Dialogues

QUESTIONS D’UN INCROYANT

Monique Chavanne

Qu’est-ce qu’un incroyant ?

Cette question pourrait susciter bien des controverses. Celui qui ne croit pas, à qui, à quoi ne croit-il pas ? En Dieu, dans les hommes ou en lui-même ? S’il ne croit pas en Dieu, est-ce au Dieu trinitaire des chrétiens, au Dieu d’Abraham, à la toute-puissance d’Allah ? Croit-il à la transcendance de Bouddha, à la puissance d’un gourou, voire au Diable lui-même ?
Sans adhérer à la Foi en un Dieu créateur il peut croire à l’avenir de l’humanité, en la bonté innée de l’homme (ou à sa méchanceté), en la perfection de la Nature, en la nécessité des lois, aux progrès de la médecine menant à la conquête de l’immortalité, ou encore à la désintégration du cosmos. Bref il est difficile de rencontrer une personne qui soit, dans tous les sens du terme, incroyante. Qui ne porte pas, en son for intérieur, quelque levier d’espérance. Jusqu’à la désolation extrême du suicide qui démontre le fol espoir d’un état dépourvu de souffrance ou de l’accession promise à un paradis.
Tout cela semble éloigner de la prière. Pas vraiment. Il y a tant de formes de prières ! Si l’on admet que prier, dans notre langage de chrétien, consiste en une relation à un Dieu, relation de contemplation, de méditation ou de parole, il arrive que ce rapport relève de l’incrédulité.
1. Ainsi en est-il de celui qui voudrait bien croire mais que sa raison, ou une certaine forme de scientisme détourne de la foi. Il nourrit, certes, un mode réel de spiritualité car, comme le souligne Marcel Légaut, la vie de l’esprit n’est pas réservée aux croyants.
A vrai dire ce serait trop beau, pense-t-il, que le Dieu des chrétiens eût envoyé Jésus pour nous arracher à la mort définitive. Il prie, puisqu’il s’adresse à Dieu en disant, à l’instar de Charles de Foucauld : " Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître !...". C’est la prière de celui qui, talonné par l’Amour de Dieu, n’ose en contempler la beauté tant il est retenu par la matérialité des contours terrestres. Sa prière souffre et crie dans son cœur déçu, mais il ne peut croire au Royaume invisible.
Il peut aussi chanter, comme Jacques Brel:
Dites, si c’était vrai.
Si c’était vrai tout ce qu’ils ont écrit, Luc, Matthieu
Et les deux autres, Dites, si c’était vrai.
Si c’était vrai le coup des noces de Cana,
Et le coup de Lazare, Dites, si c’était vrai.
Si c’était vrai Ce qu’ils racontent les petits enfants
Le soir avant d’aller dormir,
Vous savez bien, quand ils disent Notre Père, quand ils disent notre Mère.
Si c’était vrai tout cela,
Je dirais oui,
Oh, sûrement, je dirais oui, parce que c’est tellement beau tout cela
Quand on croit que c’est vrai.
Il reconnaît là son dilemme, proposé à tant de Saints torturés par l’incertitude. S’il se tourne résolument vers la foi il est assailli par le doute. Comme l’écrit la grande sainte que devint la petite Thérèse de Lisieux, les ténèbres essaient de détruire sa foi et souvent y parviennent : "...Avance, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant. Je ne veux pas en écrire plus long, je craindrais de blasphémer..." Une pareille tentation, surgie dans l’âme d’une si grande sainte, Docteur de l’Eglise, expliquerait, sans le justifier, l’abandon de la foi. Ou tout au moins, une relation à Dieu de l’ordre passif: "On verra bien".
Cet incroyant provisoire refuse alors de s’allonger sur l’inévitable croix des chrétiens, celle qui ouvre sur la Résurrection. Il n’accepte pas le saut de confiance dans l’abîme divin où les bras de Jésus l’eussent accueilli. Il s’installe dans le doute, préférant un ciel fermé au vertige de la foi. Il prie encore, peut-être, c’est le secret de Dieu, mais il risque de laisser pourrir les racines de cette foi désirable, (Luc 8, 13) une foi devant être chaque jour renouvelée, filtrant la lumière divine. Il se trouve aveuglé par les lampions des hommes. Pourtant Dieu, jusqu’à la mort, peut l’éblouir encore.

