Signes et témoins



Michel Djobtusia, Diacre Massa au Cameroun
Témoin des jeunes Eglises, diocèse de Yagoua.

Jean Savoie, Cssp

Pendant trois ans de 1982 à 1985, j’ai été curé de Sainte-Anne, l’église-mère et la cathédrale de Yagoua, mais je connaissais Michel Djobtusia depuis mon arrivée dans le diocèse, en 1975. J’ai beaucoup échangé avec lui, non seulement parce qu’il était le diacre de la paroisse, mais aussi parce qu’il représentait le mieux l’histoire locale et de la communauté chrétienne.

Michel Djobtusia a été une des premières personnalités du peuple massa. Né vers 1927 à Djogoïdi, petit village de Yagoua aux bords du fleuve Logone, Michel a été baptisé à 11 ans, le 24 décembre 1938 avec 19 autres jeunes et laïc ; il est ainsi l'un des premiers baptisés du Nord­-Cameroun. En 1947, il épouse Thérèse Bargue, mariage coutumier en janvier, et mariage religieux le 28 août. Une vie bien remplie, chrétien, père de famille, catéchiste et co­-fondateur de l'Eglise de Yagoua; conseiller municipal, conseiller ecclésial, ordonné diacre. Il est décédé en 2005.
.
1. Michel, Massa du Logone
            Il n’était pas besoin de parler longuement avec Michel Djobtusia pour percevoir en lui une personnalité forte et avenante à la fois, qui laissait transparaître une grande richesse de cœur. De son pas lent, comme s’il était profondément recueilli, il se présentait avec beaucoup de discrétion. Il saluait en souriant mais ne parlait pas immédiatement, vous laissant tout l’espace voulu pour prendre l’initiative.
            Il parlait peu à la première personne, son monde était communautaire, la communauté «Massa» ou africaine ou bien la communauté chrétienne paroissiale. Il portait spontanément avec lui le ‘nous’ collectif dont il savait se faire l’expression dans le dialogue, sans jamais être revendicatif. Très vite ce ‘nous’ voulait inclure son interlocuteur. Il était naturellement conciliateur.
            Même lorsqu’il se rendait compte que son interlocuteur blanc ne comprenait pas du tout la culture locale et réagissait trop vite et trop mal, il ne haussait jamais le ton et disait clairement son avis tout en prévoyant les lourdes conséquences d’une décision trop étrangère au contexte local.
            Je lui ai demandé un jour, au cours de ces nombreuses heures passées à parler librement, quel était le Père missionnaire à Yagoua dont il avait gardé le meilleur souvenir. Il m’a donné le nom d’un Père qui n’avait été là que trois ans et dont je ne connaissais que le nom, car il n’avait rien laissé de visible, ni église, ni œuvre, ni écrit. Quand j’ai voulu savoir pourquoi lui, il m’a dit aussitôt : « il ne criait jamais ! ». J’ai mesuré alors à quel point nos critères étaient différents et aussi combien nous, les missionnaires étrangers, nous avons dû être pénibles à supporter par nos jeunes chrétiens de bonne volonté qui devaient avoir de la maturité pour deux. Et ça, Michel savait si bien le faire et le faire comprendre..
            Michel était massa naturellement, comme un fait incontournable, une réalité qui s’imposait d’elle-même aux autres et spécialement aux blancs que nous étions. Les massa sont environ 300.000 le long du Logone, au Cameroun et Tchad. Chaque fois que nous avions tendance à l’oublier, Michel savait trouver un proverbe ou un petit conte dont il ne tirait pas la morale par discrétion, mais parfaitement adapté à la circonstance. Il avait cette culture des anciens qu’il ne montrait pas tellement avec nous mais qui ressortait naturellement dès qu’il rencontrait ses amis massa et surtout les anciens. 

