Signes et témoins
Je suis père de sept enfants…
Pascal
G.
Nous avons demandé à un père de famille de nous
partager son expérience de paternité. Pascal G. le fait ici avec délicatesse et
profondeur. Son témoignage nous évoquera bien des passages bibliques sur la Paternité
de Dieu.
Le père : une place pas si facile
La paternité
mérite d’être d’abord présentée en perspective de la maternité. Si Eve a été
conçue de la côte d’Adam, l’enfant naît des entrailles de sa mère. Enfant et
mère ont partagé la même chair. L’enfant naît de l’intérieur de la mère, quand
le père l’attend à l’extérieur. A la naissance, la mère est acteur et créateur,
quand le père n’est que spectateur. Evidemment les relations sont différentes.
La mère est
première, elle occupe toute l’attention de l’enfant : premier regard,
premier baiser, première caresse… le père est accessoire, utile et important,
mais pas au premier rang. A qui viendront les premiers mots tendres, les
premières confidences, les premiers bras tendus ? La mère est la réponse à une attente, un
désir, un plaisir, elle est vitale, son absence est redoutée. Le père est là
comme une évidence, qui s’impose, sa présence est nécessaire sans qu’on l’attende
vraiment, son absence est un aléa, on n’y pense pas.
Je conçois ma
place au travers du reflet que je perçois du regard de mes enfants :
- Tantôt à leur secours, je viens
pallier leurs manques, répondre à leurs besoins, je viens satisfaire des
exigences pour réparer un jouet cassé, faire le taxi, signer un carnet de
notes…
- Tantôt inexistant, ils n’ont
d’yeux que pour leur mère, je fais partie du mobilier, une pièce qui agrémente
l’environnement.
- Tantôt le travailleur occupé à
l’extérieur, j’apparais le soir pour un dernier bisou, je disparais le matin
pour annoncer qu’il pleut, qu’il faudra se couvrir…
- Tantôt le joueur, je partage
des instants éphémères pour un conte, un puzzle ou une partie d’échec, je suis
leur complice, compagnon de jeu idéal.
Ainsi le père
à l’image de Joseph dans la sainte famille, se tient discret, et son rôle est
ingrat : il sera là pour favoriser l’autonomie, donner des ailes à
l’enfant pour l’aider dans son envol. Etre présent pour aider son enfant à
partir. A l’opposé de l’amour tendre de la maman, le papa accordera un amour
qui fait grandir, parfois rude, parfois drôle, parfois sévère, parfois
exigeant, parfois incompris.
Au premier
abord le jeu est très inégal, et je comprends ces papas qui démissionnent,
c’est pour eux mission impossible ; ils préfèrent déléguer les tâches
d’éducation à leur épouse. Ainsi c’est maman qui conduira l’enfant dans sa
classe ou chez le dentiste, c’est maman qui s’occupera d’acheter la prochaine
tenue d’hiver et le dessert qui fait plaisir, c’est maman qui programmera la
colonie de vacances et les anniversaires avec les copains… Eventuellement le
papa se réservera l’option « loisir » et les sorties de fin de
semaine. Un alibi ? une porte de sortie pour se donner bonne
conscience ? La mission est-elle si impossible ? si difficile ?
Est-ce seulement cela le rôle du père ?
Les joies de la paternité
La paternité
se découvre et s’enrichit d’elle-même. Comment imaginer le plaisir
d’accompagner la lecture d’un enfant si on a jamais commencé ? Une course
en ville peut devenir un émerveillement, quand la main de celui que l’on tient
nous tire vers des découvertes insoupçonnées, quand les questions de celui qui
a mille choses à nous dire ébranlent nos certitudes, quand le regard de celui
qui s’intéresse à tout, nous fait voir la vie d’un autre œil, quand le pas de
celui qui est à nos côtés nous rappelle le sens des priorités pour rythmer
notre vie.
J’ai le
souvenir de nombreuses scènes qui ont commencé comme une contrainte : en
traînant les pieds pour aller mettre en pyjama l’un de mes enfants, ou en
maugréant pour aller changer une couche qui avait débordé. Qu’allais-je faire
dans cette galère ? Une scène de la vie courante qui peut se vivre comme
un fardeau, et qui le sera, si précisément on ne sait pas vivre cet instant
comme un don du ciel. Car il existe des instants magiques qui peuvent nous
aider à transformer nos lassitudes et nos égoïsmes pour en faire des moments de
bonheur partagé. Alors c’est un voyage initiatique qui commence
progressif ; l’engagement requis cache une promesse : la récompense
d’un épanouissement. Ces instants sont comparables à la rencontre de l’être
aimé : quand on se dit, c’est elle, elle peut me rendre heureux si moi
aussi je sais l’accueillir, si je sais la regarder, si je sais l’écouter, si je
veux la comprendre, si j’accepte de l’aimer avant tout. Alors le carcan se
brise, le petit être face à nous nous libère de nos égoïsmes, et cette
rencontre réveille et comble nos aspirations les plus profondes.
