Chemins de vie

THÈRÉSE DE LISIEUX,
AMIE DE CŒUR DE DANIEL BROTTIER

P. Christian De Mare, Spiritain

Daniel Brottier est né un an après Thérèse de Lisieux, et il est mort 38 ans après elle. Le rayonnement de Thérèse a été si rapide qu’il a rejoint ce missionnaire devenu aumônier militaire pendant la guerre. Le P. De Mare nous dit pourquoi ils devaient se rencontrer.

Rencontre curieuse favorisée par Mgr Jalabert 
Avant d’être responsable de l’Œuvre d’Auteuil, le P. Brottier n’a fait que de rares allusions à Thérèse de Lisieux dans sa correspondance ; l’Histoire d’une Ame, l’autobiographie de Thérèse, publiée pour la première fois quelques années après sa mort en 1897, n’était pas encore universellement connue. En 1921, le P. Daniel s’adresse à Mgr Alexandre Le Roy, son supérieur général, à propos du Souvenir Africain ; c’était le grand projet de construction d’une cathédrale à Dakar, dans lequel le P. Brottier était entièrement engagé ; il dit ceci: " La petite Sœur Thérèse aura droit, le moment venu, aussi à quelque autel. Mgr Jalabert avait fait une promesse dans ce sens. " La raison de cette attirance, c’est que deux ans auparavant, dans les premiers mois de 1919, Mgr Jalabert, vicaire apostolique de Dakar, avait rencontré à Mayence l’aumônier militaire Brottier qui n’était pas encore démobilisé. Bien sûr, ils avaient parlé du projet de la cathédrale de Dakar, mais l’évêque avait aussi révélé à son cher missionnaire qu’il l’avait confié à la petite Thérèse pour le garder sain et sauf tout au long de cette guerre si meurtrière. C’était donc elle qui l’avait protégé au cours de ces quatre années d’enfer. Depuis cette surprenante révélation, une amitié fraternelle avait pris corps entre Daniel et Thérèse.

