Depuis
1977, le Père Bernard Ducrot a exercé son
ministère, selon les urgences, dans un pays en guerre.
Actuellement curé d'une paroisse à la périphérie
de Luanda et économe de la province spiritaine d'Angola,
il est témoin de la ruine d'un pays et des malheurs qui
frappent la population. A la question: "Pourquoi rester?",
il répond par un acte d'espérance.
L'Angola,
au plan économique, est un pays ruiné. Plus grave
encore, la dégradation des valeurs morales et
traditionnelles ronge le pays. La corruption généralisée
en est le signe le plus évident. L'insécurité
est omniprésente. Une génération entière
de jeunes se retrouve aujourd'hui sans formation et sans travail.
Avec la croissance trop rapide des villes où des centaines
de milliers de personnes sont venues chercher refuge, de
nouvelles formes de pauvreté sont apparues, comme les
"enfants des rues". Par milliers, ils vivent de la
mendicité et dorment sur les trottoirs de la capitale. Et
comment oublier les camps de déplacés, étrangers
dans leur propre pays, et les dizaines de milliers de ceux qui
ont sauté sur des mines et qui sont aujourd'hui réduits
à la mendicité. Depuis plus de dix-huit ans,
j'assiste à la lente dégradation de ce pays.
Combien de fois n'avons-nous pas pensé que nous avions
enfin atteint le point le plus bas et que la paix était
enfin à portée de main? Et puis, il nous a fallu
apprendre à accepter qu'on pouvait toujours tomber plus
bas, qu'il y avait toujours la possibilité de détruire,
même au milieu d'un champ de ruines. Il nous a fallu
apprendre à accepter de vivre au milieu de la violence
omniprésente, violence des institutions, violence des
situations, violence des hommes. Qu'il est difficile parfois de
résister à la tentation de la violence pour tenter
d'endiguer la violence, à la tentation d'abandonner, de
partir tout simplement. Puis l'espérance reprend le dessus
et l on reste. Il n'est pas possible de ne pas se poser parfois
la question: pourquoi rester? Pourquoi rester, alors que tout
s'écroule? Pourquoi rester, alors que notre présence
semble inutile et notre témoignage ne pas passer?
Au
nom des sans-voix
Nous
sommes souvent envahis par un sentiment d'impuissance et d'échec.
Il nous faut pourtant relativiser car il y a des choses qui
bougent et, à force de bouger, elles finissent par
changer. J'en prends pour témoin l'impact de la parole
officielle de nos évêques qui s'est toujours fait
entendre dans le contexte du double héritage de la guerre
et du marxisme. Au long des années, ils se sont faits les
porte-parole du peuple qui n'a pas les moyens de s'exprimer et
qui, dans son immense majorité, a subi une guerre qu'il ne
voulut pas. Voix solitaire et mal reçue par les médias,
au service exclusif de l'idéologie régnante, voix
qui condamnait la logique de la guerre et toute forme de moyens
violents pour régler le conflit, voix, surtout, qui
proposait des chemins pour sortir de l'impasse. "Fermes
dans l'Espérance",
le message de 1986, et tous ceux qui l'ont suivi, ont parlé
de dialogue, de concertation, de réconciliation, ont exigé
un État de droit, la liberté sous toutes ses
formes, en un mot, le respect des droits de l'homme. Et cette
voix a fait son chemin, à tel point que ces thèmes,
rejetés lors de leur parution par les gouvernants, font
aujourd'hui partie du vocabulaire de tous les dirigeants, tous
partis confondus. Certains hommes politiques poussent le cynisme
si loin que, occultant le passé, ils voudraient donner
l'impression d'avoir toujours parlé ainsi. Oui, il y a des
motifs d'espérance. Je voudrais essayer de les faire
pressentir à partir de ce que j'ai pu voir au cours de
quelques voyages et visites de confrères qui se trouvent
dans des situations particulièrement difficiles en raison
de l'isolement, de l'insécurité ou des problèmes
énormes qu'ils ont à affronter.
Sauver
des vies
Malanje,
une ville du haut plateau central, autrefois prospère par
son agriculture, son élevage et son commerce. Après
les événements d'octobre 1992, la ville est restée
au pouvoir du MPLA et s'est trouvée complètement
isolée de la province aux mains de l'Unita. La faim a été
la première conséquence de cet isolement. Les
chemins d'accès aux champs étaient, et sont encore
en grande partie, minés. Beaucoup de femmes qui s'y sont
pourtant aventurées n'en sont jamais revenues, laissant
les enfants sans nourriture et sans mère. Bientôt,
il y eut des milliers d'enfants affamés.