2. Profondément converti à l’Evangile.
            Michel a été baptisé à 11 ans. Je ne sais quelle forme de catéchèse il avait pu suivre. Mais j’ai été souvent témoin de son sens chrétien profond dans sa culture traditionnelle massa.
            Je ne citerai qu’un exemple. Nous parlions de ce que pouvait être l’accueil de l’Evangile dans la culture massa. Je lui ai demandé ce qu’il faudrait faire si une convocation d’initiation traditionnelle était lancée chez les massa. Une initiation avait été faite vers 1975 et, comme elle peut avoir lieu tous les sept ans, le cas n’était pas hypothétique et l’Eglise devait s’y préparer. Faudrait-il l’interdire encore aux chrétiens sous peine d’excommunication comme en 1975 ou fallait-il préparer autrement les jeunes chrétiens ? Michel avait bien sûr déjà pensé à cette question ; lui-même avait fait l’initiation traditionnelle dans sa jeunesse et connaissait bien le contenu et l’enjeu. Il m’a répondu avec gravité et en mesurant ses mots. « il faudra encore l’interdire aux chrétiens ! » et son explication dénotait une grande réflexion : « ce qui s’oppose au Christ dans l‘initiation massa, ce n’est pas tant l’initiation, ni les cultes traditionnels, qu’il y a, cela peut-être bien vécu par un chrétien formé ; ce qui s’oppose à l’Evangile, c’est le regard porté sur la femme. Ce regard fait d’elle un objet à la disposition totale de l’homme, elle est vue comme un bien dont l’homme fait sa chose et non sa compagne. Cela s’oppose au regard de Dieu sur tout être humain créé à son image « homme et femme, il le créa » dit la Genèse. Le regard traditionnel sur la femme permet tous les mépris, les abus, les renvois, la guerre, les vengeances. La vie chrétienne n’est plus une participation à la vie du Christ ressuscité, les sacrements ne font pas de nous, hommes et femmes, de vrais enfants de Dieu. » En écoutant Michel, j’ai eu l’impression de revoir tout mon catéchisme et ma théologie : c’était du caté-réalité.

3. Marqué du sens de l’Eglise universelle et de l’Eglise locale
            Michel avait eu la chance d’aller à Rome (et à Lourdes) lors de l’année sainte de 1950. « En 1950, Michel effectue un pèlerinage à Rome. Mgr Plumey, de regrettée mémoire, présente la jeune délégation du Nord au Pape Pie XII qui lui accorde un entretien de quelques minutes. La même année, il effectue un autre pèlerinage à Lourdes qui marquera à jamais sa vie de croyant. Il s'engage comme catéchiste, et il est définitivement acquis à la cause du Christ. C'est le début d'une nouvelle vie à la manière de l'Apôtre Saint Paul qui dira: « Ce n'est plus moi qui vit, mais c'est le Christ qui vit en moi ». 1
            Michel ne faisait pas souvent état de cette grâce par modestie. Mais il savait se référer à ce contact au centre papal de l’Eglise lorsqu’il fallait situer la vie chrétienne dans le monde. Et ce pèlerinage lui a donné une assurance dans sa foi et a fait de lui une référence catholique dans un pays où le pèlerinage à la Mecque donne une référence aux musulmans.

4. Collaborateur et Conseiller respectueux des prêtres et des laïcs

« La vie de Michel Djobtusia est intimement liée à celle de la mission Sainte-Anne de Yagoua. Il y a vu se succéder de nombreux missionnaires: les prêtres du Sacré-Cœur (1936-1939) ; les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée (1947-1981); les Filles du Saint-Esprit (1958-­2000) ; les Spiritains (1981-1993) et les prêtres diocésains depuis 1993. Un tel parcours est sans aucun doute, le fruit d'une prodigieuse force de caractère au service de Dieu. Cet « ambassadeur de Dieu» a en effet toujours cru à la nécessité d'un enracinement du christianisme dans les valeurs traditionnelles du peuple «Massa», aux traditions de son peuple pour le faire entrer dans le «3e millénaire de l'évangélisation» en lui conservant son âme propre ». 2
Une religieuse des Filles du Saint-Esprit, Marie-Claude, rend grâce à Dieu d’avoir vécu à Yagoua si proche de Michel pendant 19 ans ; elle écrivait récemment : « Michel était un authentique chrétien, pétri de foi, lisant et méditant chaque jour la Parole de Dieu. La bible était son trésor. Je n’ai jamais osé le déranger quand il était en prière sous son arbre. Il y restait des heures entières. Je le trouvai digne, beau, tellement intériorisé, Michel « respirait » Dieu, il le rayonnait. Au cours d’une conversation avec lui sur la façon de se comporter auprès des gens bien pauvres avec qui je vivais, il me dit : « Ne refuse jamais ce qu’ils te donnent, sois heureuse de ce que tu reçois, mais toi, va chez eux les mains vides ; ils savent que tu les aiment et que tu as la parole de Dieu dans ton cœur, c’est ça qu’ils attendent de toi, pas autre chose »