C’est
peut-être ça le bonheur d’avoir sept enfants, chacun a fait mon éducation,
chacun a renouvelé des bonheurs d’être ensemble. Chaque expérience m’a permis
d’enrichir la suivante, d’oser aller plus loin pour d’autres rencontres,
d’autres complicités, d’autres dons.
Etre bon père, c’est avant
tout être un bon époux.
Le premier
rôle du père c’est d’aimer son épouse. L’amour des enfants suivra. Comment
peut-on aimer ses enfants, si ces derniers décèlent un manque d’amour vis-à-vis
du conjoint. Peut-on être crédible et inspirer la confiance si dès le départ on
rate sa première expérience d’amour avec celle en qui on remet toutes ses
espérances pour fonder un foyer.
Les enfants ne
s’y trompent pas. Certainement la plus grande souffrance des enfants de
divorcés n’est pas le sentiment d’un manque d’amour des parents vis-à-vis
d’eux, mais plutôt le manque d’amour des adultes entre eux. Pour être bon père
il faut d’abord créer ce climat d’amour conjugal, de respect, d’admiration du
conjoint, d’attention, de soin, de soutien, d’affection, de tendresse… tous ces
gestes, ces preuves d’amour se sentent, les enfants ne s’y trompent pas. Alors
en voyant leur père aimant leur mère, ils sentiront leur père les aimant
eux-mêmes.
Une fois
encore ce n’est pas facile cette relation en couple, par pudeur, par timidité,
par respect… j’ai tendance à hésiter : mes mots ne sortent pas, mes gestes
sont suspendus, mes regards sont détournés, mes intentions sont reportées…
Quelle bêtise ! A chacune de ces occasions ratées, je suis passé à côté du
bonheur d’au moins trois personnes : mon épouse qui aurait été comblée de
cette preuve d’amour, mon enfant présent qui se serait senti plus fort d’avoir
des parents amoureux, et moi qui aurais eu en retour leurs regards
reconnaissants et bien d’autres récompenses. En effet, tout comme les cercles
vicieux, la pente des mauvaises intentions conduit inexorablement vers l’échec
et la déception d’une vie vide de sens, de même les actes d’amour conduisent
comme une spirale vertueuse vers plus d’amour, pour une union comblée riche de
projets partagés.
Une image du père dans la Bible
Joseph est le
portrait du père humble et généreux, on le voit sur les vitraux ou toiles du
XVIII° siècle souvent représenté à l’ouvrage, le poids de l’âge courbant ses
épaules, et l’on peut retracer les étapes qui l’ont conduit à assumer sa
paternité : un parcours hors du commun mais si exemplaire… J’en retiens
cinq étapes clés significatives :
- Joseph, celui qui s’était
destiné à Marie, l’épouse bienveillante, promu à un mariage heureux, la totale
félicité… j’imagine volontiers son espérance à ce moment de la rencontre… car
Marie ne pouvait qu’être belle, rayonnante, merveilleuse, l’idéal de la
féminité, pleine de grâce.
- Joseph, celui qui s’est senti
trahi, avant son mariage et qui faillit y renoncer. Homme que la déception rend
faible, en proie au doute. Homme droit, qui résiste à la tentation de la
répudiation publique qui aurait conduit à la lapidation. Je ressens parfois ce
sentiment d’amertume, de déception et de cœur brisé quand mes espérances sont déçues.
Mais peut-on parler de trahison quand c’est Dieu qui se manifeste en nos
vies ?
- Joseph, celui qui reçoit
incrédule, mais comblé de bonheur, trois savants venus d’Orient se prosternant
devant son enfant et déposant leurs précieux présents. Encore un signe, s’il
était nécessaire pour comprendre l’être exceptionnel qu’il est chargé d’élever.
Je vois alors cette crèche, rayonnante et la sainte famille qui 2000 ans plus
tard donne encore un sens à nos vies.
- Joseph, celui qui protège, avec
un premier devoir : celui de sauvegarder son fils par la fuite en Egypte.
Imaginons ce périple qui conduisit d’abord le couple jusqu’à cette crèche de
Bethléem, et cette angoisse de devoir encore partir précipitamment vers
l’inconnu. Je me figure cette attitude rassurante, cette présence qui donne
confiance.
- Joseph, celui qui s’efface pour
que son fils s’épanouisse : Jésus parle de son père qui est aux cieux,
jamais de son père qui est sur terre. Les évangiles ne sont pas loquaces à
propos de Joseph. On le présente volontiers comme le symbole de l’humilité…
Ces cinq états
d’âme : de l’espérance, du doute, du bonheur, du protecteur et de
l’humilité se retrouvent dans toutes les vies de père :
- Avant d’être père, l’homme
aspire au désir d’être époux. Il espère en une femme avec qui il pourra s’unir
avec bonheur. L’amour des parents rejaillit sur les enfants, et l’amour que les
parents ont pour leurs enfants renforce les liens qui les unissent. L’amour
conjugal tisse la trame de l’unité familiale.
