Parole de Dieu


L’Eucharistie, mémoire du Seigneur

Mgr Maurice Fréchard


Mgr Maurice Fréchard est spiritain. Il nous a déjà parlé du baptême et de la confirmation dans les numéros précédents. Professeur de théologie et de liturgie, directeur de Séminaire en France et à Rome, évêque émérite d’Auch, il est particulièrement qualifié pour nous parler de l’Eucharistie et du Sacerdoce.

L’ensemble sacramentel du Baptême et de la Confirmation appelle une suite de manière impérative. En effet ces deux premiers sacrements ne sont célébrés qu’une seule fois pour la même personne. C’est un jour éminemment mémorable que celui où l’adulte disciple du Christ a reçu solennellement ces deux sacrements. Mais pour la continuation de sa vie de foi, il a besoin de la nourrir de manière régulière, comme chacun s’alimente pour être en bonne santé, capable de travailler et de servir ses frères.
L’Eucharistie répond à ce besoin de manière surabondante à la mesure de la générosité infinie de notre Dieu. Parcourons ensemble ce que nous en dit la Parole de Dieu et la grande Tradition de l’Église, avant de nous pencher sur l’apport spirituel de l’Eucharistie tant pour les communautés chrétiennes qui la célèbrent.

< Les deux tables
> La célébration concrète de l’Eucharistie, quel que soit le degré de solennité, comporte toujours deux phases bien distinctes : liturgie de la Parole et liturgie eucharistique. Cela apparaît avec clarté dès le récit des pèlerins d’Emmaüs (Lc 24,13-35). Ce n’est pas une célébration comme celles auxquelles nous participons habituellement. Mais la fraction du pain à l’auberge a été précédée d’une longue catéchèse de la part de Jésus, mais les pèlerins étaient empêchés de le reconnaître (v.16). Il fallait réveiller la foi et l’espérance de ces hommes pour leur permettre de reconnaître Jésus ressuscité dans ce mystérieux compagnon de route. Le ‘’sommaire‘’ des Actes des Apôtres (Ac 2,42) mentionne l’enseignement des Apôtres avant la fraction du pain. A Troas, Paul prolonge son discours jusqu’à minuit avant de rompre le pain (Ac 20,7-11).
Vatican II dans sa Constitution sur la Sainte Liturgie rappelle l’unité de ces deux moments : " Les deux parties qui constituent en quelque sorte la messe, c’est-à-dire la liturgie de la parole et la liturgie eucharistique, sont si étroitement unies entre elles qu’elles constituent un seul acte de culte " (Constitution sur la Sainte Liturgie n. 56).

La Parole de Dieu
Les premières descriptions du déroulement de l’Eucharistie mentionnent fidèlement cette première partie consacrée à la lecture de la Parole de Dieu. Saint Justin martyr en est le premier témoin au milieu du 2ème siècle : " On lit les mémoires des Apôtres et les écrits des prophètes aussi longtemps qu’il est possible. Quand le lecteur a fini, celui qui préside fait un discours pour nous avertir et pour nous exhorter à mettre en pratique ces beaux enseignements. Ensuite nous nous levons tous et nous faisons ensemble des prières … " (Apologie 1,66-67).
Depuis ce premier récit, la suite est ininterrompue quel que soit le rite. Il n’est pas d’exemple d’Eucharistie qui ne débute par la lecture de la Parole de Dieu. Au point que l’on parle couramment " des deux tables de la Bible et de l’Eucharistie " (Vatican II, Décret sur le ministère et la vie des prêtres, n.18). On pratique également la célébration de la Parole, sans qu’elle soit suivie de l’Eucharistie, mais ce n’est pas la messe.
Vatican II s’exprime ainsi dans la Constitution concernant la Liturgie : " Pour présenter aux fidèles avec plus de richesse la table de la parole de Dieu, on ouvrira plus largement les trésors bibliques pour que, dans un nombre d’années déterminé, on lise au peuple la partie importante des Saintes Ecritures " (Constitution sur la sainte Liturgie n. 51). Ainsi chaque croyant a l’occasion, au moins le dimanche, de nourrir sa foi, éventuellement de la réveiller, à l’écoute attentive de la Parole de Dieu. Pour chaque jour, la Parole de Dieu est précisée dans le rite romain, comme de dimanche en dimanche.

