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Missionnaires et développement

82 - Père Bernard Ducrot (1948- >

Bernard Ducrot est né à Paris dans le XVème arrondissement le 5 septembre 1948. Il a fait ses vœux chez les Spiritains à Cellule en 1968 et a été ordonné prêtre en 1975 à l'église Ste Batilde de Chatenay-Malabry. Après des études de théologie à l'université, il est envoyé en Angola.
Il a connu là-bas la guerre civile qu'a vécu le pays après l'indépendance de 1975. Rappelé en France pour quelques années comme Supérieur du Grand scolasticat de Clamart, Bernard est de nouveau en Angola, dans le diocèse de Malange. Notre confrère s'est intéressé beaucoup à la langue et aux coutumes des habitants de cette région de Malange. Et il a publié en 1999 «  Jinogononga, Advinhas Kibundu ». La même année est édité aussi « Jisabu (Proverbias Kibundu). En 2016, il publie une grammaire de la langue Kibundu.
Nous ne pouvons qu'encourager notre confrère dans cette recherche de proximité avec ses paroissiens.
Roger Tabard, archiviste général CSSP.
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Bernard Ducrot, CSSP
CROIRE QUE LE COURS DE L'HISTOIRE PEUT CHANGER de https://sedosmission.org/old/fre/angola.htm

Depuis 1977, le Père Bernard Ducrot a exercé son ministère, selon les urgences, dans un pays en guerre. Actuellement curé d'une paroisse à la périphérie de Luanda et économe de la province spiritaine d'Angola, il est témoin de la ruine d'un pays et des malheurs qui frappent la population. A la question: "Pourquoi rester?", il répond par un acte d'espérance.  

L'Angola, au plan économique, est un pays ruiné. Plus grave encore, la dégradation des valeurs morales et traditionnelles ronge le pays. La corruption généralisée en est le signe le plus évident. L'insécurité est omniprésente. Une génération entière de jeunes se retrouve aujourd'hui sans formation et sans travail. Avec la croissance trop rapide des villes où des centaines de milliers de personnes sont venues chercher refuge, de nouvelles formes de pauvreté sont apparues, comme les "enfants des rues". Par milliers, ils vivent de la mendicité et dorment sur les trottoirs de la capitale. Et comment oublier les camps de déplacés, étrangers dans leur propre pays, et les dizaines de milliers de ceux qui ont sauté sur des mines et qui sont aujourd'hui réduits à la mendicité. Depuis plus de dix-huit ans, j'assiste à la lente dégradation de ce pays. Combien de fois n'avons-nous pas pensé que nous avions enfin atteint le point le plus bas et que la paix était enfin à portée de main? Et puis, il nous a fallu apprendre à accepter qu'on pouvait toujours tomber plus bas, qu'il y avait toujours la possibilité de détruire, même au milieu d'un champ de ruines. Il nous a fallu apprendre à accepter de vivre au milieu de la violence omniprésente, violence des institutions, violence des situations, violence des hommes. Qu'il est difficile parfois de résister à la tentation de la violence pour tenter d'endiguer la violence, à la tentation d'abandonner, de partir tout simplement. Puis l'espérance reprend le dessus et l on reste. Il n'est pas possible de ne pas se poser parfois la question: pourquoi rester? Pourquoi rester, alors que tout s'écroule? Pourquoi rester, alors que notre présence semble inutile et notre témoignage ne pas passer?

Au nom des sans-voix

 Nous sommes souvent envahis par un sentiment d'impuissance et d'échec. Il nous faut pourtant relativiser car il y a des choses qui bougent et, à force de bouger, elles finissent par changer. J'en prends pour témoin l'impact de la parole officielle de nos évêques qui s'est toujours fait entendre dans le contexte du double héritage de la guerre et du marxisme. Au long des années, ils se sont faits les porte-parole du peuple qui n'a pas les moyens de s'exprimer et qui, dans son immense majorité, a subi une guerre qu'il ne voulut pas. Voix solitaire et mal reçue par les médias, au service exclusif de l'idéologie régnante, voix qui condamnait la logique de la guerre et toute forme de moyens violents pour régler le conflit, voix, surtout, qui proposait des chemins pour sortir de l'impasse. "Fermes dans l'Espérance", le message de 1986, et tous ceux qui l'ont suivi, ont parlé de dialogue, de concertation, de réconciliation, ont exigé un État de droit, la liberté sous toutes ses formes, en un mot, le respect des droits de l'homme. Et cette voix a fait son chemin, à tel point que ces thèmes, rejetés lors de leur parution par les gouvernants, font aujourd'hui partie du vocabulaire de tous les dirigeants, tous partis confondus. Certains hommes politiques poussent le cynisme si loin que, occultant le passé, ils voudraient donner l'impression d'avoir toujours parlé ainsi. Oui, il y a des motifs d'espérance. Je voudrais essayer de les faire pressentir à partir de ce que j'ai pu voir au cours de quelques voyages et visites de confrères qui se trouvent dans des situations particulièrement difficiles en raison de l'isolement, de l'insécurité ou des problèmes énormes qu'ils ont à affronter.

