Signes et témoins


ECOUTE  ET DIALOGUE RELIGIEUX

Christian de Mare, spiritain



« Madame, il faut apprendre à s’approcher des autres ». Cet aimable reproche fait par un malade sénégalais musulman à une personne qui le visitait, nous ouvre le chemin d’une réflexion sur l’écoute et le dialogue. S’approcher d’un autre suggère qu’on l’écoute pour être capable d’offrir une parole en retour, ou bien de recevoir seulement sa parole sans lui répondre : « Je vous remercie de m’avoir écouté », dit une autre personne ; et plus encore, en visitant un malade qui souffrait beaucoup : « Je vous remercie d’être resté en silence. » Il parlait d’un silence d’attention.

Le difficile dialogue
            Il est plus fréquent de participer à un dialogue de sourds qu’à un dialogue véritable. Celui qui est sourd n’entend pas son interlocuteur, ou ne veut pas l’entendre. L’un cherche avant tout à amener l’autre à adhérer à son point de vue sans lui faire aucune concession, sinon insignifiante ; pendant qu’il semble écouter l’autre, il prépare la suite de son discours qu’il veut lui faire admettre tel quel. Une intransigeance qui, pour le moins, ne contribue pas à la paix, mais affermit seulement la loi du plus fort, à moins que ce soit le mépris. Pour prendre un exemple dans les relations des religions entre elles, et des divisions au sein de chacune, elles se sont déroulées le plus souvent sur le modèle de ce dialogue apparent, chaque partie étant inconditionnellement convaincue d’être dans la vérité tout entière et de la posséder.
Dans une récente conférence, le P. Timothy Radcliffe, ancien Maître Général des Dominicains montrait que ce prétendu dialogue qui se dispense de l’écoute, est pourtant encore répandu dans l’Eglise, alors que la mission des responsables des communautés chrétiennes serait plutôt d’y remédier : 
« Notre vocation de prêtre est alors de réunifier ceux qui pensent comme nous et ceux qui pensent différemment. Où cela se fait-il ? Chaque camp idéologique possède ses séminaires où est enseignée la pure vérité, avec ses publications (Communio et Concilium), ses journaux, ses facultés, voire ses diocèses. Existe-t-il un endroit au sein de l’Eglise où nous oublions les tranchées pour nous parler ? Y a-t-il une recherche commune de la vérité ? Il y a trop de silences dans notre Eglise. J’ai pourtant participé à plusieurs synodes d’évêques à Rome, et même là il y a peu de vrai dialogue. Chacun arrive avec son discours déjà prêt et le lit sans s’intéresser à ce que les autres ont à dire… Y a-t-il des endroits, des moments où nous faisons abstraction des divisions idéologiques pour parler et écouter ? … Je crois que la vérité exige deux choses de notre part : courage et humilité. Du courage parce que la vérité n’est pas toujours la bienvenue. L’Eglise craint le débat. De plus, elle a le sentiment que si les désaccords qui la traversent sont rendus publics cela risque de mettre à mal son autorité et que nous sommes déloyaux envers elle. Mais en ce qui me concerne, je pense que rien ne fragilise plus l’autorité de l’Eglise que le fait de ne pas dire ce que nous avons sur le cœur ; rien ne mine plus la crédibilité de nos paroles que le fait d’être timides et de craindre de commettre des erreurs. Où est la parrhesia, la courageuse parole des Apôtres ? (DC 2322, avril 2004, p 892-894)
La visiteuse d’hôpital, auquel faisait allusion le début de cette réflexion, ajoutait :
Je me laissais accueillir et instruire par cet homme ; grand malade, qui se prévalait seulement d’une fin prochaine… Je l’écoutais, toute attentive, consciente de l’importance de ses propos, pour lui comme pour moi. Puis il s’arrêta et me dit : « Vous voyez, Madame, grâce à vous je suis redevenu un homme. » Pouvoir exprimer à quelqu’un ce qui donne sens à votre vie, ce qui est important pour vous, vous remet sur le chemin des vivants. Cela suppose ce que Maurice Bellet appelle « l’hospitalité intérieure », c’est à-dire une écoute accueillante, qui ne juge pas, ne demande rien, mais qui fait totalement confiance et accède à percevoir la petite lumière divine qui brille en chacun, une présence apaisante (Marie José Perroquin,  AH 184/p.30)