2. La Science, l’évolution, les découvertes planétaires, le cosmos encombré de mondes insoupçonnés, les techniques humaines aux performances toujours plus affûtées, l’INFORMATIQUE ! peuvent également inciter à l’incroyance. Quoi ! On pourrait commander, dans la seconde, à un vaisseau dégagé de l’atmosphère terrestre et on nous demanderait de croire en un Dieu cloué sur du bois et circulant trois jours après ? Qu’est-ce que cet obscurantisme ? Passe encore pour "Hibernatus", c’est bien du cinéma. Soyons sérieux, réfléchit cet honnête incroyant et il prie, sans en être conscient bien souvent, il prie à la manière de Satan: " Tu vois bien, Seigneur des crédules, que nous sommes aussi forts que Toi ! " Autrement dit, parodiant le serpent il répète: "...vous (nous) serez (serons) comme des dieux possédant la connaissance du bonheur et du malheur. " (Genèse 3,5)
Il prie ses idoles et les courtise, l’argent, le pouvoir (même un petit pouvoir à la maison), le vedettariat ou le succès dans les stades. Il adore le veau d’or, effrayante invocation. Il n’est même plus en état de pécher. Il devient un ignorant de Dieu.
En effet si l’on admet que le croyant seul peut commettre le péché il n’y a pas de fautes contre l’amour quand on ne croit pas à l’Amour. La terrible offense envers l’Esprit, la seule qui ne puisse être pardonnée oppose un barrage infranchissable entre l’obstinément aveugle et le Seigneur de miséricorde. (Matthieu 12,31) Celle-ci rebondit alors, sans pouvoir y pénétrer, sur un cœur soigneusement verrouillé. L’insensé ne craint pas ce mal de mort, puisqu’il ne croit pas. Il s’accroche désespérément à son incroyance en priant: " Seigneur, tais-toi s’il te plaît, ne parle plus à mon cœur fatigué, ne mets plus sous mes yeux des pages qui me questionnent, éloigne de moi tes amis qui m’appellent, laisse-moi tranquillement me rouler dans l’incroyance. " C’est la plus insidieuse prière d’incroyant car, dans la nuit qu’elle répand elle continue d’aveugler.

3. La prière de celui qui a cru mais qui ne peut plus ou ne veut plus croire concerne la personne fâchée avec le Bon Dieu. Elle a perdu sa belle confiance car elle n’a pas été exaucée. Elle a trop souffert. S’il y avait un Bon Dieu, la guerre, le martyr des enfants, les tortures, enfin le Mal n’existeraient pas. Alors cet incroyant prie quand même. Pour récriminer contre Dieu, peut-être pour l’insulter, comme le méchant larron crachant sa douleur au Fils de l’homme : " N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi et nous aussi ! " . (Luc 23, 39) .
Le rejet de Dieu par le déçu peut engendrer un repliement aigri sur soi, installer un état latent de mauvaise conscience. On s’adresse encore à Dieu en certaines occasions, aux mariages, aux enterrements, pour lui expliquer les raisons de mécontentement. Qu’il comprenne bien que tout est de sa faute. S’il n’empêche pas les épreuves, souvent insupportables, qu’il ne s’étonne pas d’être négligé. Il y a bien sa miséricorde évidente en de nombreuses pages d’évangile, mais c’était dans les temps reculés et, finalement, on n’a jamais eu de preuves. Tant de gens, à l’époque de la prédication du Royaume, ont vu les miracles de Jésus ! Beaucoup, cependant, ne crurent pas. Il leur fallait un cœur pur et un cœur, c’est parfois difficile à nettoyer quand on pense aux encombrements dûs à l’orgueil, à l’égoïsme, à l’amour inconsidéré de l’argent, et autres péchés spécialistes des embouteillages de l’âme.
Cette prière de tristesse désenchantée peut atteindre son paroxysme de désespoir. Ainsi l’immense révolte de Nietzsche face au ciel qu’il s’acharne à détruire parce que sa recherche exacerbée ne peut s’ajuster à sa propre raison : " Je connais la joie de détruire à un degré qui est en harmonie avec ma force de destruction. " Il signe ses derniers écrits de noms terrifiants: "Le Crucifié" ou "l’Antéchrist". C’est une anti-prière de douleur pathologique où les épines, des épines de violence et de haine ont étouffé la semence. (Luc 8, 7)

