Régine du Charlat,
est directrice honoraire de l’Institut des Arts Sacrés à
l’Institut catholique de Paris. Pendant plus de 30 ans et jusqu’à aujourd’hui,
elle a participé à la formation de responsables dans l’Eglise. Particulièrement
sensible à l’art de dire l’Evangile, elle est attentive à trouver les mots qui
disent l’expérience de la foi.
Une urgence : « J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé » ( 2 Cor,
4,13).
Même
si nous pouvons constater quelques progrès, notre Eglise aujourd’hui, au moins
dans nos régions, connaît une grave crise du langage religieux. Tous n’en
conviendront pas, je le sais. La plupart d’entre nous cependant reconnaîtront
sans doute le sentiment d’étrangeté éprouvé par le plus grand nombre de nos
contemporains lorsque s’exprime la foi des chrétiens. On ne rencontre plus que très rarement l’hostilité ou le mépris mais plutôt la
perplexité devant un discours dont on ne perçoit pas la pertinence et qui
engendre très vite, en conséquence, une large indifférence devant une réalité
sur laquelle on n’a aucune prise. Il se peut très bien d’ailleurs que cette
indifférence ne soit pas aimée par tous ceux qui l’éprouvent. L’Eglise a
vraisemblablement marginalisé beaucoup de croyants qui ne pouvaient se
retrouver dans un langage trop « savant » ou trop
« militant ». Ils ont ainsi perdu confiance dans leur propre parole.
A la fin, ils deviennent muets et se mettent à douter de ce qu’ils ont
peut-être encore à cœur.
Bien sûr,
l’Evangile continue d’être entendu et annoncé. On ne peut douter de la sincérité et de la foi dont témoigne
l’Eglise, dans ses positions communes comme dans le témoignage de ses membres.
L’attention n’est pas portée ici sur les intentions des chrétiens, dont on
n’est pas juge et à la foi desquels on fait entièrement crédit. Il s’agit de
s’interroger sur la capacité de tous d’accéder à sa propre parole de foi, parole
née de l’écoute de l’unique Parole de Dieu, mais incorporée dans la singularité
de chacun. Car il est urgent de renouveler le langage de la foi, de façon non
pas à convaincre – ce qui appartient à l’Esprit – mais à témoigner, ne
serait-ce que pour soi-même, d’une parole vivante et habitée.
Visiter
nos images
Il
est très souvent salutaire, avant de s’engager dans une réflexion, quelle
qu’elle soit, de laisser venir au jour les images inscrites profondément en
nous et dont certaines peuvent faire lourdement obstacle.
Combien
sommes-nous, en France, à souffrir de l’idée que l’on ne peut parler que
« clairement » ? Fantasme scolaire et puissant de Boileau :
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire
arrivent aisément » ! Alors, si je ne peux que balbutier, je n’ai
qu’à me taire. D’autres plus « aisés » parleront, mais cela ne
remplacera pas ce que j’aurais pu dire, même maladroitement. Une autre
« image » souvent s’impose également : il y a des spécialistes, des
prêtres, des théologiens, des catéchistes, des papes, des conciles ; eux
savent ce qu’il y a à dire et savent comment le dire, qu’ils le fassent. Ce qui
ne nous empêche pas de douter de leur véritable expérience de la vie :
savent-ils vraiment de quoi ils parlent, eux qui vivent apparemment loin du
monde ordinaire ?
Ces images
sont fréquentes et il y en a probablement d’autres. Leur gravité vient de ce
qu’elles peuvent tuer la confiance en sa propre capacité de parler. Or, nous le
savons-bien, il y a des discours savants ou élégants qui ne parlent pas et il y
a des propos malhabiles qui parlent infiniment. Chacun de nous est appelé à
trouver sa propre parole et, le plus souvent, la trouve, dans le courant des
jours. Il importe que, lorsqu’il s’agit de notre foi, c’est à dire de ce que
nous avons entendu dans l’écoute de la Parole de Dieu, nous soyons tout aussi
capables d’accéder à notre propre parole : la parole qui s’est forgée au
creux de notre humanité, à la mesure de notre écoute de la Parole de Dieu.
« Une vérité qui n’est pas réchauffée dans une conscience d’homme, est
une vérité trahie. » (Jean Sulivan).
La parole
en écho
La parole de
foi n’a pas d’autre source que l’écoute de la Parole de Dieu. Il n’y a aucune
ambiguïté à ce sujet : « la foi naît de l’écoute ».
