Signes et témoins


Paternité humaine, expérience du Père


Christian Delarue

À 44 ans, je ne m’étais jamais posé la question de ce que l’exercice de ma paternité terrestre avait pu m’apporter comme éclairage sur la paternité divine, et je tiens à remercier la Revue Esprit Saint qui m’a demandé de méditer sur ce sujet car, grâce à cet exercice, j’ai pris conscience de certains aspects de ma vie spirituelle.

            Je suis marié depuis plus de 21 ans, nous avons quatre enfants de 20 à 11 ans. Issu d’une famille pratiquante, ma vie de foi est passée par des hauts et des bas, mais je n’ai jamais abandonné la pratique religieuse. C’est mon épouse Odile qui m’a permis d’être renouvelé dans ma relation à Dieu. Lorsque j’ai connu Odile, donc au moment où je coupais plus nettement le cordon ombilical avec mes parents, j’étais encore au stade d’une foi vécue comme une contrainte plutôt qu’une rencontre à faire. La fréquentation de groupes de prières m’a permis de passer de la religion à pratiquer à la foi à vivre.

            Avant d’aborder le thème qui nous intéresse, il me semble nécessaire de vous préciser rapidement comment je vis ma vie de foi. Ma relation à Dieu est à la fois simple et complexe.
            Elle est simple dans la mesure où, fort heureusement, je n’ai jamais trop intellectualisé ma démarche spirituelle. Dieu est. Ce n’est pas qu’une affirmation gratuite : Dieu se définit lui-même comme « celui qui Est », ou « Je Suis » (Exode 3,14) terme repris par Jésus pour affirmer son identité divine (Jean 8,24). Notre relation à Dieu, en tant qu’enfants du Père, créés à son image, consiste à être avec Celui qui Est. Cette présentation peut paraître simpliste, je pense plutôt qu’elle est synthétique, trop peut-être.
            Pour ma part, cette vision de ma relation à Dieu m’aide beaucoup. Sans aucun doute, elle est influencée par la manière dont j’ai vécu mon enfance et mon adolescence, à savoir avec la peur de remettre en cause les affirmations de mes parents. En même temps, je constate que je suis en phase, pour ma foi, avec l’enseignement de l’Eglise. (CEC § 27 (Partie sur le CREDO): Le désir de Dieu est inscrit dans le cœur de l'homme, car l'homme est créé par Dieu et pour Dieu; et Dieu ne cesse d'attirer l'homme vers Lui, et ce n'est qu'en Dieu que l'homme trouvera la vérité et le bonheur qu'il ne cesse de chercher: L'aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l'homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l'homme de dialoguer avec lui commence avec l'existence humaine. Car si l'homme existe, c'est que Dieu l'a créé par amour et, par amour, ne cesse de lui donner l'être; et l'homme ne vit pleinement selon la vérité que s'il reconnaît librement cet amour et s'abandonne à son Créateur (GS 19 ).
            Ma relation à Dieu est complexe aussi car je vis avec une histoire, une expérience de vie et une éducation spécifiques. Tous ces facteurs peuvent être constructeurs ou déstabilisateurs, voire destructeurs. De fait, ce qui est simple au départ peut devenir compliqué. Mon vécu peut venir en opposition avec ma foi : c’est mon état de pécheur.

