Chemins de vie


LA LITURGIE, ECOUTE INTERACTIVE DE DIEU



P. Jean Savoie, Spiritain



La prière liturgique fait partie de toute vie chrétienne. Diacres, prêtres, religieuses y consacrent une ou deux heures par jour. Tous les fidèles s’y retrouvent le dimanche et lors de la célébration des sacrements. C’est en effet la prière officielle de l’Eglise. Nous ne pouvons pas parler d’écoute de Dieu dans notre vie spirituelle, sans la retrouver dans la liturgie.
En ce 40e anniversaire de la Constitution sur l’Eglise au Concile de Vatican II, il est tout à fait opportun de vérifier comment nos célébrations sont écoute de Dieu et réponse communautaire à ses appels.

Toute célébration liturgique
comporte une écoute de la parole.

               Nous savons que les prières juives en famille et à la synagogue commencent par rappeler la nécessaire attitude d’écoute de Dieu : « Ecoute Israël: le Seigneur notre Dieu est l'Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Ces commandements que je te donne aujourd'hui resteront gravés dans ton cœur. Tu les rediras à tes fils, tu les répéteras sans cesse, à la maison ou en voyage, que tu sois couché ou que tu sois levé ». (Dt 6, 4‑8a) Cette prière est reprise dans nos Complies du samedi soir. On y perçoit fortement que l’écoute est active et engagée avec une réponse qui est amour de Dieu et action dans la vie familiale et sociale.
            On ne peut prier que dans le contexte de la grande action de Dieu envers son Peuple : il l’a choisi, il l’a tiré du milieu des Nations, l’a délivré de l’esclavage, il a fait alliance avec lui, il l’a conduit au désert et accompagné jusqu’à la terre promise.
            La veillée pascale, dans la liturgie chrétienne, reste l’exemple unique de cette prière qui se nourrit du mémorial de l’action divine, révélatrice du nom et de l’amour unique de Dieu envers chacun de son peuple. Les lectures de la veillée pascale sont une écoute priante de l’action de Dieu en faveur des siens : à la création, au cours de l’ancien testament, dans le mystère pascal. Elles commencent par le récit de la Création, au Chapitre premier de la Genèse : « Dieu vit l’œuvre qu’il avait faite et c’était très bon ». Suit le rappel des grandes interventions du Seigneur : l’exode, l’accompagnement au Désert, la découverte de la Loi. etc. Dieu a conduit son Peuple, on l’écoute, on le loue, on le glorifie.

               Un autre exemple de cette prière dans l’écoute, c’est le premier chapitre de la lettre de saint Paul aux Ephésiens (cf. Liturgie des heures, lundi IV à vêpres) : c’est un cantique au Dieu Sauveur :

« Qu'il soit béni, le Dieu et Père de notre Seigneur,
Jésus, le Christ!
Il nous a bénis et comblés des bénédictions de l'Esprit,
au ciel, dans le Christ.
Il nous a choisis, dans le Christ, avant que le monde fût créé, pour être saints et sans péchés
devant sa face grâce à son amour.
Il nous a prédestinés à être pour lui,
des fils adoptifs par Jésus le Christ.
Ainsi l’a voulu sa bonté, à la louange  de gloire de sa grâce, la grâce qu'il nous a faite dans le Fils bien‑aimé.
En lui par son sang, nous avons  le rachat,
le pardon  des péchés.
C'est la richesse de sa grâce dont il déborde jusqu'à nous
en toute intelligence et sagesse.
Il nous dévoile ainsi le mystère de sa volonté,
selon que sa bonté l'avait prévu dans le Christ
Pour mener les temps à leur plénitude,  récapituler toutes choses dans le Christ, celles du ciel et celles de la terre ». (Eph 1 3-10)

               Rappelons enfin les grands cantiques de l’Office divin, à Laudes et à Vêpres comme  l’écoute des grandes bontés de Dieu envers les siens. Le Cantique de Zacharie (Lc 1, 68-76) est un récit des attentions de Dieu :
Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël
qui visite et rachète son peuple.
Il a fait surgir la force qui nous sauve
dans la maison de David, son serviteur,
comme il l'avait dit par la bouche des saints,
par ses prophètes, depuis les temps anciens, 
salut qui nous arrache à l'ennemi,
à la main de tous nos oppresseurs,
amour qu'il montre envers nos pères,
mémoire de son alliance sainte,
serment juré à notre père Abraham
de nous rendre sans crainte,
afin que délivrés de la main des ennemis,
nous le servions dans la justice et la sainteté,
en sa présence, tout au long de nos jours.
Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très­-Haut
tu marcheras devant, à la face du Seigneur,
 et tu prépareras ses chemins

