signifie que le roi est " remué jusqu’aux entrailles ". Alors le pardon devient possible, ainsi que les disciples l’ont appris dans le " Notre Père " (Mt 6, 12.14.15 ; Mt 18, 32). La communion ecclésiale n’aura de consistance qu’en prenant en compte tous les membres de la communauté, en commençant par les plus faibles.

C’est aux responsables de donner le ton, mais sans doute leur était-il difficile de maintenir le cap, car les évangiles nous rapportent des discussions vives au sein du groupe des Douze. La question de préséance posée par Jacques et Jean laissent apparaître deux problèmes : celui de la compréhension des paroles de Jésus (Mc 10, 35-40) et la question du leadership au sein du groupe dirigeant de l’Église (Mc 10, 41-45). En nous consacrant à cette dernière, nous n’oublierons pas le contexte des versets précédents : Jésus y affirme l’horizon d’une participation à ses souffrances.
L’indignation des apôtres manifeste leur jalousie (v. 41). Elle engage un petit discours de Jésus qui met en contraste deux modèles :
. Le pouvoir civil, s’il est basé sur la domination, sert les intérêts de quelques-uns. Et au temps de Jésus, on savait que cette domination était souvent aveugle et arbitraire.
. Mais le Fils de l’Homme, dont Jésus a présenté l’avenir proche (Mc 10, 33-34), est venu " pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude " (v. 45). Ces quelques mots résument le sens de la mort de Jésus, sur le registre du don de soi qui libère les hommes10.
Entre ces deux indications, Jésus invite les Douze à se placer dans l’optique qui est la sienne, quel qu’en soit le prix. Pour assurer la cohésion de la communauté, il ne saurait être question de pouvoir ou de domination, mais de service.

Cette idée de service conduit à nous intéresser aux besoins de l’Église naissante. Michel Gourgues a raison d’intituler " La communauté en proie au conflit " les pages qu’il consacre à l’étude de l’institution des Sept (Ac 6, 1-6)11. On ne saurait se contenter d’une lecture anodine de ce texte, selon laquelle le manque de temps des Douze obligerait à faire preuve d’imagination. Le nombre croissant des disciples est un signe de réussite, mais il risque de mettre à mal l’unité de la communauté. Comment prendre en compte les différences entre ses membres ? En négligeant le service des veuves de langue grecque, on oubliait les indigents, malgré la belle affirmation de Ac 4, 34. Mais surtout la communauté risquait de se briser : d’un côté les judéo-chrétiens de langue araméenne, de l’autre ceux qui étaient de langue grecque. Au-delà des différences linguistiques existaient des appréciations différentes du judaïsme.
Ainsi l’Église naissante devait-elle apprendre que l’unité n’est pas l’uniformité et que la communion suppose une adaptation aux réalités du moment. Celle-ci prendra la forme de l’institution de nouveaux ministères, à qui est remis " le service des tables ". Cependant il convient d’éviter de voir en eux les premiers " diacres ", en se basant sur le seul mot " service " (" diaconos "), car ils ont tenu un rôle bien plus vaste, comme semblent le prouver les interventions d’Etienne et de Philippe (Ac 6, 8-15 ; 8, 26-40). Les lettres pastorales (I et II Tim et Ti) nous rapportent que l’Église a su se doter de nouveaux ministères, pour répondre à ses besoins d’organisation.

Ces quelques exemples suffisent pour comprendre l’un des défis que les communautés devaient relever : accueillir les différences et se reconnaître complémentaires. C’est à ce prix qu’elles peuvent croître harmonieusement. L’examen de deux passages de la lettre aux Ephésiens nous amènera à percevoir comment se fait cette croissance.
Ep 2, 19-22 tire les conclusions de la nouveauté acquise en Jésus-Christ. Il a aboli les différences, détruit la haine et établi la paix (2, 14-18). Par cette œuvre de réconciliation et d’unité, tous font partie d’une même entité. Pour la décrire l’auteur développe la comparaison de la construction12. Cela conduit à quatre constats.
. Chaque membre de la communauté fait partie d’une nouvelle famille, comme s’il recevait une nouvelle identité : il est " familier de Dieu ", c’est-à-dire si on s’en tient à l’étymologie, " de la même maison " que Dieu (v. 19).
. La construction est solide pour deux raisons. Jésus-Christ y tient une place indispensable. Mais après lui, les apôtres et les prophètes, chargés de l’Evangile, ont permis à la Bonne Nouvelle de se répandre.
. L’intégration à la même construction conduit à envisager l’avenir ensemble : les pièces sont " ajustées ", aussi disparate soit leur origine (v. 21).
. Le résultat n’est rien de moins que " le temple ", la " demeure de Dieu ". Ainsi au moment où le temple de Jérusalem n’est plus que ruine, l’auteur affirme que l’Église est en croissance, comme une réalité vivante : " Toute construction s’ajuste et croît pour former le temple saint " (v. 21).
Ep 4, 15-16 conclut une première exhortation commencée en 4, 1. Cet extrait fait partie d’une longue phrase (depuis le v. 11), qui traite des ministres nécessaires à la vie de l’Église. Bien que se situant dans la continuité de I Corinthiens, la perspective s’infléchit quelque peu. Tout en reprenant le vocabulaire de la construction (4, 12.16), l’auteur développe l’image du corps.
. A nouveau on met en avant l’idée de croissance (v. 15. 16). Elle a une dimension personnelle (v. 13). L’auteur en montre maintenant la dimension collective.
. La comparaison du corps permet d’affirmer que chacun y a sa place, mais autrement qu’en 1 Co 12. Ep 4, 16 n’évoque pas les membres du corps, mais la nécessité d’une bonne coordination interne. L’auteur reprend le vocabulaire de l’ajustement (cf 2, 21) : la croissance vise une harmonie rendue possible grâce à l’amour qui préside aux échanges intercommunautaires (v. 15 et 18).
. Enfin il souligne que Jésus-Christ est le principe (v. 16) et la fin (v. 15). Si Jésus est " la tête de l’Église ", cette dernière ne saurait se contenter de s’organiser au mieux pour éviter les heurts. C’est en lui qu’elle trouvera son unité profonde et sa cohésion13.

La lettre aux Ephésiens est tributaire de la réflexion paulinienne, notamment de I Co 12 – 14 où l’apôtre utilise les images du corps et de la construction. Le sentiment qui domine est que l’unité ecclésiale est un chantier constant. En effet, les communautés n’ont pas toujours évité les ruptures ou les mésententes. Ce n’est pas pour rien que Paul a dénoncé les divisions au sein de la communauté de Corinthe (I Co 1, 10 ; 11, 18 ; 12, 25)14.
L’unité est cependant possible si on la reçoit de Dieu (I Co 12, 4-6 ; Ep 4, 4-6). Elle ne gomme pas pour autant les différences : chacun doit trouver sa juste place et son rôle (I Co 12). Mais en Ephésiens le paysage semble plus apaisé comme si l’auteur avait pris du champ par rapport aux conflits qui minaient de l’intérieur les communautés. Il parle de l’Église comme d’une réalité vivante.
Enfin là où les Actes des Apôtres insistaient sur une croissance numérique (Ac 9, 31 ; 16, 5), désormais on insiste sur une croissance qualitative : elle dépend des liens entre les chrétiens et le Christ, mais aussi des liens par lesquels ils sont " ajustés " les uns par rapport aux autres.