            C’était le vrai charisme de Michel d’aider au discernement chrétien les prêtres et les laïcs, notamment les autres catéchistes de Sainte-Anne et du diocèse. Que de kilomètres parcourus à pied, dans le pays massa, pour aller rencontrer un ancien ou un jeune préparant son mariage, avec tous les problèmes de dot. Que de personnes visitées dans la maladie ou dans les décès. Que de prières proposées dans la cour des habitations, sous l’abri ombragé pour l’accueil du visiteur. Et donc tout autant de personnes soutenues, éclairées, encouragées. Michel n’arrivait pas avec des solutions toutes faites, mais il écoutait et amenait ses interlocuteurs à appliquer les valeurs de la culture et les lumières de l’évangile aux situations concrètes.

5. Exemple de vie chrétienne familiale et de ministère diaconal.

            Michel et Thérèse ont élevé une nombreuse famille, avec les ressources de son travail d’agriculteur. Chaque mariage de garçon coûtait une dot traditionnelle importante dans toute famille massa. Or, le travail de tous les catéchistes et des conseillers était bénévole. S’il avait quelque difficulté momentanée, il en parlait discrètement sans revendication. Il avait compris, mieux que d’autres, que la Mission étaient là pour donner les choses de Dieu, non pour procurer des avantages matériels à une clientèle. Pas étonnant que les Missionnaires Oblats, chargés alors de la paroisse, l’aient proposé parmi les premiers diacres permanents.

« De 1969 à 1974, Michel est reçu pour la formation théologique et pastorale en vue du diaconat permanent, et il est ordonné le 15 février 1975 ». (ibid) Cette formation sur plusieurs années lui a pris beaucoup de temps sur son travail, elle n’était pas facile pour lui qui n’avait pas une grande formation intellectuelle ; mais elle lui a permis de mûrir bien des réflexions et des connaissances acquises sur le terrain. Il en est sorti plus ancré dans le dessein de Dieu, dans la prière et dans le service. Il avait désormais un ministère officiel qu’il pratiquait déjà en grande partie. Il s’est donc donné encore davantage au service de l’Eglise de Yagoua élargissant sont champ d’action au diocèse.
À l’enterrement d’un écolier chrétien d’une dizaine d’année, mort d’une de ces nombreuses maladies graves parce que mal soignées, j’ai laissé à Michel le soin des prières au cimetière. Nous étions nombreux autour de la petite tombe, les enfants de l’école paroissiale, la communauté chrétienne, les responsables. Le diacre Michel a fait une présentation du mystère de la vie et de la mort dans le dessein de Dieu comme j’en ai rarement entendu. En voici le pale résume : partant de la naissance humaine dans les eaux matricielles, pour prendre pied sur la terre des ancêtres où toute une culture, une famille, une tradition, lui était préparée, le jeune chrétien est entré librement par le baptême dans les eaux d’une nouvelle naissance où il a trouvé un monde nouveau, une connaissance, une famille nouvelle universelle, encore temporaire et de passage ; par sa mort maintenant il passe à travers cette tombe en terre massa, bénie de l’eau baptismale et pascale au monde définitif de présence à Dieu, aux chrétiens de toute l’Eglise, à ses ancêtres et frères massa qui ont déjà rejoint le ciel de Dieu, pour y être vivant et heureux pour toujours. Si nous pleurons ce n’est pas par peur ou par désespoir, c’est pour la séparation trop prématurée d’un enfant qui n’avait pas fini sa route humaine, mais Dieu l’a reçu avec lui dans la joie éternelle.
Nous faisions l’homélie à tour de rôle le dimanche et j’ai appris à présenter la foi chrétienne en écoutant les présentations du diacre Michel. Le sens de la Parole de Dieu, de la profondeur de l’Eucharistie et de la prière, les exigences et les beautés du cheminement chrétien. Un dimanche où les gens sortaient un peu vite de l’église à la fin de la messe, car il faisait très chaud parfois dans cette église, couverte de tôles, toute pleine, par 40° à l’ombre, Michel n’a pas hésité à interpeller l’assistance en ces termes : « nous sommes les enfants du Père éternel, il nous a nourri du Corps de son Fils, mort pour chacun de nous. Comment recevons-nous ce don ? allons- nous faire comme nos chiens qui s’en vont aussitôt que nous leur avons donné un os en nourriture ! Non, nous restons quelques temps en prière, du fond du cœur, pour remercier notre Père, dans l’Esprit. » 