Sauver des vies

 Malanje, une ville du haut plateau central, autrefois prospère par son agriculture, son élevage et son commerce. Après les événements d'octobre 1992, la ville est restée au pouvoir du MPLA et s'est trouvée complètement isolée de la province aux mains de l'Unita. La faim a été la première conséquence de cet isolement. Les chemins d'accès aux champs étaient, et sont encore en grande partie, minés. Beaucoup de femmes qui s'y sont pourtant aventurées n'en sont jamais revenues, laissant les enfants sans nourriture et sans mère. Bientôt, il y eut des milliers d'enfants affamés.

 Aussitôt l'Église s'est mobilisée autour d'un objectif que le Père Viana résumait ainsi: "sauver des vies". Dans un immense effort de solidarité organisé par la Mission et la Caritas, des cuisines et des réfectoires ont été improvisés, offrant un ou deux repas par jour à ces enfants qui commençaient à mourir de faim. Quelques chiffres permettent de se rendre compte de l'ampleur de cet effort: en août 1993, six cuisines se sont ouvertes, servant 3 680 enfants; en septembre, il y en avait déjà vingt-cinq pour 7 100 enfants.

 Treize autres cuisines fournissaient de la nourriture à 1 840 adultes et vieillards. Plus de 800 volontaires étaient engagés dans cette action. Très vite des ONG sont venues apporter leurs compétences et leurs moyens. Cependant, dès que la situation devenait par trop dangereuse en raison de la'proximité des combats, tous leurs membres étaient évacués sur Luanda et il ne restait plus que les missionnaires. En plus de cet effort, il faut encore ajouter les 61 200 familles qui recevaient chaque mois des rations. La mortalité a été enrayée, mais c'est alors que nous avons pris conscience de la présence de centaines de jeunes sans famille. Il en est résulté un nouvel effort de solidarité: proposer des structures d'accueil, orphelinats et foyers. Actuellement la situation s'est beaucoup améliorée, mais cinquante-deux cuisines alimentent encore chaque jour 18 900 enfants, dix crèches accueillent 1 390 jeunes orphelins et près de 300 enfants sont placés dans des familles d'adoption. Pourquoi rester ? Pour sauver des vies. Ce que je dis de Malanje s'est vérifié dans presque toutes les villes particulièrement atteintes par le fléau de la faim.

Un toit, une famille, un avenir

 A Malanje il y avait l'œuvre du Gaiato. La maison a été fermée en 1978 par ordre du gouvernement qui, peu après, y installait l'armée. En 1990, la maison nous a été restituée, mais complètement saccagée. Le Père Telmo se mit à restaurer les bâtiments qu'il avait construits trente ans auparavant. Quelques dizaines d'orphelins faisaient déjà revivre la maison quand la guerre reprit de plus belle et il a fallu abandonner à nouveau le Gaiato qui fut à nouveau pillé et saccagé. Ces derniers mois, et pour la troisième fois, la maison rouvre ses portes. Pourquoi rester? Pour que des jeunes puissent retrouver un toit et surtout une famille et un avenir. Le Père Telmo, parmi tant d'autres, a adopté Tony.

"La famille grandit tous les jours. Aujourd'hui est arrivé Tony, âgé de 3 ans et plein de vie. Sans que personne le lui suggère, il a commencé à m'appeler papa. Cri du cœur angoissé qui cherche sa filiation; appel suspendu comme une épée nue, implorant justice. Il est tombé d'un nuage: je suis Tony . Rien de plus. Il m'a choisi. Je vais lui donner mon nom. Mon fils, un nuage blanc? Un nuage n'a pas de nom et pas de mère. Une maman viendra, qui sans peur, et avec moi, l'adoptera. Non par le sang mais par l'amour, pour sa croissance et sa dignité. "Ce que vous avez fait au plus petit d'entre mes frères..."

 Le Gaiato, une oasis de paix, de fraternité, de foi en l'homme, de foi en la jeunesse, au milieu d'un monde si dur, si violent, si divisé. Un lieu de foi, tout simplement et d'espérance. Partout on constate que, dans les pires situations, l'amour fait surgir la réponse appropriée.