Trouver sa parole propre ne fait pas inventer l’Evangile. Etre sujet de sa
parole – nous réfléchirons plus loin à cette « subjectivité » - ne dispense pas, lorsqu’on est chrétien, de
vivre dans l’attitude du disciple. Est disciple celui qui se laisse instruire, qui consent à ce que toute vérité
ne vienne pas de lui. Le chrétien est celui qui se reçoit comme disciple du
Christ et se met à l’écoute de sa parole. La parole propre du chrétien peut
alors s’entendre comme un écho vivant de la Parole de Dieu écoutée et entendue.
Il n’y a
qu’une écoute de la Parole. On peut cependant la déployer en « triple
écoute ».
On peut parler
d’abord d’écoute de la Parole dans l’Ecriture et dans la Tradition de l’Eglise
qui, sans cesse, la répercute. C’est la première écoute, celle qui est source.
Elle demande la plus grande attention, la plus grande « obéissance »
(obéir veut dire étymologiquement écouter). Se mettre dans l’écoute est déjà se
mettre dans la foi, plus encore, se découvrir mis dans la foi. Cette écoute est
toujours à reprendre. Nous n’avons jamais tout entendu de ce qu’il y a à
entendre. Nous avons aussi à attendre, parfois longtemps, d’entendre ce qu’il
nous sera donné d’entendre. « On n’entend que ce qu’on avait en
soi à entendre, et à l’heure où il nous est donné de l’entendre »
(Jean-Marie Martin).
Nous ne serions pas disciples si nous croyions avoir tout entendu et sans cesse
nous avons à nous remettre à cette première écoute. C’est bien ce que fait
l’Eglise en proclamant inlassablement dans la liturgie la même Parole de Dieu.
La deuxième
écoute cherche à entendre le monde, c’est à dire tout ce qui constitue notre
humanité, tout ce qu’il lui est donné de vivre. Là encore est demandée la plus
grande attention. Là nous habitons, là nous rejoindra la Parole de Dieu. Encore
faut-il que nous y habitions vraiment, que nous explorions l’immensité et la
complexité de notre vie ; que nous acceptions là aussi que cela prenne du
temps. Bien sûr, aucun de nous n’est capable de tout explorer et il y a une infinité de chemins possibles.
Mais il est de notre responsabilité
d’aimer, de connaître et d’assumer notre humanité sans réserve, si nous
voulons y entendre la résonance de la Parole de Dieu.
La troisième
écoute est celle de l’écho de la Parole de Dieu dans notre existence. Si nous
nous faisons disciples et tendons l’oreille, et sommes simultanément attentifs
à notre vie concrète, alors la Parole de Dieu peut nous toucher, résonner en
nous et parler dans la particularité, dans la singularité, propre à chacun. La
foi est très précisément l’écho de la Parole de Dieu en nous. Notre propre
parole de foi livrera cet écho. « Faire écho », c’est ce que dit très
précisément, dans son étymologie, le terme de « catéchèse ». Il est
bon de s’en souvenir, même si ce terme aux allures trop technique est difficile
à utiliser couramment. Il est de notre
responsabilité d’écouter et d’entendre cet écho de la Parole de Dieu en nous, à
condition pour que nous puissions livrer nous-mêmes cet écho dans notre propre
parole de foi.
Trouver
sa parole
Commence alors
l’œuvre de la parole propre à chacun. « Ecrire comme on écoute » :
c’est le beau titre d’un article du moine poète Gilles Baudry sur la poésie.
Parler comme on écoute ; faire accéder ce que l’on a entendu – en écho dans la vie – de la Parole de Dieu ; accéder à sa
propre parole de foi : c’est donner corps à la Parole qui ne cesse ainsi
de « prendre chair » ; c’est prouver qu’elle retentit toujours
et qu’elle fait vivre. C’est une œuvre, comme on peut parler, osons le dire,
d’une œuvre d’art. C’est donc exigeant.
Il ne suffit
pas, en effet, de se contenter de répéter le langage tout fait. Il s’agit de
faire œuvre créatrice en élaborant sa propre parole. « Les chrétiens
devraient trouver des mots nouveaux », disait récemment Marcel
Gauchet.
Si le message chrétien n’est pas porté et sans cesse renouvelé par l’écoute de
ses disciples, il restera « lettre morte », non seulement pour les
autres mais peut-être aussi pour les disciples eux-mêmes. Ceci étant proposé
nettement, il est bon d’affiner un peu maintenant la réflexion.