Pour un dialogue vrai
Le dialogue commence avec l’écoute de l’autre. Et l’écoute de l’autre est liée à l’estime, sinon l’amitié, qu’on a pour lui, ou du moins qu’on est disposé à acquérir. Cela vaut la peine de lui prêter attention ! Le  modèle hors pair de l’écoute parce qu’on aime, c’est Dieu. Le nom de Père que Jésus affectionnait particulièrement pour s’adresser à lui, désigne l’attention qui lui est propre envers chaque personne humaine : à qui frappe on ouvre et qui demande reçoit. Mais supposez qu’un interlocuteur n’éveille en vous aucune sympathie ou que vous rejetez déjà qu’il veut dire, vous ne l’écouterez pas.
Il y a ainsi des formes de dialogue qui ne sont que politesse ou intérêt ; elles tournent court dès que les convenances ou l’attrait auront disparu. Elles auront peut-être apporté des informations, mais rien de plus. Qui sait alors si nous ne serons pas passés à côté d’une chance qui nous était offerte de croître en valeur humaine en recevant les paroles qui nous étaient adressées ?
L’écoute est un défi : elle dépend du temps que nous pouvons mettre à la disposition de celui qui nous parle. Dans les hôpitaux, cette disponibilité du temps est un vrai problème ; les soignants sont de plus en plus tiraillés entre les besoins d’écoute dont témoignent les malades et les impératifs d’un service qui s’alourdit. Il faut pourtant du temps pour laisser venir la parole et pour qu’elle trouve le bon chemin qui lui permettra de libérer un message. Les salutations souvent longues dans bon nombre de cultures, notamment en Afrique, et qui préludent à une demande, ont ce rôle de faire un chemin par où la parole pourra être dite et entendue. Celui qui n’accepte pas cette approche, mais veut gagner du temps en allant droit du but, se privera d’entendre amicalement un frère ou une sœur.
C’est tout à fait l’histoire du long parcours de l’œcuménisme. Les conversations des Eglises et communautés chrétiennes entre elles ont déjà un long passé : celles de l’Eglise anglicane avec l’Eglise catholique sont centenaires. Elles ont traversé des crises, connu des ruptures, et repris le chemin de l’écoute mutuelle à plusieurs reprises. Voyez les aléas des relations entre Eglise orthodoxe et Eglise catholique, qui ont pourtant produit ensemble de belles professions de foi, notamment sur l’Eucharistie. Au fur et à mesure, la compréhension mutuelle s’approfondit, chacun a une plus juste appréciation des limites de sa propre tradition et des richesses de celle des autres. La volonté d’aller de l’avant dans l’écoute mutuelle met à l’épreuve la patience des uns et des autres, mais la persévérance consolide l’estime ; elle fait découvrir le fonds commun de la charité du Christ et de son désir d’aller vers plus d’unité. C’est véritablement passer par la porte étroite. Il en est de même des actions conduites solidairement par des groupes dont les options religieuses sont différentes. La patience et la persévérance sont-elles au rendez-vous ?
Le silence est la mère de la parole, dit un proverbe africain. Mais le silence n’est pas toujours une attention ; il peut être simplement un vide. Il peut aussi être bruyant lorsque l’imaginaire l’envahit. Ces deux silences n’engendrent ni l’écoute, ni la parole. Le silence tourné vers l’écoute est une présence active et simple ; il est tout ouvert à l’autre, et principalement à l’Esprit Saint, et à la prière qu’il suscite en nous. Une strophe d’hymne liturgique le dit bien : 

« Il est bon de guetter sans lassitude, Seigneur, ton passage,
Mais l’attente est solitude et combat sans relâche.
Se peut-il que ta grâce me donne ce délai
Pour que Je passe tous mes jours à renaître dans la paix ? »

Une écoute pour la mission
            La mission que Jésus confie à son Eglise consiste surtout à écouter. A l’image de Jésus. En lisant les évangiles, vous pourriez penser que Jésus accomplissait sa tâche missionnaire surtout par la parole, également par les gestes, qui sont aussi des paroles. Mais rappelons-nous tout le temps que Jésus a consacré à la vie intime avec son Père ; selon le schéma classique, Jésus a vécu incognito pendant 30 ans, et publiquement pendant à peine trois ans : et encore, combien de fois se retirait-il seul pour prier de longues heures ! Jésus vit sa mission dans l’écoute du Père ; c’est là qu’il trouve ses mots, ses gestes et ses démarches. Mais également dans l’écoute des relations qui lui sont offertes au jour le jour ; là aussi il puise ses mots, ses gestes et ses démarches ; par exemple, lorsque le centurion lui envoie un message par des amis pour qu’il vienne guérir son serviteur : En entendant ces paroles, Jésus l'admira et, se retournant, il dit à la foule qui le suivait: "Je vous le dis: pas même en Israël je n'ai trouvé une telle foi." (Luc 7, 9).
La mission qui nous est confiée est l’œuvre de l’Esprit Saint parmi les hommes de tous les temps et de tous les lieux ; pour discerner la nôtre, il faut que nous discernions ce que l’Esprit opère déjà parmi eux pour que nous y trouvions l’orientation de nos activités. C’est ce que nous propose la Règle de Vie Spiritaine : « Nous nous mettons à l'écoute de ce que l'Esprit‑Saint nous dit aujourd'hui, par notre Eglise locale, par l'Eglise universelle, par le milieu humain et le monde, dans lesquels nous vivons » (RVS 44.1). S’agit-il de la mission d’évangélisation, de celle de l’unité dans la patience œcuménique, de la pastorale de l’accompagnement et de la réconciliation, c’est toujours l’écoute qui donne l’orientation fondamentale.
La consigne que Jésus nous laisse prend donc toute son importance : « Prenez donc garde à la manière dont vous écoutez! Car celui qui a, on lui donnera, et celui qui n'a pas, même ce qu'il croit avoir lui sera enlevé. » (Luc 8,18)