Accueillir le mystere

Diverses façons spirituelles d’accueillir le dessein du Père


Jean Savoie

            Depuis Saint Paul, la théologie chrétienne a toujours mis en bonne place le Dessein de salut du Père. « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ». Mais elle y a mis aussi bien des nuances dans les expressions de la réalisation de ce dessein. Que faut-il pour être sauvé ? Qui sera sauvé ? Hors de l’Eglise, quel salut ?
            Ce sont des questions qui ont traversé les siècles de la vie de l’Eglise et qui restent toujours actuelles.  Cela n’a pas empêché l’Eglise de continuer sa mission d’appeler les hommes au salut de Dieu et de manifester la bonté de Dieu pour tous. Saint François d’Assise, Saint Vincent de Paul, St François Xavier ont été les témoins de cette conviction de foi que Dieu aime tous les hommes et veut tous les rassembler en Lui.
            Les auteurs spirituels ont été encore plus diversifiés pour nous dire comment vivre ce mystère de la bienveillante paternité de Dieu. Il n’est pas question de les présenter tous mais nous pouvons au moins relever trois moments caractéristiques : celui des Pères de l’Eglise, celui de Saint Ignace, celui de Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus.

L’accueil de Dieu éloigne-t-il du monde ?
Les premières expressions d’ensemble de la spiritualité chrétienne, après le temps des persécutions et des schismes, sont marquées par la volonté de se séparer du monde pour vivre une vie  de pauvreté, de dépouillement et de consécration totale à Dieu. Les premiers moines voulaient manifester l’idéal évangélique de la suite du Christ. Au IIIe siècle, en Egypte et en Syrie d’abord puis en Occident, le monachisme fait suite à la spiritualité du martyre. Dans les grands monastères, la reconnaissance de la Règle donne une grande place à l’ascèse, au travail, dans l’obéissance à l’Abbé, image de Dieu. La communauté vit comme le Corps du Christ dans l’unité de l’Esprit saint. L’homme accueille Dieu dans la purification des sens et de l’esprit.
La vie spirituelle est cette quête de la beauté de Dieu à travers les créatures, jusqu’à l’infini, pour participer ensuite à l’amour du créateur pour toute créature.

L’amour divin est le souverain Bien, la Beauté même, présent dans le Christ Jésus et répandu par l’Esprit en ceux qui le cherchent. Quand on aime Dieu, on participe à l’amour que Dieu a pour les hommes. La vie spirituelle est donc cette quête de la beauté de Dieu à travers les créatures, jusqu’à l’infini, pour participer ensuite à l’amour du créateur pour toute créature. Le choix de Dieu entraîne les choix de l’existence. Deux amours ont fait deux cités : l’amour de Dieu, la cité de Dieu, l’amour du monde la cité du monde.

La Gloire de Dieu par le service des hommes

            Au XVIe siècle, avec les Jésuites notamment, on voit la vie chrétienne comme intégrant l’humain dans le divin pour le service total de Dieu et des hommes.
            Dans les Exercices spirituels, en 1535, Ignace de Loyola, converti depuis 14 ans et pas encore prêtre (1538), expose les conditions du choix d’un état de vie devant Dieu et les fondements de la vie spirituelle. Il le fait avec concision : « L’homme est créé pour louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur et, par ce moyen, sauver son âme… » Nous choisissions seulement ce qui nous conduit le mieux vers la fin pour laquelle nous sommes créés  (Cf. Ex. Sp. Fondement).
Cette dernière expression, « la fin pour laquelle Dieu nous a créés » a parfois été prise hors du contexte des Exercices et elle a donné lieu à des exposés théoriques compliqués. Qui peut scruter les intentions de Dieu ? Mais une approche biblique est plus simple et plus sûre : la volonté de Dieu à travers la bible, le dessein bienveillant du Père dans les Epîtres de Saint Paul, c’est bien le lieu où découvrir ce que Dieu s’est proposé dans la création.  
Toute la vie spirituelle consiste à chercher la volonté divine et à la suivre sans hésitation. Il s’agit de découvrir ce qui plaît « davantage » au Seigneur et d’accomplir « le plus grand service » dans l’Eglise et dans le monde
            Les Exercices sont une pédagogie de la conformité au vouloir du Père. Le discernement de l’homme vise à laisser la place à l’action de Dieu. « Le chrétien discerne et réalise la volonté de Dieu en s’offrant tout entier à la suite du Christ qui manifeste la volonté de salut du Père. » Toute la spiritualité ignatienne consiste à chercher la volonté divine et à la suivre sans hésitation. : il s’agit de découvrir ce qui plaît « davantage » au Seigneur et d’accomplir « le plus grand service » dans l’Eglise et dans le monde pour parvenir à la perfection du don réciproque avec Dieu.. (DVS Art. Volonté du Père)

