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L'ITINERAIRE INTERIEUR
DU BIENHEUREUX DANIEL BROTTIER.

Alphonse Gilbert, spiritain

Le Père Brottier a beaucoup écrit : lettres et articles de circonstance. Le Père Albert Pouget a colligé le vaste courrier personnel adressé à sa famille, à des religieuses, à ses supérieurs. À cette riche moisson, les dépositions faites au procès de béatification apportent un heureux complément. Enfin, la biographie vivante et précise publiée par son collaborateur immédiat, le Père Pichon, en 1938, deux ans seulement après la mort du Père Brottier, fourmille de précieuses confidences.
Toutes ces sources - et une certaine connivence spirituelle avec le Bienheureux - permettent d'aborder respectueusement les étapes de sa vie profonde, ce qu'il est convenu d'appeler son itinéraire intérieur.

Premiers appels

L'événement marquant de son enfance fut sa première communion, le 11 avril 1887 : Daniel Brottier avait onze ans, l'âge des rêves d'avenir ! Ce fut une rencontre éblouissante avec Jésus ! Dans le silence intérieur, il s'entendit confirmer l'appel au sacerdoce qu'il pressentait depuis l'âge de cinq ans. Quel bonheur ! Le premier vrai tête-à-tête avec le Seigneur ! " Le ciel", écrira-t-il plus tard, " c'est un jour de première communion qui ne finit pas ! " Sa réponse fut, à sa manière, directe et totale : un " oui " définitif ! Une voix douce et maternelle - celle de la Vierge Marie - émit alors ces paroles inoubliables : " je te promets de te protéger toujours. " Ce fut le point de départ d'une tendresse réciproque ininterrompue... À la rentrée scolaire suivante, papa et maman Brottier le conduisirent, à sa demande, au petit Séminaire. Tout était clair : il deviendrait prêtre dans le diocèse de Blois, décision définitive...

L'année suivante, à l'occasion d'une conférence sur les Missions lointaines, surgit en lui un ardent désir - manifestement inspirée par Dieu - de devenir missionnaire. " Dès l'âge de douze ans ", écrira-t-il lui-même dix ans plus tard, " j'ai toujours envisagé la vie de mission comme la vie d'un homme qui veut se sacrifier et s’immoler pour le salut des âmes, vite ou goutte à goutte, qu'importe ! Si cependant il m'était permis d'exprimer une préférence, ce serait pour la première éventualité. " (I, 83)
Daniel vit déjà avec Jésus une profonde amitié. C'est au fond de son cœur que ce nouvel appel retentit, dans l'un de ces précieux moments où nous visite de la lumière de Dieu, qui choisit souvent ses futurs apôtres dans la fleur de la jeunesse : donner sa vie jusqu'au bout en devenant prêtre missionnaire, pour aller faire connaître Jésus au loin, chez ceux qui ne le connaissent pas, et là, être martyr d'un seul coup pour lui. Il en gardera précieusement le secret durant toute son adolescence, comme un domaine d'exclusive confidence avec Celui auquel il a déjà donné sa vie pour toujours !
Une adolescence que n'épargne pas les tempêtes intérieures et même les épreuves physiques : de pénibles maux de tête, quasi-continus, consécutifs à une typhoïde mal soignée, qu'il contracte à treize ans. Tout ceci le raffermit dans son idéal : à seize ans, il entre au Grand Séminaire !

