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L’Église, maison et école de communion

Jean Savoie, spiritain

Dans la vie chrétienne, l’Église est à la fois la plus visible et la plus cachée des réalités. Elle est immédiatement visible comme institution dans le monde entier, avec ses bâtiments, ses services, son personnel, ses célébrations, ses foules. Deux milliards de chrétiens dans le monde. L’Église catholique est connue de tous : son centre à Rome, son chef le pape, son histoire, ses grandes fêtes de Noël et de Pâques, etc.
Et pourtant, les chrétiens ne cessent de dire que l’Église est une réalité d’ordre spirituel et non visible. Ce qui se vit en elle n’est perçu que par la foi, et c’est l’essentiel. Oublier cela nous empêcherait de comprendre sa réalité, sa mission, ses prises de positions. Pour une vie spirituelle sereine dans le monde, il nous faut bien situer cette réalité diversifiée qu’est l’Église dont nous recevons par les sacrements, la grâce et le salut de Dieu.
C’est peut-être la plus grande richesse que nous ait apportée le Concile Vatican II : cette découverte de la réalité profonde de l’Église. On a d’abord retenu du Concile, l’Église comme Peuple de Dieu. Mais la réflexion après le Concile n’a cessé d’approfondir d’autres images de l’Église. Aujourd’hui on y souligne surtout le mystère de la communion des croyants avec Dieu et des hommes entre eux. C’est cette double dimension de communion que je voudrais développer un peu ici pour notre plus grande joie spirituelle.
 
  1. L’Église est mystère de communion
    A vrai dire toute religion est recherche de relation avec Dieu, par des sacrifices ou des prières, des pèlerinages, des mortifications. Tout croyant s’efforce de se purifier pour être digne d’entrer en union avec la divinité. Même les alliances du Premier Testament dans la Bible soulignent cet accord entre Dieu et les hommes, pour qu’ils soient son peuple et qu’il soit leur Dieu. (Noé, Moïse, David, les Prophètes, Esdras). Plus encore le Nouveau Testament.

    La source de la communion ecclésiale, c’est la Trinité
    Jésus, le Père et l’Esprit dans le même dessein.
    Ce qui est propre à la vision chrétienne, c’est la primauté de Dieu, Père Fils, et Esprit, qui réalise son dessein d’amour bienveillant et de salut dans l’histoire des hommes . Toute réalité matérielle et humaine n’existe que dans ce grand mouvement d’origine en Dieu et de retour à Dieu. Chaque moment de l’histoire y a sa place unique ; chaque personne y est voulue et aimée pour elle-même.
    Avec la venue de Jésus, le lien entre Dieu et hommes devient une communion dans la personne même de Jésus, homme et Dieu à la fois en la seule personne du Fils du Père.

    L’Église est voulue par Jésus comme signe et sacrement de la présence à Dieu et de la communion avec lui.
    Des comparaisons et des images nous présentent l’Église lieu d’union à Dieu : Église Corps du Christ, Église Peuple de Dieu ; Église, maison de pierres vivantes, Église, Epouse de l’Agneau.
    La réalité profonde ainsi révélée est le mystère de communion : la vie divine est partagée aux hommes. Avant le Concile Vatican II déjà, des théologiens avaient su dire ce mystère de l’Église. Tel Henri de Lubac : " À celui qui vit son mystère, l’Église apparaît toujours, comme la Cité de pierres précieuses, comme la Jérusalem céleste, comme l’Épouse de l’Agneau, et la joie que cette contemplation verse en lui est encore cette même joie qui éclate à travers les échappées fulgurantes et qui règne dans les visions sereines de l’Apocalypse. Mais la face obscure n’en est pas moins certaine. Les cieux ne sont pas toujours entrouverts. l’Église est pour l’incroyant que le Père n’attire pas encore un obstacle. Pour le croyant, elle peut être une épreuve, et il est bon qu’elle le soit: épreuve sentie par lui d’autant plus vivement peut-être que sa foi se voudrait plus vive et plus pure. "
    " Mais combien plus "scandaleuse" encore, combien plus "folle", cette croyance à une Église où non seulement le divin et l’humain sont unis, mais où le divin s’offre obligatoirement à nous à travers le " trop humain! " Car, si 1’Église est vraiment au milieu de nous "Jésus-Christ continué", si elle est pour nous "Jésus-Christ répandu et communiqué", les hommes d’Église, eux, laïcs ou clercs, n’ont pas hérité du privilège qui faisait dire hardiment à Jésus: " Lequel d’entre vous me convaincra de péché ? "
    Le Concile Vatican II a consacré un de ses plus grands textes à ce mystère de l’Église : " L’Église universelle apparaît comme un peuple qui tire son unité de l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint (LG 4) ". " Le Christ est la lumière des peuples, le Concile souhaite ardemment … répandre sur tous les hommes la clarté du Christ qui resplendit sur le visage de l’Église (LG 1) ".