            On observera par la suite une double tendance de la spiritualité : celle de la dévotion à pratiquer, ou celle du mystère à accueillir. Cela constitue bien comme deux styles  de spiritualité différents. Certains mettront la sainteté dans la multiplication des actes de dévotion et des dévotions elles-mêmes, pensant que plus on fait de prières, de services, d’actes de générosité, plus on est agréable à Dieu. D’autres estimeront l’action humaine peu apte au spirituel et laisseront Dieu agir en eux en se libérant simplement de tout ce qui peut lui faire obstacle ou même en ne voulant plus rien faire d’humain pour ne pas lui faire obstacle.
            On connaît le projet spirituel janséniste fait de rigueur, de discipline et d’efforts pour arriver à acquérir les vertus. Au contraire le quiétisme ne veut rien faire car cela mêlerait de l’impur à l’action toute pure de Dieu. Entre les deux on voit bien Saint François de Sales qui cherche la vraie dévotion de l’Amour de Dieu.


La gloire de Dieu par l’offrande de soi à son Amour
            Thérèse de l’Enfant Jésus se découvre surtout bénéficiaire de cette bienveillance de Dieu qui la précède toujours. C’est le mystère d’un amour infini qui la porte et la conduit en toute sa vie. Elle nous fait pénétrer dans les secrets de Dieu, non par de hautes idées abstraites, mais par l’expérience de sa présence à Dieu qu’elle sait bien décrire et  communiquer, en prose, en poésie et en prière.
            Dès que sa Supérieure lui a demandé de mettre par écrit son expérience spirituelle, Thérèse se fixe pour tâche de manifester la paternité miséricordieuse de Dieu. « Je ne veux faire qu’une chose, commencer à chanter ce que je dois redire éternellement : les Miséricordes du Seigneur ». Elle a mis le sommet de sa vie spirituelle dans son « Acte d’offrande à l’Amour miséricordieux ». Le dernier mot de sa dernière lettre sera : « Il n’est qu’amour et miséricorde ».
            Thérèse ne voit pas cette miséricorde comme une simple perfection divine parmi les autres. Ce mot revient dans chaque grand moment de sa vie comme une lumière sur Dieu qui grandit sans cesse et qui lui révèle le « secret » le plus intime de Dieu : il est amour, il est pardon pour chacun, c’est le cœur même de Dieu et tout son dessein de salut pour tous, c’est le motif de toute création et surtout de l’incarnation rédemptrice, c'est-à-dire de la venue du Christ, de sa révélation, de sa passion, de sa résurrection, bref de tous ses mystères et de son retour glorieux que nous attendons. Pour Thérèse, tout cela est miséricorde prévenante, amour miséricordieux.
La volonté de Dieu n’est pas un commandement qui écrase et qui effraie, c’est un amour qui remplit de confiance et d’amour réciproque
            Pour Thérèse, Dieu ne fait pas des actes de miséricorde à notre égard parce qu’il prend compassion de nos faiblesses. Non, il est Amour Miséricordieux de tout son être. C’est son être même de Créateur et rédempteur des hommes : il est Amour miséricordieux.
            La volonté de Dieu n’est pas un commandement qui écrase et qui effraie, c’est un amour qui remplit de confiance, d’espérance et d’amour réciproque, « mon seul trésor » dit Thérèse. Arrêtons-nous à un texte bien connu, que Thérèse considère comme le sommet de son expérience de Dieu, son acte d’offrande à l’Amour Miséricordieux.
« Ô mon Dieu, Trinité bienheureuse, je désire vous aimer, vous faire aimer. Je désire accomplir parfaitement votre volonté, je désire être Sainte mais je sens mon impuis­sance, et je vous demande, ô mon Dieu ! d'être Vous-même ma Sainteté.
 « Puisque vous m'avez aimée jusqu'à me donner votre Fils unique pour être mon Sauveur et mon Epoux, les tré­sors infinis de ses mérites sont à moi, je vous les offre avec bonheur, vous suppliant de ne me regarder qu'à travers la Face de Jésus.
«  Je suis certaine que vous exaucerez mes désirs.
Je sais, ô mon Dieu, plus vous voulez donner, plus vous vous faites désirer. Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres.
     Je ne veux pas d'autre couronne que Vous, ô mon bien­-aimé.
Je m’ offre comme victime d'holocauste à Votre amour miséricordieux jusqu'à ce que, les ombres s'étant évanouies, je puisse vous redire mon amour dans un Face-à-Face Eter­nel » (HA 1898 p. 257).

