Parole de Dieu


Du Messager du Royaume au Verbe de Dieu



P. Claude Tassin, spiritain 

Claude Tassin est professeur à l’Institut Catholique de Paris, où ses cours d’Ecriture Sainte sont si appréciés de ses étudiants. Les lecteurs d’Esprit Saint le connaissent bien. Il nous introduit dans cette lecture biblique sur divers titres du Christ.

     La foi en la résurrection du Christ commanda l’avenir du christianisme, lorsque les croyants se mirent à proclamer une présence agissante traduite en ces termes : « Il mourut et il fut relevé » (1 Th 4, 14). De ce relèvement opéré par Dieu et modifiant leur existence, il fallait trouver les racines et les orientations dans la vie terrestre de Jésus. Travail de mémoire : Qu’avait-il dit ? Qu’avait-il fait ? Qui était-il ? Ses proches avaient émis des hypothèses : un rabbi hors du commun, un prophète, le nouveau Moïse, le nouvel Élie, le Messie… Mais, gardant son secret, Jésus ne se laissait pas étiqueter. Pour eux, cependant, aucun doute : Il était en­voyé par Dieu, investi d’une mission. Mais laquelle ? Cette redécouverte, se fit en deux étapes. La première servira ici d’introduction à la seconde, celle de l’appro­fondissement dont témoigne, entre autres textes, le Prologue de l’évangile de Jean.

Le Messager du Royaume


     Jésus n’a pas défini sa personne, mais sa mission, à travers le slogan (ou kérygme) suivant : « Convertissez-vous car le règne de Dieu a fini son approche » (Mt 4, 17). Ce règne universel espéré du judaïsme se trouve en phase d’atterrissa­ge (en stand by !) : il suffirait qu’on se convertisse, à l’écoute de Jésus, pour que ce Règne se pose enfin sur la piste d’un royaume (l’espace régi par un règne). Le Père seul détermine le plan de vol de l’avion Règne de Dieu que pilote Jésus. L’escale Conversion redéfinit le but du voyage, pour ceux qui veulent bien se ré-embarquer, après repentir : alors Dieu régnera en faveur des petits, des pauvres, des malades, des exclus, des morts (cf. Lc 6, 20-21 ; 7, 22-23). Ces morts incluent les morts-vivants que sont les pécheurs, selon le mot précisant une mission : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Mc 2, 17). Dans le cadre historique de cette phrase, Jésus appelle les pharisiens, dont beaucoup sont vrai­ment des justes, à partager sa mission : celle d’appeler convivialement les pécheurs.
     Marc (1, 15) conclut ainsi le kérygme du règne de Dieu : « Croyez à la Bonne Nouvelle ». En Luc 4, 43, Jésus déclare : « Il me faut annoncer la Bonne Nouvelle du Règne de Dieu. » Ces formules viennent en droite ligne du Livre d’Isaïe : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes les pieds de celui qui annonce la bonne nouvelle, qui fait entendre la paix, qui annonce une bonne nouvelle de bonheur, qui fait entendre le salut, qui dit à Sion : “Ton Dieu règne” » (Is 52, 7). Dans cet oracle, le judaïsme voyait le salut final, l’instauration du règne de Dieu. Mais on hésitait sur l’identité de l’Envoyé : Serait-ce le Prophète ultime ? le Messie ?
     Jésus n’a pas élucidé l’énigme. Il se cachait derrière le message qu’il procla­mait. Il revint aux chrétiens de découvrir la clé du mystère, avec l’aide de l’Esprit Saint, selon les paroles que l’évangile de Jean met sur les lèvres de Jésus : « J’ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent. Mais quand viendra celui-là, l’Esprit de la vérité, il vous fera cheminer dans l’entière vérité » (Jn 16, 12-13). Le prologue du même évangile témoigne de cet approfon­dissement de la nature de l’Envoyé et de sa mission.

Le Verbe de Dieu (Jn 1, 1-18)


     Le verbe (masculin) est la parole (féminin). La traduction liturgique n’a pas poussé le féminisme jusqu’à maintenir le féminin au long de ce Prologue, lu comme évangile de Noël (messe du jour). Elle s’en tire par une glose : « Au com­mencement était le Verbe, la Parole de Dieu, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jn 1, 1). À Noël, la liturgie, éducatrice première de la foi, accompagne ce Prologue de Jean de deux autres lectures : Isaïe 52, 7-10, sur le messager de la bonne nouvelle, et Hébreux 1, 1-6, un autre prologue saluant Jésus comme « reflet resplendissant de la gloire du Père, expression parfaite de son être ». Bref, la liturgie de Noël nous introduit dans les profondeurs mystérieuses de l’envoi du Fils, le Verbe, de sa mission.
     Revenons au Prologue johannique (Jn 1, 1-18). Il s’agit probablement d’une hymne chrétienne ancienne « récupérée » par l’évangéliste et truffée par lui d’ajouts permettant de l’inclure dans son évangile, notamment par des allusions à Jean Baptiste. Des rayons entiers de bibliothèque ont commenté ce texte. Conten­tons-nous de relever deux motifs juifs propres à éclairer ce Prologue.