Aussitôt
l'Église s'est mobilisée autour d'un objectif que
le Père Viana résumait ainsi: "sauver des
vies". Dans un immense effort de solidarité organisé
par la Mission et la Caritas, des cuisines et des réfectoires
ont été improvisés, offrant un ou deux repas
par jour à ces enfants qui commençaient à
mourir de faim. Quelques chiffres permettent de se rendre compte
de l'ampleur de cet effort: en août 1993, six cuisines se
sont ouvertes, servant 3 680 enfants; en septembre, il y en avait
déjà vingt-cinq pour 7 100 enfants.
Treize
autres cuisines fournissaient de la nourriture à 1 840
adultes et vieillards. Plus de 800 volontaires étaient
engagés dans cette action. Très vite des ONG sont
venues apporter leurs compétences et leurs moyens.
Cependant, dès que la situation devenait par trop
dangereuse en raison de la'proximité des combats, tous
leurs membres étaient évacués sur Luanda et
il ne restait plus que les missionnaires. En plus de cet effort,
il faut encore ajouter les 61 200 familles qui recevaient chaque
mois des rations. La mortalité a été
enrayée, mais c'est alors que nous avons pris conscience
de la présence de centaines de jeunes sans famille. Il en
est résulté un nouvel effort de solidarité:
proposer des structures d'accueil, orphelinats et foyers.
Actuellement la situation s'est beaucoup améliorée,
mais cinquante-deux cuisines alimentent encore chaque jour 18 900
enfants, dix crèches accueillent 1 390 jeunes orphelins et
près de 300 enfants sont placés dans des familles
d'adoption. Pourquoi rester ? Pour sauver des vies. Ce que je dis
de Malanje s'est vérifié dans presque toutes les
villes particulièrement atteintes par le fléau de
la faim.
Un
toit, une famille, un avenir
A
Malanje il y avait l'œuvre du Gaiato. La maison a été
fermée en 1978 par ordre du gouvernement qui, peu après,
y installait l'armée. En 1990, la maison nous a été
restituée, mais complètement saccagée. Le
Père Telmo se mit à restaurer les bâtiments
qu'il avait construits trente ans auparavant. Quelques dizaines
d'orphelins faisaient déjà revivre la maison quand
la guerre reprit de plus belle et il a fallu abandonner à
nouveau le Gaiato qui fut à nouveau pillé et
saccagé. Ces derniers mois, et pour la troisième
fois, la maison rouvre ses portes. Pourquoi rester? Pour que des
jeunes puissent retrouver un toit et surtout une famille et un
avenir. Le Père Telmo, parmi tant d'autres, a adopté
Tony.
"La
famille grandit tous les jours. Aujourd'hui est arrivé
Tony, âgé de 3 ans et plein de vie. Sans que
personne le lui suggère, il a commencé à
m'appeler papa. Cri du cœur angoissé qui cherche sa
filiation; appel suspendu comme une épée nue,
implorant justice. Il est tombé d'un nuage: je suis Tony .
Rien de plus. Il m'a choisi. Je vais lui donner mon nom. Mon
fils, un nuage blanc? Un nuage n'a pas de nom et pas de mère.
Une maman viendra, qui sans peur, et avec moi, l'adoptera. Non
par le sang mais par l'amour, pour sa croissance et sa dignité.
"Ce que vous avez fait au plus petit d'entre mes frères..."
Le
Gaiato, une oasis de paix, de fraternité, de foi en
l'homme, de foi en la jeunesse, au milieu d'un monde si dur, si
violent, si divisé. Un lieu de foi, tout simplement et
d'espérance. Partout on constate que, dans les pires
situations, l'amour fait surgir la réponse appropriée.
Il
a fait baisser les fusils
Dans
une société où tout était laissé
à l'arbitraire de ceux qui possédaient des armes,
surtout aux moments de crise, j ai vu ce qu'on appelle la force
morale: un prêtre aux mains nues qui par sa seule présence
faisait baisser le canon des fusils et entendre raison. Il n'a
pas pu sauver tout le monde de l'arbitraire, mais il a pu limiter
les dégâts. Peut-être saura-t-on un jour
l'ampleur de cette action et de tant d'autres.