Thérèse s’adresse à Dieu Trinité ; elle voit Dieu dans l’échange trinitaire des personnes et donc dans la plénitude d’un bonheur éternel. Dieu n’est que béatitude vécue en lui-même et partagée dans la création.  Prendre conscience de soi, c’est pour Thérèse prendre conscience de cette présence créatrice et aimante dans laquelle baigne toute personne créée. Le premier mouvement devant Dieu est donc un désir d’ « aimer et de le faire aimer ». Mais en même temps, Thérèse a appris qu’elle ne peut y arriver d’elle-même, et demande donc à Dieu d’être lui-même sa sainteté.
            Tout ce que nous savons du mystère de Dieu, nous dit que son amour comble l’homme même à travers son oubli et son péché : le Père aime chacun de nous jusqu’à donner son Fils comme sauveur et pour Thérèse, carmélite, comme son époux spirituel. C’est dire que par amour, ce Fils partage tout avec elle ; elle réclame comme siens tous les mérites de cet époux dans la réciprocité de l’amour. Elle peut se permettre de les offrir elle-même au Père, pour n’être vue par Lui qu’à travers toute la beauté du Fils, son époux de cœur. C’est la première offrande spirituelle de Thérèse au Père : l’amour même de Jésus.
Thérèse sait que cette offrande quasi sacerdotale d’elle-même, unie au sacrifice du Christ, est ce qui plait le plus au Père
            L’offrande de Thérèse peut aller plus loin car Dieu veut toujours partager davantage. Et pourtant elle n’a rien et n’aura jamais rien à elle, même à la fin de sa vie. Ce qu’elle a pu faire ne compte pas au regard de ce que Dieu a fait pour elle. Alors justement, elle peut présenter à Dieu ce que Dieu fait pour elle, et ce don est infini. Elle se présente à Dieu non pas comme un don à consommer, mais comme un sacrifice à consumer ! Elle s’offre au Père en victime d’holocauste à son Amour miséricordieux, pour se laisser aimer, de la façon qu’il voudra, pour le plus grand bien des autres. Elle sait que cette offrande quasi sacerdotale d’elle-même, unie au sacrifice du Christ, est ce qui plait le plus au Père en laissant déborder son amour sur les hommes. C’est cela aussi qui prépare la réalité de la rencontre éternelle : un face à face d’amour avec Dieu.
            Tout le monde n’est certainement pas parvenu à un tel sommet dans l’union à Dieu. Mais l’expérience de Thérèse nous révèle la vérité de l’amour bienveillant du Père et nous invite à nous laisser conduire par l’Esprit Saint jusqu’où il le voudra !

 «Père, que ta volonté soit faite »
La prière pour que se réalise la volonté du Père sur la terre comme au ciel est bien au cœur de l’Evangile. Prier et faire à la fois : ceux-là sont fils de Dieu qui font la volonté du Père qui est au cieux. Voilà bien dans les paroles de Jésus lui-même la source de deux attitudes spirituelles qui parcourent notre histoire spirituelle. On les a parfois opposées en les poussant à l’extrême, soit dans un volontarisme presque païen, c’est à nous de faire le bien et notre salut ; soit dans un quiétisme trompeur : Dieu seul sait les choses de Dieu, laissons-les lui.
            Nous voyons bien que ces positions extrêmes ne contiennent pas tout l’Evangile : Jésus est à l’écoute de son Père pour faire sa volonté et il se porte lui-même à la réalisation de sa volonté, même s’il lui en coûte : « Père que ta volonté soit faite et non la mienne ». La vie spirituelle consiste à découvrir que cette volonté du Père est un dessein d’amour, qui nous veut heureux de l’avoir aimé plus que tout. La meilleure réussite de mon être, c’est Dieu qui me la donne.¨



Extraits des Manuscrits autobiographiques
de Thérèse de Lisieux
Je comprends si bien qu’il n’y a que l’amour qui puisse nous rendre agréables au Bon Dieu que cet amour est le seul bien que j’ambitionne. Jésus se plaît à me montrer l’unique chemin qui conduit à cette fournaise Divine, ce chemin c’est l’abandon du petit enfant qui s’endort sans crainte dans les bras de son Père... " Si quelqu’un est tout petit, qu’il vienne à moi. " (NHA 906) a dit l’Esprit Saint par la bouche de Salomon et ce même Esprit d’Amour a dit encore que " La miséricorde est accordée aux petits. " (Pr 9,4 Sg 6,7) (NHA 907) En son nom, le prophète Isaïe nous révèle qu’au dernier jour " Le Seigneur conduira son troupeau dans les pâturages, qu’il rassemblera les petits agneaux et les pressera sur son sein. " (Is 40,11) (NHA 908) et comme si toutes ces promesses ne suffisaient pas, le même prophète dont le regard inspiré plongeait déjà dans les profondeurs éternelles, s’écrie au nom du Seigneur : " Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous caresserai sur mes genoux. " (NHA 909) (Is 66,12-13) O Marraine chérie ! après un pareil langage, il n’y a plus qu’à se taire, à pleurer de reconnaissance et d’amour... Ah ! si toutes les âmes faibles et imparfaites sentaient ce que sent la plus petite de toutes les âmes, l’âme de votre petite Thérèse, pas une seule ne désespérerait d’arriver au sommet de la montagne de l’Amour, puisque Jésus ne demande pas de grandes actions, mais seulement l’abandon et la reconnaissance … Voilà donc tout ce que Jésus réclame de nous, il n’a point besoin de nos oeuvres, mais seulement de notre amour,   (Manuscrit B Folio 1 recto et verso).