Offrande de vie

Six ans d'études... Daniel réussit aisément, tant en philosophie qu'en théologie, mais de lancinantes céphalées lui interdisent tout effort prolongé : impossible de travailler le soir, impossible de fréquenter les savants auteurs recommandés par ses maîtres, impossible de songer à des études supérieures universitaires ! La Providence divine oriente ainsi sa vie vers un avenir qu'elle seule connaît. Il s'abandonne dans la foi.
Son visage se congestionne parfois sous l'effet de la souffrance. Elle le rend émotif, impulsif, fougueux, voire impatient : lutte constante pour devenir, à l'instar du Christ, doux et humble de cœur ! Il devra terminer ses dernières années comme externe. On l'ordonne prêtre avant les autres dans la chapelle du Séminaire, à Blois, le 22 octobre 1899, à 23 ans. C'est le benjamin du cours !
Il est envoyé aussitôt par son évêque au collège de Pont-Levoy, où il avait servi durant l'année précédant l'ordination. " Vous êtes un éducateur-né " lui avait dit l’évêque. Et, de fait, Daniel n'a rien perdu de son entrain, de son humour, de son enthousiasme. Il fascine et entraîne la jeunesse, avec un extraordinaire ascendant. L'action l’épanouit pleinement !
Mais l'appel à la vie missionnaire, le taraude. Sur le conseil de son directeur spirituel, il postule son entrée dans la Congrégation du Saint-Esprit le 15 septembre 1901. " J'ai hâte d'aller prendre ma place parmi les travailleurs qui exploitent là-bas le champ si vaste du Père de famille... Il me tarde d'offrir ma vie, mon sang pour la diffusion de la Bonne Nouvelle... C'est bien ambitieux, ce souhait du martyre ; mais, sans lui, il me semble qu'il ne peut y avoir de véritable missionnaire " écrira-t-il plus tard au Maître des novices. (I, 71)
Daniel se connaît bien. Il a souvent expérimenté l'orgueil caché qui est en lui. Ce n'est pas par bravade qu'il court au-devant du martyre mais comme un humble qui s'appuie sur la force de Dieu.
Les obstacles à son départ ne manqueront pas : l'opposition de l'évêque qui voit partir à regret ce jeune prêtre dont le talent, la vertu, la générosité commandent l'admiration ; l'opposition douloureuse de ses parents et de son frère. Il parle " d'agonie lente ", de " martyre du cœur ", reprend courage dans la prière, et s'en va sur un éclatant : " Dieu soit loué " !

Docilité à l'Esprit Saint

Daniel est le seul prêtre du groupe des vingt trois novices de la cuvée 1902-1903. Il a déjà une expérience profonde de la vie intérieure, mais on peut voir aisément dans sa correspondance qu’elle est davantage pour lui une réalité à conquérir qu'une réalité à accueillir. Une crise de conscience s’ensuivit, dès le début du Noviciat, en même temps que tombait sur lui la nuit du sentiment religieux. La lumière revint, dans une attitude de pauvreté spirituelle, qui fait confiance à Dieu et attend tout de lui, comme et avec la Vierge Marie. La conscience même de sa faiblesse, unie à une nouvelle expérience de la divine miséricorde, ouvriront son cœur à l'Esprit Saint, qui prendra intérieurement le gouvernail de sa barque. Il franchit ainsi le seuil de la docilité à l'Esprit Saint. Étonnante métamorphose ! Dans la foulée de François Libermann, il devient un authentique spiritain : tandis qu'il permet à l'Esprit de Pentecôte de le projeter dans l'action apostolique, il lui permet aussi de le conformer à Jésus-Christ.. C'est la mystérieuse unité du charisme missionnaire des fondateurs Spiritain !
" J’ai en vue les missions et la vie religieuse au même titre, ne voulant pas être missionnaire sans être religieux, avec un peu l'arrière-pensée de ne pas être religieux sans être missionnaire", écrit-il au supérieur général, Monseigneur Le Roy ; " si vous avez un poste périlleux où il faille risquer quelqu'un, je vous dis bien simplement : me voici ! " (I, 83)
Ce " me voici ! " est la parole-clé qui fait pressentir l’attitude fondamentale du jeune religieux missionnaire. C'est celui d'Abraham, celui de Moïse, celui d’Isaïe dans sa vision théophanique : " me voici, envoie-moi ! ", c'est une réponse d’amour à un appel d'amour, une offrande d'obéissance comme celle du Christ entrant dans ce monde, un don absolu et joyeux pour " aimer jusqu'au bout ", comme Lui ! Jeune homme de foi et de fidélité, il se livre sans retour!