Tout d’abord,
il ne faudrait pas penser qu’il s’agit là d’un travail savant, réservé à ceux
qui auraient une formation spécialisée, ou qui seraient plus avancés dans la
foi, ou encore qui auraient une responsabilité spécifique dans la vie de
l’Eglise. Non, c’est une œuvre pour tous. Pas plus que dire « je
t’aime », dire « je crois » n’est réservé à certains. Et dire
« je t’aime » n’est pas moins mystérieux que dire « je
crois ». En revanche nous avons droit à une parole modeste ; nous
avons droit au balbutiement, à la parole traversée par le doute, par les
angoisses et les souffrances non surmontées, par la difficulté de vivre. Une
parole vraie peut être inachevée, parole en chemin vers la vérité tout entière,
pas à pas. La parole de foi du chrétien n’a pas à égaler la parole dogmatique
ou « magistérielle » de l’Eglise. Certes, cette parole doit, elle
aussi, être écoutée comme écho de l’Evangile mais elle ne remplacera jamais la
parole vive du simple croyant. Elle risque même d’être parole morte si elle n’est sans cesse vivifiée par le simple croyant.
Devrions-nous
pour autant tout inventer ? N’aurions-nous pas le droit de reprendre à
notre compte les paroles traditionnelles que nous livrent les Ecritures et
l’Eglise ? Bien sûr que si. Chaque jour le « Notre Père »,
inlassablement répété ; chaque jour la liturgie chrétienne ; chaque
jour la méditation des textes reçus – psaumes, textes de l’Ancien ou du Nouveau
Testament - : entièrement reçus, sans que nous en ayons forgé les mots,
ils peuvent être entièrement habités et repris comme notre propre parole de
foi. Mais à deux conditions. La première est que notre répétition ne soit pas
purement passive. Il y a des répétitions mortes et des répétitions vives :
cela vit en nous. Il n’est pas nécessaire pour cela d’en être tout à fait
conscient, de le maîtriser ; peut-être seulement d’y être présent ou plus
radicalement encore de demander la grâce d’y être présent. La seconde condition
est de ne pas prendre prétexte des paroles reçues et goûtées intérieurement
pour se dispenser de trouver sa propre parole. Si modeste, si inachevée
soit-elle.
La parole fraternelle
Mais notre
parole sera-t-elle fidèle ? Etre sujet de sa parole est-il suffisant pour
rendre compte de la Parole de Dieu ?
Il n’y a de
véritable parole que singulière, il n’y a de parole que venant d’un sujet qui
l’habite, la porte et la livre. Mais là aussi il faut affiner le propos. Tout
d’abord, le sujet peut être individuel ou collectif. La parole peut être celle
d’un groupe ou d’une personne. Elle peut être celle d’une époque, d’une
culture, d’un milieu spécialisé. Notre époque est particulièrement sensible à
l’individu, au risque de dissocier le moi de tout son environnement social.
Pour autant, le « sujet » de la parole n’est pas à réduire au seul individu.
Trouver sa parole de foi a une dimension fraternelle ecclésiale qu’il ne
faudrait pas dissoudre dans une conception trop individualiste du
« sujet ».
Par ailleurs, la subjectivité n’est pas à confondre
avec le subjectivisme, qui ferait du seul sujet la mesure de la vérité. Cela a
été rappelé dès le début de ces lignes. La parole propre du sujet croyant est
celle du disciple qui s’est mis à l’écoute d’une Parole qui ne vient pas de
lui. Mais cette Parole s’est révélée capable de retentir en lui et d’inspirer sa
propre parole. La singularité de la parole de foi, c’est à dire sa capacité à
surgir en chacun de nous, est justement la « preuve » de sa capacité
à nous faire vivre et à nous donner, à notre tour, la parole.
Du même coup, notre parole subjective reste limitée. Nous
n’avons jamais tout entendu de l’Evangile. C’est pourquoi notre parole de foi
se doit de rester fraternelle. Notre écoute s’enrichit de l’écoute des autres.
Par eux elle s’affine, se corrige s’il le faut. Tout a été dit en Jésus-Christ,
mais tout n’a pas été entendu. Il faudra la multiplicité de l’écoute des
disciples, et la diversité de l’histoire, et celle des cultures ou des
expériences particulières pour que, progressivement, l’Evangile soit entendu
dans sa plénitude. L’œuvre de la parole de foi qui incombe à chacun peut se
livrer en véritable écho de la Parole de
Dieu mais elle ne peut être solitaire. En cela elle témoignera aussi de
l’Eglise, communauté de tous les disciples qui acceptent de se mettre à
l’écoute de la même Parole.
Rom 10,17
Préface au livre de Régine du Charlat, Comme des
vivants revenus de la mort, Editions Bayard, 2002