      Le Cantique de Marie (Lc 1, 47-54) met sur les lèvres de Marie ce rappel des faveurs de Dieu pour elle et pour tout le peuple :
Mon âme exalte le Seigneur,
 exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur!
Il s'est penché sur son humble servante;
désormais, tous les âges me diront bienheureuse.
Le Puissant fit pour moi des merveilles; Saint est son nom!
Son amour s'étend d'âge en âge sur ceux qui le craignent.
Déployant la force de son bras, il disperse les superbes.
Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles.
Il comble de biens les affamés,
renvoie les riches les mains vides.
Il relève Israël, son serviteur, il se souvient de son amour,
de la promesse faite à nos pères,
en faveur d'Abraham et de sa race, à jamais.


Conditions d’une bonne écoute.

            Ces prières sont au cœur de la prière du Peuple de Dieu. Elles ont porté sa marche et son espérance. Pourtant elles ne peuvent devenir notre prière qu’à certaines conditions. Il nous faut une certaine formation biblique pour resituer les prières bibliques dans leur contexte. Sans être des spécialistes de la Bible, nous saisirons mieux toute l’intensité d’un psaume en connaissant un peu l’urgence ou l’émerveillement qui l’a fait naître. Les lectures spirituelles, les homélies à la messe, les explications préparatoires aux sacrements, tout cela nous donne le contenu dont nous avons besoin pour bien écouter la parole.
            Nous écoutons la prière liturgique comme une prière qui parle de notre vie d’aujourd’hui. Si l’Eglise nous fait reprendre un texte ancien c’est qu’elle sait qu’il éclaire notre actualité : nous ne savons pas toujours comment prier, c’est l’Esprit qui nous fait écouter les prières de l’Eglise.
Enfin nous avons à trouver un bon équilibre entre le temps de l’écoute et le temps de notre réponse à Dieu. Il nous  faut prendre le temps de saisir la densité des gestes et des paroles du Christ en laissant à Dieu le temps de nous rejoindre pour intérioriser les paroles écoutées.

La liturgie est action signifiante
de l’amour du Christ

            Nous savons que l'Église « est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c'est‑à‑dire à la fois le signe et le moyen, de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain» (Vat. II, Lumen Gentium,1). L’Église, donc, à travers son être de « signe », rend possible, d'une certaine manière, la perception du Christ comme sacrement de salut. C'est précisément à partir de cette sacramentalité que s'articulent les sacrements proprement dits. Le sacrement, acte de l'Église, est aussi acte du Christ, parce que l'Église ne fait rien que le Christ ne le lui ait dit et enseigné de faire: « Faites ceci en mémoire de moi » (Lc 22, 19).
            Ceci exprime bien que l’acte liturgique est acte du Christ et de l'Église. La prière eucharistique comporte le récit de l’action de Jésus et de ses gestes et le prêtre les reprend : « il prit le pain, il le bénit et le donna à ses disciples en disant : ceci est mon corps ». Ce récit est un mémorial. Dans la célébration liturgique et les gestes concrets qu'elle requiert, l'Église ne fait rien d'autre que de prolonger et d'actualiser les gestes du Seigneur Jésus. Les gestes de la liturgie ont donc en soi leur efficacité, en tant que gestes du Christ, faits par l’Eglise, en mémoire de lui. L’action liturgique est participation à l’Eucharistie du Christ, porteuse de grâce en refaisant les gestes du Christ.