            C’est dans les « petites » choses, les « petits » gestes, bien plus que dans les grands principes que la paternité s’exerce. Après le temps de prière familiale, au coucher des enfants (c’en est maintenant terminé pour les 3 premiers), j’avais l’habitude de dire à chacun : « Que le Seigneur te bénisse et te garde, et que ton ange gardien veille sur toi ». J’accompagnais cette phrase d’un signe de croix sur leur front. Ce geste simple les apaisait beaucoup. Les enfants ont besoin de sécurité, de se sentir protégés, surtout dans les heures de la nuit. Loin d’être une sorte de formule magique prononcée, c’était vraiment une prière de ma part : je mettais mes enfants sous la protection divine, et je leur en faisais part. En réfléchissant, je me rends compte que la prière du soir me permet aussi de me pacifier intérieurement. Dieu veille sur nous pendant notre sommeil (c’est ce que nous affirmons avec le cantique de Siméon) : quel soulagement, nous sommes sous la protection divine ! Cela ne retire rien au rôle du père de famille qui doit rester le protecteur temporel de celle-ci. Cette protection n’est pas seulement une défense par rapport aux agressions extérieures, elle est avant tout un état de veille permanent pour assurer la pérennité de la famille à travers les choix budgétaires, le rythme de vie, la cohésion familiale, etc., afin que tous les membres se sentent à l’abri de toute dérive dangereuse. Chacun peut alors se « sous-mettre » au père, c'est-à-dire se mettre sous sa protection.
            Un autre point important expérimenté en famille : pendant une période, particulièrement durant les années où il m’arrivait fréquemment de me mettre dans de grosses colères, je commençais la prière familiale en demandant pardon à l’enfant (ou mon épouse), qui avait été sous le feu de ma colère, pour la manière dont j’avais réagi. Cette démarche se propageait et nous avions tout un temps pendant lequel nous allions à la rencontre de l’un ou l’autre pour lui demander pardon. Cet « exercice » d’humilité fut difficile au départ, mais ô combien libérateur ! Les peurs relatives à l’autorité disparaissaient. Amour, vérité et simplicité étaient au cœur de nos relations. Progressivement, ce sont les enfants eux-mêmes qui réclamaient cette démarche. Nous apprenions à demander pardon, et à pardonner. Nous pouvions le faire chaque jour. Dieu ne nous attend-il pas aussi pour nous pardonner aussi souvent que nous le lui demandons, afin que nous puissions parvenir à cette relation d’amour, de vérité et de simplicité avec Lui ?
            Certains pourraient penser qu’une telle attitude pourrait porter atteinte à l’autorité : bien au contraire, mes ordres étaient d’autant mieux acceptés que les enfants apprenaient à faire la distinction entre la forme (pas toujours appropriée) et le fond d’une demande, d’une exigence. C’est bien ce que nous devons aussi apprendre : comprendre le sens des commandements de Dieu pour bien les assimiler et les pratiquer avec l’intelligence du cœur.
            Je pourrais multiplier les exemples concrets d’exercices de ma paternité humaine donnant un éclairage sur la paternité divine. En particulier, je pense à l’importance de valoriser l’enfant par des félicitations, des encouragements, un regard positif, même au milieu de ses points faibles. Dans le même sens, apprendre à tirer du positif d’une situation à priori négative : N’est-ce pas une « spécialité » de Dieu ? Ou encore, laisser la possibilité à l’enfant de revenir (après une bêtise) sans qu’il soit assommé par les reproches, les punitions, mais en faisant le point sur l’erreur ou la faute commise et les conséquences. Ce dernier point nous évoque le passage de l’enfant prodigue (Luc 15,11-32), texte important dans ma vie spirituelle car j’ai toujours besoin de revenir à Dieu après mes égarements.
            Je suis émerveillé des relations de confiance qui ont pu se créer avec les enfants. C’est avec les aînés que nous voyons les fruits de ce regard positif posé sur chacun d’eux en toutes circonstances. Je n’entrerai pas dans le contenu des confidences que j’ai reçues de leur parts, mais j’ai encore fait l’expérience dernièrement de leur liberté de pouvoir me partager leurs difficultés ou « bêtises ». Ce qui fut intéressant, c’est la qualité de leur écoute lorsque j’ai repris ces situations particulières avec eux. Je n’ai pas souvenir d’avoir pu moi-même m’ouvrir de la sorte à mes parents, et en particulier à mon père.
            Je ne veux pas dire que je suis un père idéal, loin de là ! J’essaie seulement de mettre ma vie quotidienne en conformité avec ma vie de foi. Car en réalité, c’est plutôt la paternité divine qui inspire ma paternité humaine. La difficulté est que mon image de la paternité divine est incomplète, voir partiellement faussée. C’est en effet à travers mon père génétique que je me suis forgé les premières images de la paternité. Bien qu’il soit un bon père de qui j’ai reçu et je reçois encore beaucoup d’amour, il n’en reste pas moins imparfait, marqué, lui comme moi, par le péché. Les quelques images un peu trop caricaturales reçues au catéchisme ne m’ont pas beaucoup aidé à réajuster mon idée de Dieu.
            C’est par l’expérience de Dieu, principalement à travers la prière et la Parole de Dieu, que j’ai pu découvrir un peu plus l’image du Père. C’est le Christ Jésus qui nous révèle le Père. Saint Jean de la Croix l’exprime ainsi dans un commentaire de l’épître aux Hébreux (He 1,1-2) : « Dès lors qu'il nous a donné son Fils, qui est sa Parole, Dieu n'a pas d'autre parole à nous donner. Il nous a tout dit à la fois et d'un seul coup en cette seule Parole ...; car ce qu'il disait par parties aux prophètes, il l'a dit tout entier dans son Fils, en nous donnant ce tout qu'est son Fils. » (Carm. 2, 22).
            Ecouter Jésus, c’est écouter le Père, donc le découvrir. Une phrase qui m’a beaucoup marqué, aidé et transformé de l’intérieur, c’est celle de Jésus qui dit « je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29). Cela veut dire que le Père aussi est doux et humble de cœur ! Je ne pourrai jamais assez méditer sur la douceur et l’humilité de Dieu. Ainsi donc, c’est Dieu qui m’instruit sur ce qu’est la paternité. De mon côté, j’essaie d’écouter, d’intégrer et de mettre en pratique. Et plus je mets en pratique, plus je découvre la beauté de la paternité divine et la dignité de la paternité humaine qui s’en inspire.
            Le Catéchisme de Eglise Catholique, nous dit bien que Dieu nous fait participer à son œuvre.  « Nous croyons que Dieu a créé le monde selon sa sagesse (cf. Sg 9,9 ). Il n'est pas le produit d'une nécessité quelconque, d'un destin aveugle ou du hasard. Nous croyons qu'il procède de la volonté libre de Dieu qui a voulu faire participer les créatures à son être, sa sagesse et sa bonté. » CEC 295.
            De même qu’un enfant devient capable de parler car il l’a appris de ses parents et de son entourage, je deviens potentiellement capable d’exercer une paternité inspirée car je le reçois en découvrant Dieu.
            En prenant conscience de cette possibilité qui m’est donnée de participer à la paternité divine, je réalise à quelle dignité le Seigneur m’a appelé, Lui qui m’a élevé au rang « d’enfant du Père » par le baptême en son Fils Jésus. Je ne peux que m’émerveiller devant les œuvres de Dieu : « Que tes œuvres sont grandes ! ». ¨
Christian Delarue