4. Quant à celui qui croirait volontiers mais n’a pas la volonté de s’instruire dans les vérités de la foi, on pourrait dire qu’il prie "à l’envers". C’est à dire qu’il s’adresse au Seigneur à peu près en ces termes: " Seigneur il est bien possible que Tu existes et Ton message est bien joli. Mais je ne vais pas bousculer ma vie si bien organisée pour m’engager derrière le Révolutionnaire que tu es. Je suis en admiration devant Mère Teresa mais moi je me contente de ne pas faire de mal aux autres. (Pas de bien non plus d’ailleurs) . " Et, devant les exigences de la sainteté il s’écrie, dans une frileuse prière: " De toutes façons je ne puis être l’excentrique de tes autels passés ou futurs. Je ne puis être Padre Pio ou Marthe Robin aux stigmates sacrés. Je ne puis me vouer au chaste célibat pour augmenter le nombre en chute libre de tes prêtres. Je n’ai pas envie de me soumettre aux lois contre nature de la régulation des naissances. Ni de lutter contre l’avortement qui épargne la vie à de probables mal-aimés ou de mal-formés, ni de, ni de ...Je n’ai pas envie de diminuer mes revenus au profit d’éventuels émigrés paresseux ni de donner mon amitié à d’anciens détenus qui viendront piller ma maison. Alors je t’en prie, Seigneur, reste dans ton tabernacle et je ferai devant lui une gentille génuflexion. Que ton Eglise ne nous chauffe pas les oreilles avec les idées de partage, d’accueil ou de solidarité avec des propres à rien ! Je veux vivre TRANQUILLE ! "
Celui-là ne prie pas tout haut dans l’église, mais il fait entendre sa "prière" dans les salons ou les antichambres, ce qui lui vaut un taux d’écoute appréciable de la part du prochain qui est le Christ. Une prière qui pèse son poids.
La prière de ce triste incroyant risque de ne jamais entendre de réponse car l’oreille de son cœur est encombrée du sable de l’insouciance égocentrique. L’incroyant qui n’a pas le courage de chercher au-delà de sa tranquille quiétude pourrait, s’il ne se maintenait sourd, entendre la réponse de l’ange de l’Apocalypse (3, 15-16) : " Je sais tes œuvres : tu n’es ni froid ni bouillant. Que n’es-tu froid ou bouillant ! Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche."
Ce malheureux étourdi, lorsqu’il se trouve assister aux obsèques d’un ami, pense brusquement aux fins dernières. Pendant une petite demi-heure la terreur le prend et, entre deux cierges, il prie: " Seigneur, je vais penser à ça désormais très sérieusement. De toutes façons je compte sur la onzième heure, et j’espère que tu me laisseras le temps de crier vers Toi au dernier moment. Tout le monde ne meurt pas d’un brutal infarctus. Un petit strapontin là-haut me suffirait. " Dès le lendemain il court de nouveau à ses affaires et organise ses vacances. La semence a été piétinée et les oiseaux du ciel ont tout mangé. (Luc 8, 5)