L’œuvre d’Auteuil, lieu privilégié de collaboration
Cette amitié s’épanouit par le concours de plusieurs circonstances. Le P. Brottier avait noté, dans ses premières impressions sur l’Œuvre d’Auteuil - appelée alors Œuvre des Orphelins-Apprentis - qu’il y avait bien une chapelle à la disposition des jeunes, mais que ce local ne convenait plus: " Il faudrait qu'une vraie chapelle s'élevât, dans laquelle les chers petits trouveraient plus facilement et plus confortablement la paix intérieure, le courage, la vertu que leurs âmes viennent plusieurs fois par jour chercher près de Jésus. ".
L’Œuvre d’Auteuil, fondée par l’abbé Roussel en 1865, abritait à ses débuts les groupes dits de la Première Communion : des enfants abandonnés à la rue s’y succédaient tous les 4 mois par groupes d’une cinquantaine pour une sorte de retraite de catéchèse les conduisant à faire leur première communion. Progressivement, cette œuvre s’était complété d’une dimension humanitaire : il s’agissait de doter aussi les enfants d’un métier, l’action spirituelle ne suffisant pas à assurer leur avenir.
En même temps qu’il ressentait la nécessité de donner à ses jeunes une chapelle plus décente, le P. Brottier était frappé par la rencontre de deux faits qu’il comprenait comme un appel: il se trouvait maintenant à la tête de l’Œuvre d’Auteuil, lui que Thérèse avait particulièrement protégé; et Thérèse était la protectrice de cette Œuvre depuis une trentaine d’années, grâce à Sœur Marie Castel, sa jeune compagne au Carmel de Lisieux, fille d’un fidèle collaborateur de l’abbé Roussel.
Un autre motif avait sans doute joué pour renforcer la confiance du P. Brottier: il se sentait toujours une âme missionnaire, et Thérèse avait un faible pour cette vocation. La future patronne des missions faisait pleuvoir une pluie de roses sur le travail des missionnaires. Auteuil était aussi un ‘pays de mission’.
Le P. Brottier, à peine avait-il pris la maison en charge, se tourna donc vers Thérèse pour qu’elle l’assiste dans sa tâche : " Thérèse n'est pas notre Amie d'hier, elle est notre Amie de toujours. Nous voulons qu'elle le reste à jamais, en faisant de la maison, que vivante elle a tant aimée, un sanctuaire dans lequel elle fera pleuvoir les roses, et passera son Ciel à faire du bien. " Le 21 novembre 1923, le jour même de son installation à Auteuil, le P. Brottier écrivait au Carmel de Lisieux, demandant que les moniales s’associent à la neuvaine de prières que lui et les enfants commençaient pour obtenir un signe du Ciel : pouvait-on se lancer dans la construction d’une nouvelle chapelle, malgré la fragilité des finances?
Le signe vint au moment même où le P. Brottier allait voir le Cardinal Dubois, archevêque de Paris, pour lui parler des besoins de l’Œuvre; une bienfaitrice lui remit un don généreux qui faisait bien augurer de l’avenir: " J'ai vu le cardinal hier... Son Eminence… m'a beaucoup encouragé à lancer l'idée d'une chapelle plus confortable qui laisserait aux enfants des impressions de piété plus solides. Il autorise qu'on la dédie à la Bienheureuse Thérèse de l'Enfant-Jésus ... Voilà qui va faciliter grandement notre apostolat intérieur et extérieur. "
Quelques douze années plus tard, le P. Brottier vit ses derniers jours lorsqu’il signe un article intitulé: Coup d’œil d’ensemble. Il nous confie combien sa confiance en Thérèse fut une inspiration géniale:
Lorsque Thérèse de l'Enfant-Jésus décide de prendre la direction de la maison des orphelins, la situation est désespérée… Thérèse paraît, et avec elle, la légion de ses fervents qui ont compris sa pensée, et le salut s'opère de telle sorte, qu'à moins d'être atteint d'une cécité spirituelle totale, on est bien obligé de crier au prodige.
Daniel était certain que Thérèse allait joindre son affection maternelle à l’affection virile qu’il portait aux jeunes sans appui ni ressources. Cette intuition fut confirmée par le Cardinal Dubois : " Que la Sainte Carmélite devienne la "Petite Maman" des Orphelins d'Auteuil. Qu'elle remplace près de ces enfants si déshérités, celle dont les soins, pour bon nombre d'entre eux, ont manqué si tôt à leurs jeunes années. Je bénis ce projet. " Le P. Daniel avait trouvé le levier qui lui permit de redresser l’Œuvre, puis de la développer de façon surprenante.

Deux générosités à toute épreuve
Thérèse et Daniel étaient faits pour s’entendre : leurs vocations étaient complémentaires. L’un et l’autre étaient missionnaires dans l’âme. Thérèse exprime, dans sa consécration à la Sainte Face, cette passion née au cœur de son enfance ; elle la vit aussi dans sa dure épreuve d’obscurité totale de sa foi (1896-1897) :
"Il nous faut des âmes, surtout des âmes d'apôtres et de martyrs, afin que par elles nous embrasions de Votre Amour la multitude des pauvres pécheurs." (Consécration à la Sainte Face, 6/8/96)
Oh! Seigneur, renvoyez-nous justifiés... Que tous ceux qui ne sont point éclairés du lumineux flambeau de la Foi le voient luire enfin..." (ms 251)
Le P. Daniel est lui aussi habité par cette générosité du cœur : Quant à la vie de mission, je l'ai toujours envisagée, dès l'âge de 12 ans, comme la vie d'un homme qui veut se sacrifier et s'immoler pour le salut des âmes, vite ou goutte à goutte, qu'importe ! … Mais, si vous avez un poste plus périlleux, où il faille risquer quelqu'un, je vous dis bien simplement : Me voici ! Du sang de missionnaire, c'est de la semence de chrétien… (lettre de Brottier à son supérieur général)
Comme Thérèse, Daniel était donc porté à embrasser les causes difficiles. Thérèse, entrée encore adolescente dans la vie du Carmel, avait porté vaillamment le rude apprentissage de la spiritualité du désert, elle avait accepté avec courage les souffrances de sa maladie pulmonaire, elle avait soutenu ses deux ‘frères missionnaires’ prêtres jusqu’à ce qu’elle n’eut plus la force de leur écrire. Daniel avait quitté son diocèse de Blois pour affronter la vie missionnaire au Sénégal, il avait pris à bras le corps la promotion, puis la réalisation d’un ambitieux projet de construction du Souvenir Africain (la cathédrale de Dakar) ; il s’était engagé dans la Grande Guerre comme aumônier militaire volontaire malgré sa santé précaire - 4 années terribles -, il avait accepté le défi d’assumer une œuvre déclinante d’orphelins.
Thérèse et Daniel étaient tous deux habités par l’urgence de la solidarité. On a déjà évoqué la vive amitié fraternelle qui liait Thérèse aux jeunes missionnaires Maurice Bellière et Adolphe Roulland. Elle porte en elle une " passion pour les missions lointaines ". L’histoire de sa présence inlassable à l’Œuvre d’Auteuil est le meilleur signe de sa fidèle solidarité au sort des jeunes en grand besoin.
Daniel a magnifiquement montré cette même qualité dans ses relations et ses services avec les soldats et les Officiers de son régiment. La rudesse des 4 années de guerre a été pour Daniel une sorte de noviciat de solidarité humaine.
En arrivant à Auteuil, quatre ans ½ après la fin des hostilités, il semble bien qu’une des qualités les plus signifiantes de Daniel pour conduire cette maison de jeunes, ce fut encore cette capacité de se solidariser avec eux. C’est l’urgence de la solidarité qui l’a mené à prendre quantité d’initiatives, de tâches et de risques, et jusqu’à pouvoir avouer, près de sa mort : Les médecins cherchent mon mal ; s’ils savaient toutes les misères qui frappent à ma porte et mon impuissance à les soulager toutes, ils sauraient ce qui me brise aujourd’hui . (28/07/1960,PIC, 246, AG 551).