- Savons-nous, accueillir le
mystère de l’enfantement ? La paternité s’accompagne de bouleversements,
de surprises, de renoncement… pas facile... Puis vient l’épreuve de la présence
impuissante lors de l’accouchement, quand nos mains ne servent qu’à recueillir
la douleur transmise par des doigts qui nous broient. L’épreuve de la présence
impuissante lorsque l’enfant hurlant s’apaise enfin dans le sein de sa mère.
L’épreuve de la présence impuissante plus tard face à un enfant qui se révolte.
Le doute est légitime…
- Le père connaît aussi des
expériences et des sources de joies que lui procure son enfant. Son arrivée
transforme sa vie, l’adulte devient père de famille, il prend une nouvelle
place dans la société, dont il assure le devenir. Les messages de félicitation
et de bienvenue affluent, et le père encore incrédule savoure ce sentiment de
bonheur : ce n’est pas seulement son enfant qu’on accueille.
- Le père prend vite conscience
de la fragilité de son enfant. Si déjà, avec son épouse son instinct protecteur
prenait corps, il se révèle et s’épanouit avec son nouveau né. Alors il assume
très vite son rôle de protecteur, garantit la sécurité, répond aux besoins
matériels, il s’investit dans son travail pour assurer la pérennité des
ressources et le confort nécessaire à sa famille.
- Enfin, le père s’efface, il
est heureux de voir son enfant prendre
sa place, poursuivre son œuvre pour le dépasser. Encore un signe d’humilité, ce
qui compte c’est l’avenir, la génération qui suit. Sa satisfaction n’en est pas
moins grande.
On ne dira jamais de la paternité,
qu’elle est un long fleuve tranquille
En tant que
père je redoute toujours le risque de la rupture du dialogue avec mes enfants .
Je suis conscient que le risque existe, il est toujours présent. Parfois par
amour inclusif et possessif, les parents dressent eux-mêmes les murs de
l’incompréhension qui les séparent de leurs enfants : d’un côté la vision
de l’enceinte protectrice, de l’autre la perspective d’un carcan inhibiteur.
C’est pourquoi, je suis attentif au temps du repas, c’est un rendez-vous
régulier, qui offre un temps de présence, une disponibilité précieuse. C’est le
temps de solliciter leur histoire, partager leur vécu, contempler leur regard,
sentir leur présence, parfois détecter leurs souffrances, permettre
l’expression de la complicité qui les unit entre frères et sœurs, encourager
l’expression de leur bonheur et rappeler les règles d’éducation quand
l’occasion se présente.
Les
rendez-vous père-enfant sont précieux, les passions partagées sont
exceptionnelles, il faut donc trouver les occasions, ou plutôt les créer, elles
viennent trop rarement naturellement. Je m’efforce donc en tant que père d’être
présent aux grands rendez-vous de leur vie. La religion m’aide et me fournit de
magnifiques temps, aménagés, dédiés pour un cœur à cœur sincère : le
catéchisme offre des rendez-vous périodiques hebdomadaires avec les plus
jeunes, puis c’est le temps des retraites de profession de foi ou de
confirmation, ou les temps forts du FRAT. Ainsi, je m’efforce de consacrer du
temps avec eux et ils voient que j’attache de l’importance à leur démarche de
foi.
Parmi mes plus
grands doutes qui s’expriment malheureusement sous forme de remords (dès lors
que je n’ai pas su l’exercer à bon escient), l’autorité paternelle est l’un des
exercices qui me semble le plus difficile à maîtriser. Savoir être ferme sur
certains principes sans paraître autoritaire, savoir punir et pardonner sans
pratiquer l’injustice, savoir exiger avec amour, savoir aimer sans négligence…
C’est une attention de tous les instants. Heureusement, je ne suis pas seul,
Dieu est tout près de moi. Je l’invoque dans mes prières, et j’ai trouvé un
rythme qui me garantit une régularité : Lundi pour Marion, Mardi pour
Quentin, Mercredi pour Paul-Hadrien, Jeudi pour Soline, Vendredi pour Virgile,
Samedi pour Calixte, Dimanche pour Théophane…
En guise de conclusion
Quand je
réfléchis à mon rôle de père, il m’arrive de penser à mon statut de fils, et je
me sens parfois mal à l’aise, comme vaincu par un sentiment d’ingratitude. Je
voudrais apporter à mes parents toute l’affection qu’ils me portent, mais je me
sens bien petit. Je me rassure en espérant que leur récompense sera de voir ma
famille épanouie, mes enfants heureux de vivre, mon épouse aimante et radieuse.
Alors chacun pourra percevoir le plus beau cadeau qu’on puisse avoir :
voir heureux ceux qu’on aime. Et si notre Père du Ciel le voulait
aussi … ¨