5. Dans la prière de l’incroyant il se trouve beaucoup de supplications. Non pas pour obtenir la foi, ou la fortifier, mais un ensemble de nombreux désirs que le Seigneur écoute avec bonté. Et il répond. Pas toujours dans la forme espérée mais le Père sait chercher les miettes de confiance dans une prière païenne: "Ne vous inquiétez donc pas en disant: Qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ? Tout cela, les païens le recherchent sans répit, il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses." (Matthieu 6,31-32)
Cet incroyant prie sans croire à sa prière. Comme il croise les doigts ou touche du bois. Pour obtenir du beau temps, pour la réussite d’un examen, ou, plus sérieusement, pour la guérison d’un malade. Il voudrait un signe, avant de croire. Ou plusieurs signes. Les signes de son choix si possible. En oubliant que, seul, le signe de Jonas nous est donné. (Luc 11, 30) C’est à dire la Résurrection de Jésus.
L’incroyant confond ici miracles et prodiges. Le Seigneur n’est pas un prestidigitateur qui s’est amusé à réveiller Lazare pour étonner la foule. Il est le maître de la vie et la donne par amour, comme il a donné la sienne. Quand Dieu veut se manifester aux hommes ce n’est pas en réponse à un ultimatum. C’est pour un dessein précis. Ainsi se révéla-t-il à Saul tout à fait inopinément. Si l’on en croit Madeleine Delbrêl, Dieu est "d’une inconcevable fantaisie". Sa joie parfaite est de gâter les enfants des hommes, non de se laisser attendrir à force d’injonctions compassées. Il est, bien sûr, libre de "nous faire signe", mais cela n’engage pas la foi. La prière de celui qui demande un signe se trouve donc fort éloignée de la prière par excellence qui implore: "Que Ta volonté soit faite..."
Puisqu’il s’agit d’un Dieu d’Amour, la volonté d’amour est-elle à craindre ? Quelle folie d’exiger un Dieu cherchant le bon plaisir de l’homme, une intelligence infinie réduite à la finitude humaine !

6. Enfin, mention spéciale, voici l’incroyant qui, en toute bonne foi, après avoir exploré, croit-il, l’horizon du message évangélique, en a intégré le contenu sans souci de la transcendance du Maître. Il s’engouffre dans l’humanitaire, donne son temps et son argent aux affamés, visite les isolés, secoure les voisins, mais ne croit pas en Dieu, ou si peu, et pas du tout à l’Eglise, grand corps poussiéreux et inutile. Il pratique les vertus évangéliques mais ne croit pas en Dieu. Il a la conscience tranquille. Il a sa Lumière, lui aussi, mais brouillée par un écran opaque derrière lequel il ne reconnaît pas son Dieu pourtant présent. Ce bel incroyant serait très étonné d’entendre parler de sa propre prière incarnée. Il serait furieux, peut-être, de reconnaître Jésus dans les misérables qu’il assiste. Il sourirait, ou ricanerait devant le concept de vie éternelle, lui qui sert la vraie vie, c’est à dire la charité.
Cet incroyant-là prie sans le savoir, et, par là, rejoint le grand corps de la Communion des Saints. Il écoute, nourrit, soigne, visite, console, pardonne. Qu’on ne lui parle pas de l’Eglise et des sacrements ! Son Dieu, qu’il ne nomme pas, est ailleurs. Il refuse de le reconnaître dans les pauvres types qui l’assiègent et parfois le grugent. Mais Dieu l’a reconnu, lui et il attend. Il attend que se lève enfin vers Lui son regard d’incroyant pour en faire tomber doucement les écailles.
Ainsi vont les humains face à leur Dieu. Ils prient, Dieu merci, ou ne savent pas prier. Ils croient ou ne croient pas. Ils espèrent ou désespèrent, suivant les jours, les nuits, les joies ou les tourments de leur cœur.
Il est néanmoins consolant de savoir que la prière de tout incroyant peut rejoindre celle, consciente ou non, balbutiée ou proclamée, de tout être vivant qui se tourne vers le soleil, vers Dieu, source de la vie.