Proche également de l’esprit d’enfance de Thérèse, la franchise et l’honnêteté de Daniel ; son regard est droit et exigeant, mais plein de bonté. Il aime que règne la confiance entre lui et les personnes qui partagent ses tâches, il forme les enfants à la confiance envers lui, et il la leur rend malgré les faiblesses et défauts qu’il leur connaît. Thérèse et Daniel ont le cœur simple. Peut-être ce propos de Libermann éclaire-t-il la qualité de leur simplicité :
" …La simplicité. Vertu sur laquelle il y aurait bien des choses à dire, parce que, généralement, on ne la connaît pas. On la regarde comme une chose ordinaire, et c’est cependant la vertu des parfaits. C’est elle qui nous attire les plus grandes faveurs et les plus grandes lumières de Dieu, puisque celui qui l’a, ne voit plus, ne pense plus et n’aime plus qu’en Dieu, pour Dieu et selon Dieu " (Libermann, Noël 1836).
A l’assurance de Thérèse vivant sa ‘petite voie’, répond celle de Daniel qui s’appuie aussi chaque jour sur la présence de la Providence à ses côtés. C’est ce qui lui donne de l’aplomb ; il défile tout fier à la tête de ses jeunes lors des fêtes nationales, et il affiche dans le métro de grands portraits de Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus au regard contemplatif d’un autre monde.
Thérèse et Daniel se retrouvent tous deux dans l’essentiel de la vocation missionnaire : " L'amour surtout, plus que les oeuvres. L'amour qui nous rend missionnaires même lorsque nous ne pouvons plus rien faire (un zéro). Souffrir, mais dans la joie de l'amour de Jésus: la Croix est le signe d'un véritable apostolat, plus importante que de brillantes prédications. Notre unique désir est de ressembler à notre Adorable Maître, s'anéantissant, prenant la forme et la nature d'esclave; suivre Jésus, devenir semblable à lui, revêtir le Chinois. (au P. Roulland)
"Je serai heureuse de travailler avec vous au salut des âmes; c'est dans ce but que je me suis faite carmélite, ne pouvant être missionnaire, j'ai voulu l'être par amour." (à l’abbé Bellière)
Thérèse et Daniel se sont donné la main pour faire fleurir parmi les jeunes et ceux qui s’en occupaient, une grande qualité de cœur nécessaire à l’épanouissement de tous : " L’amitié, c’est l’oubli de soi pour le bonheur de l’autre; c’est une rare et divine chose que l’amitié, c’est le plus parfait des sentiments humains. En partageant les joies, on augmente leur douceur ; en partageant les tristesses, nous adoucissons leur amertume ".