La liturgie eucharistique
L’Ancien Testament ne nous offre pas d’ébauche de l’Eucharistie. Car la première Alliance ne connaissait que les sacrifices du Temple jusqu’à sa destruction en 70 de notre ère. Quand Jésus comparera le pain vivant à la manne, il en soulignera surtout la différence essentielle. Deux pistes principales nous sont offertes.
La première demeure la requête importante des prophètes : la rectitude morale de l’offrant doit accompagner le sacrifice rituel. La vigoureuse prédication du prophète Isaïe, au début du livre, est justement célèbre : " Que m’importent vos innombrables sacrifices, dit le Seigneur. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux …Quand vous venez vous présenter devant moi, qui vous a demandé de fouler mes parvis ? N’apportez plus d’oblation vaine : c’est pour moi une fumée insupportable …Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien ! " (Is 1,11-16). Cette exigence est toujours actuelle pour nous qui célébrons l’Eucharistie du Seigneur.
La seconde piste est l’enracinement de la Cène chrétienne dans la célébration de la Pâque Juive. La dernière Cène reste traditionnelle dans l’ordonnance du repas, mais profondément nouvelle par les gestes et les paroles de Jésus sur le pain et le vin. Les récits des Évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) et de saint Paul sont unanimes pour l’essentiel des gestes et des paroles de Jésus. Ils nous sont bien connus en raison du caractère répétitif des rites de l’Eucharistie.

La dernière Cène
La Cène juive assure le relais entre l’ancienne et la nouvelle Alliance. L’agneau immolé n’est plus celui que les prêtres sacrifiaient au Temple, mais celui que Jean-Baptiste avait désigné comme l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde (Jn 1,29 & 36). En identifiant le pain à son corps donné, le vin à son sang répandu, Jésus anticipe le drame qui va débuter dans quelques heures : son procès, sa passion et sa mort, son sacrifice offert à son Père du ciel " pour vous et pour la multitude en rémission des péchés. " Jésus allait bien au-delà de l’allusion : il présentait déjà à son Père l’offrande de tout lui-même pour le salut du monde.
Revenons au désert après la libération d’Egypte. Quelques jeunes Israélites avaient immolé au Seigneur de jeunes taureaux. " Moïse prit la moitié du sang et le mit dans des bassins ; puis il aspergea l’autel avec le reste du sang. Il prit le livre de l’Alliance et en fit la lecture au peuple. Celui-ci répondit : " Tout ce que le Seigneur a dit, nous le mettrons en pratique, nous y obéirons ". Moïse prit alors le sang, en aspergea la peuple, et dit : " Voici le sang de l’Alliance que, sur la base de toutes ces paroles, le Seigneur a conclue avec vous. " (Ex 24,6-8). Quand on rapproche le sacrifice inaugural de la Première Alliance et la dernière Cène, on ne peut qu’être frappé par la similitude des expressions. La première Alliance prélude à l’Alliance nouvelle.
A la Cène, d’après saint Luc et saint Paul, les dernières paroles de Jésus sur le pain ordonnent : " Faites cela en mémoire de moi. " (Lc 22,19 ; 1 Co 11,24). Sur le vin, selon saint Paul, Jésus prévoit d’autres ‘cènes’ : " Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi " (1 Co 11,25).

L’Eucharistie de l’Église.
On peut l’Eucharistie vivre de plusieurs manières complémentaires : comme Alliance, comme mémorial de la Pâque de Jésus, comme nourriture.
L’Eucharistie comme Alliance
Nous nous référons au récit d’Exode 24 cité plus haut. Quand la Parole de Dieu nous est présentée, nous l’écoutons avec foi, nous nous laissons instruire par elle, par Dieu lui-même, " Ils seront tous instruits par Dieu " (Jn 6,45), nous l’acclamons. Nous prenons la suite de nos prédécesseurs de la Première Alliance. Non seulement nous accueillons comme eux la révélation que Dieu nous fait de lui-même, mais avec eux nous proclamons que nous voulons vivre selon ces enseignements pleins de la Sagesse de Dieu en Jésus Christ.
Car c’est la Nouvelle et Éternelle Alliance qui nous est proposée, dans la nouveauté inaugurée par la Pâque de Jésus Christ. Saint Jean précise : " Celui qui déclare demeurer en lui doit marcher lui-même dans la voie où lui, Jésus, a marché " (1 Jn 2,6). Lorsque nous acclamons la Parole de Dieu, il ne s’agit pas seulement d’une acclamation rituelle, convenue pour la commodité d’une réponse commune. Il s’agit avant tout d’un engagement à mener notre vie à la lumière de Jésus Christ. Ceci concerne chacun personnellement aussi bien que la communauté concrète dont nous faisons partie.