Les gestes liturgiques portent tout l’amour du Christ

              Les Évangiles nous présentent les gestes de Jésus: il marche, bénit, touche, guérit, fait de la boue, lève les yeux vers le ciel, rompt le pain, prend le calice. Quand la liturgie de l’Eglise les reprend, le prêtre agit au nom du Christ en personne et au nom de l’Eglise aussi : « Père saint, quand l'heure fut venue où tu allais le glorifier, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu'au bout: pendant le repas qu'il partageait avec eux, il prit le pain, il le rompit, et le donna à ses disciples, en disant: prenez et mangez en tous: ceci est mon corps livré pour vous. De même, il prit la coupe remplie de vin, il rendit grâce et la donna à ses disciples... » (Missel romain, Prière eucharistique IV).
               L’Eglise fait aujourd’hui les gestes de Christ. Elle est composée de personnes concrètes qui vivent en elles ces gestes du Christ. Ces gestes doivent donc être parlants pour les participants. Ils seront expressifs de la grandeur et de la dignité du mystère, s’ils traduisent ce mystère de façon compréhensible dans la langue et la culture des participants.
               Cependant, ce qui rend beau le geste du Seigneur, ce n’est pas d’abord la décoration de la salle ou la nappe de la table. Certes, tout cela sert à souligner la beauté comme un cadre met en évidence la beauté d'un tableau. Mais la vraie beauté est le geste de l'amour salvifique : « il les aima jusqu'au bout... il prit le pain ».
               « C'est pour cela que le geste est beau. Lorsqu'elle répète le geste du Christ, l'Église le trouve beau parce qu'elle reconnaît dans le geste l'amour de son Seigneur. Le sens esthétique, le sens de la beauté de la liturgie, ne dépend pas en premier lieu de l'art mais de l'amour du mystère pascal.
               La beauté d'une célébration eucharistique ne dépend pas essentiellement de la beauté architecturale, des icônes, des décorations, des chants, des ornements sacrés, de la chorégraphie et des couleurs, mais en premier lieu de sa capacité à laisser transparaître le geste d'amour accompli par Jésus. Par l'intermédiaire des gestes, des paroles et des prières de la liturgie, nous devons reproduire et faire transparaître les gestes, la prière et la parole du Seigneur Jésus. C'est là le commandement que nous avons reçu du Seigneur: « Faites ceci en mémoire de moi ».

La liturgie est participation active
La liturgie nous fait entrer en communauté dans le monde de Dieu notre Père et elle nous convoque à le réaliser ensemble. Elle demande notre participation active. « Participer à la «divine liturgie», pour utiliser la formule vénérable par laquelle nos frères orientaux désignent le sacrifice eucharistique, c'est devenir « partie prenante » d'une « oeuvre » qui est d'abord celle de Dieu, par le Christ, dans l'Esprit : « La liturgie, par laquelle, principalement dans le divin sacrifice de l'Eucharistie, "s'exerce l'œuvre de notre rédemption", contribue au plus haut point à ce que les fidèles, en la vivant, expriment et manifestent aux autres le mystère et la nature authentique de la véritable Église, dont le propre est d'être à la fois humaine et divine, visible et dotée de dons invisibles, pleine d'ardeur dans l'action et adonnée à la contemplation » (Vat. II, Sacrosanctum Concilium, 2).
Participer activement à la liturgie, c'est entrer dans un Mystère divin et humain, dont la clé est l'Incarnation rédemptrice, c'est magnifier notre agir humain le plus vrai et le plus affiné (architecture, arts divers, chants, vêtements, gestes) en le rendant partenaire d'une action divine dans la lumière de l'amour qui va jusqu'au bout. Pour être un acteur liturgique ‑ ce à quoi est invité tout baptisé ou quiconque se prépare au baptême ‑, il faut surtout se disposer à recevoir la Parole de Dieu et son chef‑d'oeuvre pascal dans les actes où il demande à son Épouse de s'engager avec lui. Les jeunes aujourd'hui ont besoin d'intérioriser davantage ; ils sentent peut-être mieux que les adultes la primauté d'une participation intérieure, profonde ; ce n'est qu'à cette condition qu'elle peut être extériorisée l'expression suppose une « impression » .

Geste et parole, temps et espace

            Dans la liturgie, le geste est accompagné de la parole. Tout se déroule, comme dit le Concile, par des rites et des prières éclairés et vivifiés par la parole (cf. SC 48 ; 21 ; 59 ; 7 ; 24). La parole et le geste ont cependant besoin, tous les deux, de temps et d'espace. Le Verbe fait chair a eu besoin de temps et d'espace pour ses gestes de salut. La liturgie est l'espace dont le Christ a besoin pour s'exprimer et le temps qui lui sert pour se raconter. La liturgie est écoute de l’Eglise ou écoute de Dieu par l’Eglise. Elle est en effet lex orandi la façon dont l’Eglise, la façon dont l’Eglise nous demande de prier. Ecouter, comprendre ce que nous demande l’Eglise, et le faire ainsi comme œuvre liturgique de Dieu.

« La qualité des signes exige surtout la qualité de la présidence de la célébration. Celui qui préside devant l'assemblée n'est pas seulement regardé, mais il est aussi approuvé et jugé dans le déroulement de sa fonction qui s'exerce in persona Christi ou, si l'on veut, comme « icône du Christ » dans l'Esprit Saint. Cependant, cette présidence ne peut pas être exercée sans tenir compte de la qualité de l'assemblée et sans être capable de répondre aux attentes du Peuple de Dieu. En effet, celui qui préside, préside aussi d'une certaine manière, in persona Ecclesiae ».
Le prêtre, modelé par l'authentique esprit de la liturgie, présidera comme « celui qui sert » (Lc 22, 27), à l'image de celui dont il est le pauvre signe. Aussi, la qualité de la présidence liturgique, en sa forme la plus haute et la plus féconde, ira‑telle bien au‑delà d'un simple art de présider, d'un pur savoir‑faire, pour devenir principe de communion, dans la conscience intérieure que l'ensemble des dons de l'Esprit Saint se trouve uniquement dans l'ensemble de l'Église.