Il a fait baisser les fusils

 Dans une société où tout était laissé à l'arbitraire de ceux qui possédaient des armes, surtout aux moments de crise, j ai vu ce qu'on appelle la force morale: un prêtre aux mains nues qui par sa seule présence faisait baisser le canon des fusils et entendre raison. Il n'a pas pu sauver tout le monde de l'arbitraire, mais il a pu limiter les dégâts. Peut-être saura-t-on un jour l'ampleur de cette action et de tant d'autres.

 Rester pour sauver des vies en vaut vraiment la peine. C'est déjà vrai humainement parlant et encore plus vrai pour celui qui a accepté de suivre ce Jésus dont Luc expose le programme d'action au début de sa vie publique: "L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a conféré l'onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d'accueil par le Seigneur" (Luc 4:18-19). Nous avons tous, d'une manière ou d'une autre, entendu son appel et nous l'avons suivi. Pas étonnant que ses pas nous aient conduits auprès des pauvres. C'est là, auprès des pauvres, qu'Il est chez lui.

Refuge de toutes les victimes

 Autres situations, autres réponses. A Kalandula, la mission a été transformée en un immense hôpital. Autrefois il y avait là un petit dispensaire surtout spécialisé dans la maternité. Devant l'ampleur des besoins, les bâtiments ont été reconvertis en hôpital de fortune. Seules les écoles ont été maintenues. La mission est devenue le refuge de toutes les victimes de la faim, des mines, des armes chimiques ou tout simplement de la maladie. Là, loin de tout, sans ravitaillement, sans communications, une oasis a surgi, unique espoir pour tous ceux qui sont au bord du désespoir. Beaucoup, blessés, affaiblis, malades, ne parviennent à l'atteindre que pour mourir, et il a fallu ouvrir un nouveau cimetière. Mais au moins, au terme de leur voyage, leurs yeux se ferment sur une présence fraternelle.

 Présence insignifiante au plan humain, et pourtant, dernier rempart devant la barbarie. Là aussi se révèle ce que peut être la force morale. Isolement, insécurité, dénuement étaient tels qu'il était bien difficile de tenir. Mais les gens suppliaient les missionnaires de rester, conscients qu'auprès d'eux ils trouvaient leur dernier rempart. Toutes les guerres sont source d'atrocités. Mais il est des présences qui font surgir au cœur de leurs auteurs au moins un peu de honte, premier signe d'une conscience qui n'est pas complètement morte. Nos évêques écrivaient récemment: "Le loup s'offusquerait avec raison d'entendre dire que l'homme, dans ses atrocités, est un loup pour l'homme, car le loup ne fait jamais a son frère loup les cruautés que l'homme fait a son frère homme."

 Un autre confrère de la mission de Cacuso, bloqué à Luanda, choisissait de s'y installer et de prendre en charge les dizaines de milliers de personnes originaires de la région qui avaient rejoint la capitale, le plus souvent à pied (400 km), pour fuir les horreurs de la guerre. Mobilisant le PAM et d'autres donateurs, il réussissait à organiser la distribution de nourriture pour 34 000 déplacés, ouvrait un camp de toile pour accueillir 3 000 personnes parmi les plus démunies et réactivait l'association Ana Itungu pour l'accueil des enfants désemparés.

Croire en l'homme comme Dieu lui-même

 La guerre a profondément modifié notre activité missionnaire. L'immense gâchis auquel nous assistons à tous les niveaux nous fait parfois, souvent même, regretter les temps de fondation. Elle peut susciter la révolte ou tout simplement le découragement. Nos prédécesseurs sont venus construire et planter sur un sol vierge et prometteur; il nous faut reconstruire et surtout réconcilier sur un pays en ruine.

 Mais le peuple est là, vers qui nous avons été envoyés. Il est important qu'il y ait des témoins de l'Évangile attentifs à tous les germes de vie qui surgissent là où la mort semble omniprésente. Rester c'est croire que le cours de l'histoire peut changer, qu'il changera.

 Mais il y a des choses qui sont difficiles à accepter: que l'on fasse la guerre avec des armes fabriquées dans nos pays riches et vendues en toute hypocrisie aux pays en guerre; que les prix des matières premières soient déterminés sur les places de New York, Londres ou Paris; que les États et l'ONU soient impuissants à faire respecter leurs décisions; que la diplomatie mette si souvent la vérité sous le boisseau; que les guerres se déroulent dans l'indifférence quasi générale; que les médias ne couvrent les événements qu'en cas de crise extrême et qu'en fonction d'un public de consommateurs. Autant de défis à relever.
(1996)


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