    Une riche définition du Pape Jean Paul II
    Dans son exhortation après l’année jubilaire le pape a su exprimer en une phrase toute la profondeur biblique de cette communion ecclésiale. Il nous faudrait l’avoir toujours à l’esprit dès que nous parlons de l’Église :

    " La communion est le fruit et la manifestation de l’amour qui, jaillissant du coeur du Père éternel, se déverse en nous par l’Esprit que Jésus nous donne (Rom 5,5) pour faire de nous tous un seul coeur et une seule âme (Act 4,32) "(NMI 42)
    Tout le mystère de l’Église est là comme mystère de communion. L’Église est au centre du mouvement qui incarne dans l’histoire le dessein de salut de Dieu. Elle entraîne en Jésus-Christ et sous la conduite de l’Esprit, le peuple des croyants en la Résurrection, et les conduit vers la Parousie où Jésus viendra tout récapituler et tout remettre au Père.
    Et ce dynamisme du Mystère de Dieu dans l’Église se réalise aussi en dehors de l’Église visible. " D’une façon que seul Dieu connaît " dit le Concile, toute l’humanité est unie au mystère pascal du Christ. Toute religion, toute philosophie, toute recherche culturelle, est en quelque sorte une part de ce mouvement par lequel l’Esprit Saint conduit tout à cette Parousie, où tout sera récapitulé en Jésus-Christ et remis au Père.
    Ce mystère est propre à la vie chrétienne : l’appel à partager la sainteté de Dieu. Cet appel de Dieu offre une grande espérance à l’humanité. L’histoire humaine n’est pas un simple déroulement ; c’est une activité humaine qui poursuit sa course vers un but, jusqu’au delà de nos possibilités humaines. Quelles que soient les cassures et même les régressions, l’avancée se poursuit et réalise le dessein d’amour de Dieu sur les hommes. L’Église est porteuse de cette espérance, elle l’annonce et la construit. Elle est la maison de communion avec Dieu et l’union des hommes entre eux.

  2. Les divers niveaux de cette communion.
    Notre présence à Dieu est toute notre histoire, avec des étapes diverses. Elle n’est pas réalisée une fois pour toutes : comme toutes les relations humaines, elle naît, elle se renforce, elle s’estompe et se reprend. De son côté, Dieu est toujours fidèle, même si nous sommes inconstants et toujours à re-motiver, sinon à pardonner. En nous inspirant des Actes des Apôtres et du Concile Vatican II, nous pouvons découvrir ces lieux et ces niveaux divers où nous est indiquée la richesse variée de la communion ecclésiale.

    A l’image de Jésus, Verbe de Dieu fait chair, l’Église est société religieuse visible et elle est Mystère. "L’Église est née de l’Amour du Père, fondée dans le temps par le Christ rédempteur, rassemblée dans l’Esprit St" (Vat. II GS 30).
    "L’Église universelle apparaît comme un peuple qui tire son unité du Père et du Fils et de l’Esprit" (Vat. II LG 4). Peuple de Dieu et Communion de l’Esprit. Cette communion peut s’expliciter en trois niveaux qui ont leur source en l’Esprit-Saint: contacts personnels, actes de foi, être de grâce et de sanctification.

    Relations personnelles.
    L’Église comme communion fraternelle spirituelle se manifeste dès la Pentecôte "ils étaient assidus à l’enseignement des Apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières" (Ac. 2,42). Cette communion s’exprime par la sollicitude des plus pauvres, le partage des biens et surtout par la communion des cœurs: "ils n’avaient qu’un cœur et qu’une âme" (Ac 4,32). La source de cette communion est l’Esprit saint: "A travers les époques, c’est l’Esprit saint qui unifie l’Église toute entière dans la communion et le service" (Vat. II AG 4). Remarquons l’ordre des mots: la communion est prioritaire et entraîne le service; la communion est intérieure, elle est source de la diakonie (ministère) qui est extérieure. Nous expérimentons cette unité intérieure plus particulièrement dans les contacts entre Églises où des groupes étrangers s’accueillent comme frères.