Nous ne pouvons pas éviter de nous poser quelques questions sur notre façon de célébrer la liturgie : « Les rites et les gestes que nous accomplissons sont‑ils vraiment les gestes du Christ? La liturgie que nous célébrons est‑elle un espace donné au Christ ou bien nous est‑il réservé? Le temps consacré à la liturgie est‑il un temps où le Christ se raconte ou bien un temps où nous nous racontons nous-mêmes, ou simplement un temps vide? La liturgie que nous célébrons, outre qu'elle a un ordre, qu'elle est une suite de rites, est‑elle aussi source d'ordre dans nos rapports avec les autres? Est‑elle source d'ordre à l'intérieur de nous‑mêmes? »

Ces questions servent non seulement à comprendre l'essence de la liturgie mais aussi à clarifier le sens de la participation active sur laquelle a tant insisté le Concile.

Pour une belle liturgie

Si la liturgie est d’abord acte du Christ et de l’Eglise, il nous faut attacher plus d’importance à ce que veut faire l’Eglise qu’à ce que nous ferions de notre propre initiative. « La beauté de la liturgie exige toujours quelque renoncement de notre part: renoncement à la banalité, à la fantaisie, au caprice. De plus, il faut donner à la liturgie le temps et l'espace dont elle a besoin. Il ne faut pas être pressés. Plus qu'à notre propre initiative, il faut laisser à Dieu la liberté de nous parler et de nous rejoindre par sa Parole, la prière, les gestes, la musique, le chant, la lumière, l'encens, les parfums. La liturgie, comme une composition musicale, a besoin d'espace, de temps, de silence, de détachement de nous-mêmes, pour que les paroles, les gestes et les signes puissent nous parler de Dieu. »

Nous venons de vivre le temps d’une importante réforme liturgique depuis le Concile Vatican II. Nous avons connu bien des initiatives et parfois de belles réalisations. Nous savons maintenant que « la liturgie n'est pas la somme des émotions d'un groupe, ni, encore moins, le réceptacle de sentiments personnels. Elle est surtout un temps et un espace pour intérioriser les paroles que l'on écoute en elle et les sons que l'on entend, pour nous approprier les gestes qui s'accomplissent, pour assimiler les textes que l'on récite et que l'on chante, pour nous laisser pénétrer par les images que l'on observe et les parfums que l'on sent ».

Si nous voulons donner l'image d'une Église qui célèbre, qui prie et vit le Mystère de son Seigneur comme le demandait déjà Mgr Coffy après le Concile,  notre liturgie ne doit pas être seulement formalisme esthétique, mais une noble simplicité, capable de manifester le rapport entre l'humain et le divin de la liturgie. Il s'agit de la dynamique de l'Incarnation: ce que le Fils unique, plein de grâce et de vérité, a fait de manière visible, est passé dans les sacrements de l'Église. La présence du Christ doit transparaître au centre d’une liturgie qui porte à la contemplation, à l'adoration, et à l'action de grâces.

« Devant lui, splendeur et majesté, dans son sanctuaire, puissance et beauté » (Ps 96, 6). Non seulement le Psalmiste chante la beauté dont resplendit la demeure du Seigneur, mais il confesse aussi: « Noblesse et beauté dans ses actions » (Ps 110, 3). Quelles autres réalités de l'Église sont appelées à conjuguer et à exprimer la beauté comme l'espace liturgique et l'action liturgique? Non seulement le lieu mais aussi l'action, c'est‑à‑dire le geste, la posture, le mouvement, les habits, doivent manifester l'harmonie et la beauté. Le geste liturgique est appelé à exprimer la beauté en tant qu'il est geste du Christ lui‑même. La liturgie continuera ainsi, grâce aussi à sa beauté, à être source et sommet, école et norme de vie chrétienne».



Mgr Piero Marini, Liturgie et beauté, in DC 2004 pp 918-919
Mgr Robert Le Gall, évêque de Mende (DC 7 novembre 2004 p. 941 )
Mgr Piero Marini, Liturgie et beauté, art. cit p. 918
Mgr Piero Marini, Liturgie et beauté, art. cit. ibid.
Mgr Piero Marini, Liturgie et beauté, art. cit p. 918