Zèle et contradictions

A Saint-Louis du Sénégal, où l'a envoyé sa première obédience, il déploie un zèle singulier. La loi Combes impose à cette époque, aux colonies comme à la métropole, la laïcisation des écoles catholiques et l'expulsion des religieux enseignants. Le jeune Père Brottier est " l'homme providentiel " pour sauver la jeunesse ! Sous la tutelle de son curé, le Père Jalabert, il s'attelle à la formation spirituelle des jeunes : cercle catholique, confrérie d'enfants de Marie, chorale, patronage, bibliothèque, que fréquentent aussi de jeunes musulmans. Pour les adultes, il organise des conférences apologétiques sur la religion, avec succès. " Le bien est difficile, mais nous marchons quand même ", écrit-il (I, 265). " N'est-il pas de notre devoir de chercher à endiguer le torrent d’impiété qui menace d'engloutir la jeunesse ", renchérit-il dans son journal paroissial, " l'Echo de Saint-Louis " !
Le gouverneur prend ombrage. L'évêque de Dakar, quelque peu timoré, intervient vigoureusement par des décisions drastiques, sans aucun dialogue avec le Père Brottier: " qu’il cesse la publication de la revue, les conférences du soir, les réunions tardives au cercle catholique ; nous avons à prêcher l'évangile, le voilà bien dans la politique ". La calomnie affecte gravement le jeune missionnaire. Dans la prière, il devient conscient d'une autre réalité de la foi chrétienne, la huitième béatitude : " Heureux êtes-vous lorsqu'on dit faussement toute sorte de mal à cause de moi " (Mat 5,11). Il va vivre désormais une nouvelle dimension de la vie apostolique : rédempteur avec le Christ ! L'immolation " goutte à goutte " ! Aucune récrimination dans ses écrits : " il possède son âme dans la paix de Dieu " disent ces amis ! " Les croix sont de l’or " avait écrit le Père Libermann, " mais les humiliations des perles et des pierres précieuses. " (ND. I, 489).
Remonte alors à son esprit la hantise de la vie monastique, dans laquelle, pensait-il, il pourra vivre plus intensément cette participation à la rédemption du Christ. Il obtient de son supérieur de faire une retraite d'une semaine à la trappe de Lérins. Le Seigneur révèle sa tendresse à son vaillant missionnaire : celui-ci voit clairement que c'est bien dans l’apostolat actif qu'il va répondre pleinement au projet d'amour de Dieu sur lui. La paix et la joie l'envahissent !

Serviteur

Rentré en France, il reçoit de son évêque un appel pressant à colliger des fonds pour la construction du Souvenir Africain, la cathédrale de Dakar. Sa santé ne lui permet pas le retour en Afrique. Il accueille ce nouveau ministère - relativement facile pour lui - dans l'obéissance.
Le 3 août 1914, l'Allemagne déclare la guerre à la France. À 38 ans, le Père Brottier n’est pas mobilisable. Mais peut-il rester indifférent au malheur de son pays ? Il fonde le corps des aumôniers volontaires et, dans l'obéissance à son Supérieur Général, en devient le premier représentant … un aumônier légendaire, toujours en première ligne durant les quatre ans de guerre, au service des blessés, des mourants, des soldats et officiers qui le vénèrent … au service aussi par la correspondance, des veuves de guerre ou des mamans qui ont perdu leur fils. Un saint dans les tranchées ! L'incarnation du Christ Serviteur, compatissant et miséricordieux... Et pourtant, dit-il, il a la " frousse " comme les autres : le froid et le manque de sommeil l'accablent. Beaucoup tombent autour de lui. Il encourage, soutient le moral des poilus. Et lui n’est jamais blessé ; il est manifestement l'objet d'une protection spéciale du Ciel... pour une mission que Dieu seul connaît.

Ultime purification

C'est de Monseigneur Jalabert qu'il apprendra, sur une image double de Thérèse, à l'intérieur de laquelle l'évêque avait placé la photo de Daniel, que c'est bien elle sa céleste protectrice. A la lecture de " l'Histoire d'une âme ", il réalise soudain que ce qu'elle a vécu dans la contemplation, il l’a vécu dans l'action : ils sont deux âmes-sœurs ! Ils chemineront désormais la main dans la main ! " En confiance " ! Et dans l'amour : l'amour de Dieu et l’amour des hommes conjugués ... On ne peut dire qu'elle ait eu sur lui une influence séminale: la " petite voie d'enfance spirituelle " l’a confirmé dans la voie de sainteté qui était déjà la sienne, ce qui n'est pas peut dire !
Au retour de l'héroïque aventure de la guerre, Daniel Brottier ressent péniblement l'étroitesse de ces nouveaux horizons. Avec la guerre ces maux de tête se sont accentués. Il se sent inutile et stérile ! Et voilà que, durant la terrible nuit de tempête du 12 janvier 1920, Monseigneur Jalabert fait naufrage sur le bateau qui l’amène au Sénégal, avec une vingtaine de missionnaires, hommes et femmes ! Courage et confiance " lui avait dit l’évêque avant d'embarquer. Plus encore, le Père Brottier vit au fond de lui-même cette nuit d'abandon qu'a connue Thérèse, comme " un mur qui s'élève jusqu'aux cieux "... La fameuse nuit de l'esprit des contemplatifs qui, pour les hommes et femmes d'action, se vit au creuset de l’apostolat... et qui débouche sur l'union permanente avec Dieu !
Or, c’est à ce moment précis que Daniel est sollicité pour devenir le directeur de l'Œuvre d'Auteuil ! On peut dire que durant ces trois ans de purification intérieure définitive, de 1920 à 1923, Dieu a préparé immédiatement le cœur d'un saint, pour venir manifester son infinie tendresse à ses enfants privilégiés, ceux que l'épreuve a marqués, ceux qui ne sont pas aimés, "ceux dont personne ne veut. " Et Thérèse aura été, par sa propre purification dernière, (qui dura deux ans environ) son modèle et son soutien.