Rester
pour sauver des vies en vaut vraiment la peine. C'est déjà
vrai humainement parlant et encore plus vrai pour celui qui a
accepté de suivre ce Jésus dont Luc expose le
programme d'action au début de sa vie publique: "L'Esprit
du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a conféré
l'onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a
envoyé proclamer aux captifs la libération et aux
aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés
en liberté, proclamer une année d'accueil par le
Seigneur"
(Luc 4:18-19). Nous avons tous, d'une manière ou d'une
autre, entendu son appel et nous l'avons suivi. Pas étonnant
que ses pas nous aient conduits auprès des pauvres. C'est
là, auprès des pauvres, qu'Il est chez lui.
Refuge
de toutes les victimes
Autres
situations, autres réponses. A Kalandula, la mission a été
transformée en un immense hôpital. Autrefois il y
avait là un petit dispensaire surtout spécialisé
dans la maternité. Devant l'ampleur des besoins, les
bâtiments ont été reconvertis en hôpital
de fortune. Seules les écoles ont été
maintenues. La mission est devenue le refuge de toutes les
victimes de la faim, des mines, des armes chimiques ou tout
simplement de la maladie. Là, loin de tout, sans
ravitaillement, sans communications, une oasis a surgi, unique
espoir pour tous ceux qui sont au bord du désespoir.
Beaucoup, blessés, affaiblis, malades, ne parviennent à
l'atteindre que pour mourir, et il a fallu ouvrir un nouveau
cimetière. Mais au moins, au terme de leur voyage, leurs
yeux se ferment sur une présence fraternelle.
Présence
insignifiante au plan humain, et pourtant, dernier rempart devant
la barbarie. Là aussi se révèle ce que peut
être la force morale. Isolement, insécurité,
dénuement étaient tels qu'il était bien
difficile de tenir. Mais les gens suppliaient les missionnaires
de rester, conscients qu'auprès d'eux ils trouvaient leur
dernier rempart. Toutes les guerres sont source d'atrocités.
Mais il est des présences qui font surgir au cœur de
leurs auteurs au moins un peu de honte, premier signe d'une
conscience qui n'est pas complètement morte. Nos évêques
écrivaient récemment: "Le
loup s'offusquerait avec raison d'entendre dire que l'homme, dans
ses atrocités, est un loup pour l'homme, car le loup ne
fait jamais a son frère loup les cruautés que
l'homme fait a son frère homme."
Un
autre confrère de la mission de Cacuso, bloqué à
Luanda, choisissait de s'y installer et de prendre en charge les
dizaines de milliers de personnes originaires de la région
qui avaient rejoint la capitale, le plus souvent à pied
(400 km), pour fuir les horreurs de la guerre. Mobilisant le PAM
et d'autres donateurs, il réussissait à organiser
la distribution de nourriture pour 34 000 déplacés,
ouvrait un camp de toile pour accueillir 3 000 personnes parmi
les plus démunies et réactivait l'association Ana
Itungu pour l'accueil des enfants désemparés.
Croire
en l'homme comme Dieu lui-même
La
guerre a profondément modifié notre activité
missionnaire. L'immense gâchis auquel nous assistons à
tous les niveaux nous fait parfois, souvent même, regretter
les temps de fondation. Elle peut susciter la révolte ou
tout simplement le découragement. Nos prédécesseurs
sont venus construire et planter sur un sol vierge et prometteur;
il nous faut reconstruire et surtout réconcilier sur un
pays en ruine.
Mais
le peuple est là, vers qui nous avons été
envoyés. Il est important qu'il y ait des témoins
de l'Évangile attentifs à tous les germes de vie
qui surgissent là où la mort semble omniprésente.
Rester c'est croire que le cours de l'histoire peut changer,
qu'il changera.
Mais
il y a des choses qui sont difficiles à accepter: que l'on
fasse la guerre avec des armes fabriquées dans nos pays
riches et vendues en toute hypocrisie aux pays en guerre; que les
prix des matières premières soient déterminés
sur les places de New York, Londres ou Paris; que les États
et l'ONU soient impuissants à faire respecter leurs
décisions; que la diplomatie mette si souvent la vérité
sous le boisseau; que les guerres se déroulent dans
l'indifférence quasi générale; que les
médias ne couvrent les événements qu'en cas
de crise extrême et qu'en fonction d'un public de
consommateurs. Autant de défis à relever.
(1996)
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