Ses engagements ecclésiaux ne l’ont pas empêché de s’engager dans la vie publique de sa ville ; dans les années 60, il a été élu conseiller municipal de la ville de Yagoua. Environ la moitié de la population était chrétienne, catholique ou protestante. Il y avait donc au conseil municipal des élus musulmans, chrétiens ou dereligion traditionnelle. La présence d’un grand catéchiste à ce Conseil était très importante pour refléter une vue juste des aspirations des chrétiens, non pas pour réclamer des avantages particuliers, mais pour faire progresser toute la communauté vers un meilleur vivre ensemble dans le dialogue et la solidarité. Aussi les rapports des chrétiens avec la population étaient bons et constructifs.

Une vie de sainteté et une mort dans l’espérance.

            Sa fille Cécile a exprimé sa reconnaissance lors des obsèques de Michel en ces termes : « Que dire de notre père ? tout simplement ceci : homme de prière, de conseil, de dialogue, d’hospitalité, de disponibilité totale, de pardon et de partage. Notre père était homme de tout le monde, la porte ouverte à tous. Jusqu’à sa mort, sa maison a été une maison d’accueil... Son souhait était de faire de nous, ses enfants, des hommes et des femmes au service de son Ami, le Dieu de Jésus Christ (comme prêtre ou religieuse). Son désir ne fut point réalisé… À chaque ordination sacerdotale d’un fils du diocèse, il laissait éclater sa joie. Elle se lisait sur son visage et il demeurait dans la contemplation jusqu’à épuisement corporel. Alors cette lumière qui s’allumait dans ses yeux devenait intense et se communiquait au contact des autres. Il était l’homme de tous les âges, jeune avec les jeunes, vieux avec les vieux et avait une lecture et une compréhension de l’Evangile propres à lui. Et cela se ressentait dans son apostolat. Aujourd’hui, que nos prières l’accompagnent »

« La mort, si angoissante pour les chrétiens de la Cathédrale Sainte Anne est venue le frapper en ses œuvres de chair. Michel Djobtusia, comme nous, l'avons vu ces derniers moments, le chapelet à la main, la prière à la bouche, implorait sans cesse le Seigneur. La présence la plus consolante était celle des prêtres. Il se nourrissait sans cesse des sacrements de l'Eucharistie, de la pénitence et de l'Onction.
Le souvenir du diacre Michel est toujours présent dans la mémoire affective de tous les chrétiens du diocèse de Yagoua. Ses derniers moments étaient suivis avec émotion à plus d'un titre : «Je pars vers le Christ. Appelez le prêtre, et sonnez la cloche à ma mort. Ne passez pas votre temps à pleurer. Priez ! ». N'est-ce pas là une parole de prophète? Nombreux sont ceux qui expriment leur admiration pour ce «fils de Dieu »; et leur regret de le voir partir. Dans un Nord-Cameroun qui donne tant d'exemples, le diacre apparaît comme une exception. Nul ne peut reprocher à Michel de quitter la vie terrestre en emportant le trésor spirituel. Hommages soient rendus à tout son talent de serviteur de Dieu jusqu'aux chrétiens dus à sa charge de diacre. » 3
Ces lignes d’un prêtre camerounais aussi élogieuses envers Michel Djobtusia, me sont une grande consolation en voyant combien il a été un apôtre apprécié jusqu’à la fin de sa vie, une vie de chrétien dans la sainteté, la simplicité, le service. Toute cette vie d’union à Dieu et de don de soi aux autres restera une semence spirituelle de l’Eglise de Yagoua. ¨



1-  Abbé Pascal Doudereng  dans l’Effort Camerounais du 15/11/2005)
2-  Abbé Pascal Doudereng  (ibidem)
3-  Abbé Pascal Doudereng  ibidem