L'instrument de Dieu
Le Père Brottier entre Auteuil le 21 novembre 1923. " J'ai dit ma messe ce matin (à la rue Lhomond) pour les Orphelins d'Auteuil ", dit-il, dans le taxi qui l’amène, à son proche collaborateur, le Père Pichon, " je me suis offert à Dieu pour les servir jusqu'à ma mort ". Et Thérèse entre avec lui. Tous deux unis dans la même appartenance amoureuse à Dieu et par des liens fraternels secrets, avant de devenir complices dans cette nouvelle aventure que lui confie l'obéissance. Plus qu'une complicité, une alliance ! Manifestement voulue du ciel... Il commencera par lui construire une belle chapelle !
Daniel vit désormais en union permanente à Dieu, une union qui s'accroît et s'approfondit sans cesse, tandis qu'il lui prête ses bras, ses yeux (ses beaux yeux bleus si profonds), son cœur pour aimer et servir les jeunes qu’il lui confie. D'où cette pédagogie privilégiée, à base de relations personnelles d'amour, d'estime, de confiance ; d'où cet accueil quotidien des personnes en souffrance qui viennent vers lui et des bienfaiteurs qui le soutiennent ; et son exquise amitié avec ses proches collaborateurs.
On l'appelle à juste titre que " le bon Père Brottier " car il rayonne la bonté de Dieu. Les saints sont des modèles d'humanité. L’amour des hommes qu'il puise dans le cœur de Dieu, par constante habitude de prière et de maîtrise de soi, Daniel Brottier l’exprime dans ses relations multiples. C'est ainsi qu'il a pu constituer cette chaîne d'amitié avec de nombreux bienfaiteurs, ininterrompue jusqu'à nos jours.
La certitude de la présence constante de Dieu près de nous nourrit son espérance. Cet amour de Dieu, à l'œuvre dans nos vies, se dénomme la Divine Providence. L'abandon à la divine Providence est le beau fruit de la présence active de l'Esprit Saint dans le cœur des saints !
" Il faut savoir souffrir " disait-il, " supporter sa couronne d'épines. " La sienne, c’était ces terribles maux de tête, qui s'intensifiaient de plus en plus. Ces stigmates invisibles le maintiennent en état de co-rédemption avec le Christ souffrant. Les épreuves morales, persécutions, calomnies, humiliations, lui sont plus douloureuses encore ! Et surtout le malheur des enfants en détresse qu'il ne peut accueillir ! C'est celui-là qui a finalement brisé le cœur de celui qu’on a dénommé " le Christ compatissant." Il mourut en 1936. Il n'avait pas encore 60 ans!
La sainteté du Père Brottier se manifesta enfin près de ses intimes par ses dons de discernement, de prophétie, et quelques miracles de guérison. L'archevêque de Paris, le cardinal Verdier, venait souvent le consulter le matin pour des problèmes à résoudre d'urgence: " quand je lui parle ", disait-il, " il me semble voir un halo lumineux autour de sa tête. " C’est lui qui, dans son discours funèbre, prononça le premier le mot de " saint. " Pendant la nuit, le Père Pichon et les Sœurs d'Auteuil, avaient déjà découpé des reliques ! Le jugement du peuple de Dieu l'avait déjà béatifié avant l’heure ! La béatification eut lieu en 1984.
Père Alphonse Gilbert

P.S. I = tome I (2e édition) des trois tomes manuscrits du Père Brottier.
N.D.= Notes et Document du Père Libermann