La Parole, le Verbe


     « Au commencement était la Parole » (Jn 1, 1). Par respect pour la révélation biblique s’ouvrant par le mot Au-commencement (Gn 1, 1), tout écrit juif s’interdit de commencer par ce terme. Le prologue johannique contrevient à cette règle par­ce que Jésus, le Verbe, est le commencement, de toute éternité. Il est celui par qui Dieu dit, pour la première fois qu’il parle : « Que la lumière soit ! » (Gn 1, 3 ; comparer Jn 1, 3-5). Mais qu’est-ce que la parole, sinon le moyen par lequel je me donne à toi sans me perdre moi-même ? Les sociologues expliquent en partie les bagarres entre jeunes dans les banlieues par un décifit de parole, de vocabulaire : faute de trouver les mots pour s’expliquer, faute de pouvoir se dire et de se savoir respecté, on cogne.
     Dans son sermon sur Jean Baptiste, saint Augustin explicite cette merveille, en distinguant la voix et la parole : « Le son de la voix conduit jusqu’à toi l’idée contenue dans la parole ; alors il est vrai que le son s’évanouit ; mais la parole que le son a conduite jusqu’à toi est désormais dans ton cœur sans avoir quitté le mien. » Bien avant le christianisme, le judaïsme s’est demandé comment Dieu pouvait se communiquer sans se laisser dévorer par les bas intérêts humains. La réponse à cette question fut, dans les synagogues du temps de Jésus, une théo­logie, une spiritualité de la Parole. On ne disait plus « Dieu fit ceci » ou « Dieu dit cela », mais « La Parole de Dieu fit ceci » ou « La Parole de Dieu dit cela. »
     Sur cette base, le début de Jean va plus loin : La Parole s’est faite chair (Jn 1, 14). En Jésus, Dieu se dit par l’humanité fragile de son envoyé, et non pas par la Loi de Moïse, un écrit censé condenser et incarner la Parole de Dieu. Notre Prologue souligne l’opposition : « La Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité advinrent par Jésus Christ » (Jn 1, 17).
     Le contraste s’explique par le patrimoine juif, méditant sur une autre figure, la sagesse divine. Après une description lyrique de cette sagesse, le Siracide ajoute ceci : « Tout cela n’est autre que le livre de l’Alliance du Dieu Très-Haut, la Loi que nous a commandée Moïse, en héritage pour les synagogues de Jacob » (Si 24, 23). Le livre de Baruch relaie la même pensée : « Elle est le livre des préceptes de Dieu, la Loi qui est pour les siècles. Quiconque la garde vivra, quiconque l’abandonne mourra » (Ba 4, 1).

La Sagesse

     Les derniers écrits de l’Ancien Testament personnifient la Sagesse. Comme la Parole, elle est ce par quoi Dieu, seul sage, se communique à l’homme qui, créé à son image, a vocation de gouverner sa vie avec sagesse (Sg 9, 1-6). Au 1er siècle avant notre ère, l’auteur du Livre de la Sagesse prie Dieu en ces termes : « Donne-moi la parèdre de ton trône, la sagesse, et ne me rejette pas du nombre de tes enfants » (Sg 9, 4). Dans les sculptures grecques, la divinité parèdre siège à côté d’une autre, sur un trône à deux places. Ainsi, la Sagesse est divine et n’est pas Dieu, mais ce que Dieu envoie pour se révéler. Le Prologue de Jean fait écho à cette représentation : « À ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu… Personne n'a jamais vu Dieu; le Fils unique engendré, qui est dans le sein du Père, nous l'a raconté » (Jn 1, 12.18)
     Certes, ce Prologue ne nomme pas la Sagesse, parce que l’envoi du Fils dans la chair dépasse cette figure qui, néanmoins, se reflète dans le texte. Créée avant tout et maître d’œuvre de la création (Pr 9, 22-31) elle déclare : « Avant les siècles, Il m’a créée, éternellement je subsisterai » (Si 24, 9) ; elle préfigure ainsi le Verbe : « Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut » (Jn 1, 3). De la Sagesse, Baruch écrivait ceci : « Elle est apparue sur la terre et elle a vécu parmi les hommes » (Ba 3, 38). Ce que l’évangéliste retraduit en ces termes : « Le Verbe s’est fait chair, et il a demeuré chez nous » (Jn 1, 14).

Le Verbe, la Demeure, la Gloire… et la chair

     Par respect, les synagogues de langue araméenne, plutôt que de le nommer di­rectement, évoquaient Dieu par les titres suivants : la Parole (Verbe), la Demeure (cf. Ex 40, 36-38), la Gloire. Or ce sont ces trois termes qui évoquent chez Jean le mystère de l’Incarnation : « La Parole s’est faite chair et elle a demeuré chez nous et nous avons contemplé sa gloire » (Jn 1, 14). Sur cet arrière-fond synagogal, on ne saurait mieux traduire le caractère divin de « celui vient d’en haut » (Jn 3, 31).
     L’évangéliste ne dit pas que la Parole s’est faite homme, mais chair, à savoir, selon la symbolique des Sémites, la faiblesse radicale de la créature vouée à la mort. Dans l’eucharistie, c’est cette faiblesse, le don total du Crucifié, que nous assimilons et assumons, comme le déclare le discours sur le Pain de Vie : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde » (Jn 6, 51).
     Le Prologue de Jean présente le Christ comme l’éternelle Sagesse divine, la Parole présente depuis le commencement, l’Envoyé introduisant dans l’humanité un Dieu qui se donne sans se dissoudre, à la différence de tant d’amours humaines qui sombrent dans la passion autodestructrice. La profondeur vertigineuse du Pro­logue n’oublie pas ce qui reste fondamental : Jésus fut d’abord le messager du Règne de Dieu en faveur des pauvres, des petits, des pécheurs. C’est en partici­pant à cette mission que nous découvrons mieux le mystère d’un Dieu venu dans la chair.  ¨