    Vie de foi, d’espérance et de charité
    L’Église est communion de foi, d’espérance et de charité. La communion est présentée dans le décret sur l’œcuménisme comme unité de foi, d’espérance et de charité, s’exprimant dans des actes communautaires visibles, dans l’exercice de la triple fonction ministérielle: "Elevé sur la croix, puis entré dans la gloire, le Seigneur Jésus répandit l’Esprit.. Par lui, il appela et réunit dans l’unité de la foi, de l’espérance et de la charité le peuple de la Nouvelle alliance qui est l’Église. L’Esprit-Saint qui habite dans les croyants qui remplit et régit toute l’Église, réalise cette admirable communion des fidèles et les unit tous si intimement dans le Christ, qu’il est le principe de l’unité de l’Église. C’est lui qui réalise la diversité des grâces et des ministères" (Vat. II UR 2,2). L’unité de l’Église, la communion des fidèles n’est donc pas de nature psychique, elle ne repose pas sur la sympathie naturelle ou l’identité de vues et d’intérêts, elle est spirituelle, jaillie de la foi au Christ Sauveur, de l’agapé répandu dans les cœurs par l’Esprit. Et elle peut unir des fidèles d’ici et d’ailleurs, d’Afrique et d’Asie dans une communion apparemment impossible.

    Communion de grâce
    Église est communion avec le Père, par le Fils, dans l’Esprit."Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons afin que vous soyez en communion avec nous. Quant à notre communion elle est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ" (1 Jn 1,3). De même le Concile est très explicite: "Par la sainte liturgie, les fidèles trouvent accès auprès du Père par son Fils, Verbe incarné mort et glorifié, dans l’effusion de l’ Esprit-Saint. Ils entrent de la sorte en communion avec la Très Sainte Trinité et deviennent "participants de la nature divine" (Vat. II UR 15). Une vision dynamique de la Trinité donne une vision dynamique de l’Église en son mystère de communion. Autre texte très explicite, l’exhortation de Jean Paul II sur les Fidèles laïcs: "la communion des chrétiens avec Jésus a pour modèle source et fin la communion même du Fils avec le Père dans le don de l’Esprit-Saint: unis au Fils dans le lien d’amour de l’Esprit, les chrétiens sont unis au Père." (FL 18).