L’Eucharistie comme mémorial
" Vous ferez cela en mémoire de moi ". Ainsi se termine le récit de l’Institution de chacune de nos prières eucharistiques. Déjà l’Exode 12,14 considérait que la Pâque était à vivre dans l’aujourd’hui de la célébration du Passage de la Mer Rouge et de la libération de la servitude. Quelle que soit la distance chronologique qui les séparait de la Pâque historique et unique, les Juifs qui célébraient cette Pâque considéraient qu’ils en avaient vécu réalité profonde. C’est encore la foi des Juifs d’aujourd’hui.
Les gestes et les paroles de Jésus à sa dernière Cène ont profondément transformé la Pâque juive. Le pain est devenu son corps livré, le vin a été transformé en son sang versé. Corps et sang séparés manifestaient déjà le sacrifice de la Croix, l’offrande suprême de Jésus à son Père pour le salut du monde, le plus grand amour dont parlait Jésus entre la Cène et sa Passion : " Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis " (Jn 15,13).
Quand Jésus ordonne à ses Apôtres " Vous ferez cela en mémoire de moi ", il leur demande de renouveler ses propres gestes, de reprendre ses propres paroles, en mémoire de lui. La grande Tradition de l’Église nous a transmis cette réalité inouïe de la présence réelle du Corps et du Sang de Jésus sous les apparences du pain et du vin de la célébration. Elle nous redit en même temps la réalité de la Pâque de Jésus que constitue chacune de nos Eucharisties : " Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez à cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne " (1 Co 11,26). Vous proclamez, vous vivez, la Pâque de Jésus, sa réalité concrète. Il ne s’agit pas seulement d’une présence réelle, mais inerte. Non ! Jésus est présent dans l’action suprême de sa Pâque. Par grâce, nous sommes rendus présents à son offrande unique.
Le Baptême a fait de nous un " même être avec le Christ " par une mort qui ressemble à la sienne. La Confirmation nous fait participer à l’effusion de l’Esprit de la première Pentecôte. L’Eucharistie s’inscrit dans la suite logique des deux premiers sacrements de l’initiation. Même si un catéchumène avait déjà assisté à la messe avec foi et toute l’attention désirable, il était dans l’incapacité de prendre part pleinement à la célébration du mémorial de l’unique Pâque de Jésus : il lui manquait tout simplement le Baptême, car c’est le Baptême enrichi de la Confirmation qui permet d’entrer dans la réalité de la célébration. Etabli dans la communion avec le Christ par une mort qui ressemble à la sienne, le nouveau baptisé est maintenant en mesure d’entrer dans l’intelligence spirituelle de la réalité célébrée et dans une participation active au nom de son appartenance au Corps de Jésus mort et ressuscité.
Quand le Concile Vatican II nous demande une présence active à l’Eucharistie de nos églises, c’est de cette participation-là qu’il s’agit. L’Esprit du Christ nous donne de prendre part à l’action eucharistique, grâce à notre participation baptismale au sacerdoce du Christ. Au cours de sa Passion jusqu’à la mort sur la Croix, Jésus nous a laissé le témoignage d’une parfaite obéissance d’amour à son Père et en notre faveur pour nous sauver du mal et de la mort. Par le Baptême, il nous donne une participation à son sacerdoce. Nous pouvons alors avec lui faire offrande de sa vie à son Père, dans le même temps, nous pouvons, nous devons, nous offrir nous-mêmes comme Jésus nous offre, nous, les membres de son corps.
Au pied du Sinaï, le peuple hébreu acceptait l’Alliance que Dieu voulait établir avec lui. Moïse l’aspergeait du sang des victimes immolées en sacrifice pour sceller cette Alliance. L’Amen proclamé à la fin de la prière eucharistique est la plénitude de notre réponse de croyants à la Nouvelle et Éternelle Alliance en la Pâque de Jésus.