    La Communion est fondée sur l’Esprit Saint
    L’identité de la présence de l’Esprit-Saint dans le Christ et dans chacun de ses membres est la note spécifique de l’unité chrétienne. Ce n’est pas seulement unité sociale, ni même unité de grâce, mais présence de l’Esprit-Saint lui-même. La sève vitale du Cep coule en permanence dans les sarments. Communion par et dans l’Esprit mais aussi communion à l’Esprit-Saint, Esprit de lumière et de vérité, de vie et d’amour, de force et de sainteté. Communion à l’Esprit dans la diversité de ses dons et de ses fruits spirituels, selon la diversité de charismes et de vocations. Telle est l’unité spirituelle de l’Église: la koinonia, chaque membre du corps contribue à son être et à son unité.
    La prière, personnelle et liturgique, est un chemin de communion. La liturgie, en effet, est la prière de l’Église et en Église, source et sommet de la vie chrétienne et de l’évangélisation. C’est la communauté chrétienne reconnaissant et accueillant Dieu et son salut offert en Jésus-Christ : adoration, écoute, acclamation, intercession. Le prêtre est naturellement animateur de la prière de la communauté, même seul il a sa prière sacerdotale: pour tous et au nom de tous. L’évangélisation est d’abord une grâce à obtenir. (cf. Le curé d’Ars et tant de missionnaires)
  3. Une spiritualité de communion
La vie personnelle du croyant, c’est non seulement l’appartenance à une religion, non seulement la volonté de la connaître, mais aussi une relation personnelle d’intériorité avec Dieu, une attitude mystique qui voit et vit le mystère de Dieu en action dans toute réalité mondaine. C’est comme un printemps spirituel que de repartir de ses racines religieuses pour rayonner dans le monde où nous sommes plantés.
Après le Concile Vatican II, toute spiritualité chrétienne doit être trinitaire, christocentrique, ecclésiale, biblique, liturgique, œcuménique, etc. Bref, une démarche de communion. Mais on peut la traduire en termes de programme de vie pour ce nouveau siècle, avec le pape Jean-Paul II dans l’Exhortation " Avance au large " (NMI) du 6/01/2001.
1. Le chrétien est un être de vocation
Le chrétien est appelé à la vie. Il reçoit la vie, il ne se crée pas lui-même. Il est accompagné par une Présence créatrice et libératrice. Il se sait sauvé de tout néant, racheté et pardonné.
Et cela marque sa prière : il n’exige rien devant Dieu, il laisse l’Esprit Saint prier en lui " en gémissements inénarrables ". Il se garde bien de marchander avec Dieu, comme donnant donnant, il s’abandonne à ce que Dieu voudra faire de sa prière. Sainte Thérèse de Lisieux nous a si bien commenté cela.
2. Le chrétien est un être de communion (NMI 42 et 43)
Le chrétien porte son regard intérieur sur la Trinité en nous et en chacun comme une attention à l’autre, frère dans la foi et en humanité, pour l’accueillir comme " don de Dieu pour moi ". Il partage les soucis et les fardeaux des autres.
Et cela marque sa mentalité. Il ne se place pas en concurrence des autres mais en fraternité avec eux. La vocation des uns est complémentaire de celle des autres, pour réaliser la pleine stature du Corps du Christ.
3. Le chrétien est un être en mission
Le chrétien se reconnaît engagé envers tout être humain. Il vit sa foi dans l’identification du Christ aux pauvretés d’aujourd’hui et dans les défis actuels de la charité : paix dans la justice, droits humains, écologie. Il poursuit le dialogue avec les chrétiens et avec les non-chrétiens, le dialogue avec les croyants juifs et avec les non croyants.
Et cela marque son engagement dans le monde. Il ne cherche pas la puissance et la réussite, il s’engage pour que tout le monde progresse ensemble dans la construction d’un monde toujours meilleur. Il sait que personne n’avance tout seul, mais progresse avec les autres. Les difficultés de cette construction apparaissent tous les jours, les défauts les plus graves y sont ajoutés même par les chrétiens. Mais cela ne change pas le but fixé et le but à atteindre, dans la grâce de Dieu, que le Christ soit tout en tous.
" Au début de ce nouveau siècle, notre marche doit être plus alerte en parcourant à nouveau les routes du monde. Les routes sur lesquelles marche chacun de nous, chacune de nos Églises, sont nombreuses, mais il n’y a pas de distance entre ceux qui sont étroitement unis dans l’unique communion, la communion qui chaque jour se nourrit à la table du Pain eucharistique et de la Parole de Vie. Chaque dimanche est un peu comme un rendez-vous au Cénacle que le Christ ressuscité nous redonne, là où, le soir du " premier jour de la semaine " (Jn 20, 19), il se présenta devant les siens pour "souffler " sur eux le don vivifiant de l’Esprit et les lancer dans la grande aventure de l’évangélisation. " (NMI 58). "Ce n’est pas une formule qui nous sauvera, c’est une Personne (NMI 29)
La vie en Église est une école permanente de communion
Le Pape ne cesse d’appeler à la communion et à la paix dans le monde. Le Dimanche 18 janvier 2004, il insistait : " En promettant sa paix, le Christ a assuré les disciples de son soutien dans les épreuves. Une longue division des chrétiens n’est-elle pas une terrible épreuve? C’est pourquoi ils ressentent la grande nécessité de retourner à un seul et unique Seigneur, lui demandant son aide pour surmonter la tentation du découragement tout au long de ce chemin difficile qui conduit à la pleine communion. Dans un monde assoiffé de paix, il est devenu urgent que les communautés chrétiennes annoncent l’Evangile d’une seule voix. Il est indispensable qu’elles témoignent de l’amour divin qui les unit, qu’elles soient porteuses de joie, d’espérance et de paix, devenant le levain de toute l’humanité ".
" L’Église, peuple de Dieu, ne cesse d’annoncer, de proposer, de construire l’entente entre les hommes et l’entente avec Dieu : c’est-à-dire la paix des cœurs et des personnes. Ce n’est pas simplement sa priorité du moment ou programme d’année, c’est sa fonction même dans le monde, c’est pour cela qu’elle a été établie par Jésus sur la terre. C’est aussi son mystère : elle n’est Église de Dieu que dans sa communion interne et dans sa proposition externe. Pour mieux entrer dans la recherche de Dieu, dans la communion avec Lui, il nous faut prendre le temps d’accueillir ce mystère de l’Église, que nous oublions facilement pour ne regarder que l’extérieur de l’Église. C’est pour vivre de sa réalité profonde, de son mystère, que nous sommes chrétiens "
Cette théologie spirituelle de l’Église nous renouvelle aussi dans notre vision du monde. Nous sommes en communion missionnaire. Nous voyons le présent et l’avenir du monde dans le grand dessein de Dieu, en cours de réalisation. Dieu est amour miséricordieux, il nous fait avancer, les personnes, les groupes, et le monde lui-même, dans cette réalisation. La mission confiée à l’Église, c’est d’être le prophète qui témoigne de ce qu’il voit, de ce qu’il vit, de ce que Dieu accomplit au jour le jour. C’est une mission de dialogue, de proposition de la foi dans le monde actuel. C’est une mission d’urgence auprès de tant d’êtres désemparés qui ont besoin d’une nouvelle espérance.