L’Eucharistie comme repas, comme nourriture.
Le don de Dieu va jusque là. En effet, nous pourrions déjà nous estimer comblés par cette participation effective au mémorial de la Pâque du Christ. Jésus nous a donné de communier à son Corps livré et à son Sang versé. " Moi, je suis le pain de la vie. Au désert, vos pères ont tous mangé la manne, et ils sont morts ; mais ce pain-là, qui descend du ciel, celui qui en mange ne mourra pas " (Jn 6-48-49). Il faudrait citer entièrement le discours de Jésus sur le pain de vie au chapitre six de l’évangile de saint Jean.
Action de grâce. " Un même être avec le Christ " ? Oui, jusque-là. Alliance nouvelle, mémorial de la Pâque de Jésus, sommet de l’histoire des hommes et de la grâce offerte à tous, jusqu’à le recevoir dans notre corps comme une nourriture, comme le pain de chaque jour que Jésus fait demander dans la prière du " Notre Père ". Le mémorial porte bien son nom : Eucharistie.

Et l’Esprit Saint ?
A chacune des étapes de notre itinéraire, l'Esprit Saint est présent, effectivement et activement présent. Car sans lui rien ne pourrait avoir lieu. Assemblée, proclamation et audition de la Parole, action eucharistique sont rendues possibles par l'action efficace et toujours discrète de l'Esprit Saint.
L'assemblée prend consistance chrétienne par l'action de l'Esprit qui réalise, rend visible le Corps du Christ qui vient célébrer. Il y a bien sûr les liens de voisinage et de fraternité entre personnes de la même paroisse, du groupe qui se rassemble pour la célébration. Au-delà des liens humains, la communion profonde par la foi partagée est due à la grâce d'union de l'Esprit. C'est le sens de la salutation initiale de la messe: La grâce de Jésus Christ notre Seigneur, l'amour de Dieu le Père, et la communion de l'Esprit Saint soient toujours avec vous. (2 Co 13,13).
La foi de l'Eglise en l'origine divine de l'Ecriture se fonde sur la déclaration de saint Paul à Timothée: "Tous les textes de l'Ecriture sainte sont inspirés par Dieu" (2 Tm 3,16), précisée par la seconde lettre de saint Pierre: "C'est portés par l'Esprit Saint que des hommes ont parlé de la part de Dieu" (2 P 1,21). Quant à l'écoute croyante de cette Parole de Dieu, il nous suffit de nous référer à ce saint Paul écrit aux Thessaloniciens : "Quand vous avez reçu de notre bouche la parole de Dieu, vous l'avez accueillie pour ce qu'elle est réellement: non pas une parole d'hommes, mais la parole de Dieu qui est à l'oeuvre en vous les croyants" (1 Th 2,13).
Sous les trois aspects qui nous ont servi pour exposer le mystère eucharistique, le Saint Esprit est également présent et actif. La troisième prière eucharistique exprime bien l'aspect de l'Alliance retrouvée: " Regarde, Seigneur, le sacrifice de ton Église et daigne y reconnaître celui de ton Fils qui nous a rétablis dans ton Alliance; quand nous serons nourris de son corps et de son sang et remplis de l'Esprit Saint, accorde-nous d'être un seul corps et un seul esprit dans le Christ. "
Le Mémorial de la Pâque de Jésus est fortement souligné dans les deux prières à l'Esprit Saint qui encadrent la consécration. L'assemblée a chanté: Saint, Saint, Saint,
le Seigneur, ..." Tu es vraiment saint, poursuit le célébrant (2ème prière eucharistique) ..., sanctifie ces offrandes en répandant sur elles ton Esprit; qu'elles deviennent pour nous le corps et le sang de Jésus, le Christ, notre Seigneur." Après la consécration: " Faisant ici mémoire de la mort et de la résurrection de ton Fils, nous t'offrons, Seigneur, le pain de la vie et la coupe du salut ... ". Comment ne pas évoquer ici le passage de la lettre aux Hébreux : "poussé par l'Esprit éternel, Jésus s'est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache" (He 9,14). Unis à son offrande, comment l'accomplir sans nous laisser pousser, nous aussi, par l'Esprit éternel?
" Par Lui, avec Lui et en Lui, à toi, Dieu le Père tout-puissant, dans l'unité du Saint-Esprit, tout honneur et toute gloire pour les siècles des siècles. Amen." ♦