Monseigneur Barthet,
1837- 1912.


Magloire Barthet est né à Picarreau, canton de Poligny (Jura), le 26 janvier 1837, de Pierre Barthet et de Marie Monnier. Nous ne connaissons rien d'autre de sa famille et de son enfance, sauf qu'il suivit les classes primaires à Sellières et que c'est de l'orphelinat de Dole qu'il écrivit sa demande d'admission dans la vie religieuse.

Mais si, comme on le dit, " le style c'est l'homme ", nous serons tout de suite fixés sur la personnalité de Magloire Barthet par la lecture des deux lettres que voici.

Dole, le 24 novembre 1856. Monsieur le Supérieur,
Depuis longtemps brûlant du désir de me consacrer aux missions étrangères, d'annoncer la divine parole à ces malheureux infirmes dans les ténèbres de l'idolâtrie, j'ai réfléchi sur cette sublime vocation, j'ai prié Marie de m'éclairer, de me guider et de me prendre sous sa protection spéciale. La Congrégation du St Cœur de Marie qui est entièrement dévouée à la conversion des nègres des colonies a frappé mes regards, son généreux zèle a excité les forces de mon âme, et Marie elle-même me dit chaque jour que c'est là que je dois consacrer les faibles dons de l'esprit dont Dieu m'a gratifié.

Orphelin depuis plusieurs années, je me vis privé de mes parents à l'âge de seize ans et sans aucune fortune. Ce fut alors que des personnes charitables eurent la bonté de s'intéresser à moi, et me placèrent dans un pensionnat d'orphelins à Dole où je commençai mes études chez les Pères Jésuites ; c'est là que je fis connaissance d'un élève que vous reçûtes l'année dernière dans la Congrégation du Saint Cœur de Marie, et qui est maintenant à Gourin ; c'est lui qui m'a donné tous les renseignements nécessaires pour connaître l'objet et le but de cette pieuse association.

Je suis maintenant en humanités, et âgé de vingt ans ; je viens donc vous prier, Monsieur le Supérieur, de vouloir bien m'admettre au nombre de vos enfants ; mon manque de fortune ne me permettra point d'apporter une somme en entrant, mais je m'efforcerai de suppléer par mon zèle. Veuillez bien, Monsieur le Supérieur, avoir la bonté de me répondre au plus tôt, je vous en serai très reconnaissant.

Agréez, Monsieur le Supérieur, les désirs sincères de celui qui aspire au titre glorieux d'enfant de Marie. Barthet Magloire.

Le responsable de l'orphelinat ajouta la note suivante à la lettre de Magloire : "L'élève qui vous fait une demande pour entrer dans votre établissement a toujours eu une bonne conduite, il est en humanité (sic), il a des moyens suffisants pour faire un bon sujet dans la suite. J'espère que vous n'aurez pas lieu à vous repentir des sacrifices que vous ferez pour lui."

Comme Magloire le désirait, on lui répondit sans tarder, mais ce fut pour lui conseiller de terminer sur place l'année scolaire déjà commencée. Magloire savait obéir, mais, avant de passer à l'action, il estimait devoir exposer son point de vue. S'il avait opté pour la politique, il eût fait un ardent "débatteur". Jugez plutôt :

Dole, le 30 novembre 1856. Monsieur le Directeur,
C'est avec un véritable bonheur que j'ai reçu la réponse à la lettre que j'ai eu l'honneur d'adresser à Mr le Supérieur Général de la Congrégation du St Esprit et du St Cœur de Marie. Enfin mes vœux les plus ardents vont être remplis ! Vous me faites espérer que dans un avenir prochain je pourrai prendre rang parmi ceux que je regarde déjà comme des frères bien-aimés. Toutefois, Monsieur le Directeur, un sentiment pénible se mêle à mon bonheur : le terme auquel vous me renvoyez me paraît bien éloigné. Ne pourrait-il se rapprocher davantage ! Peut-être, comme vous le dites et j'en conviens, serait-il plus avantageux pour moi d'achever ici mon année d'humanités puisque je l'ai commencée mais, Monsieur le Directeur, je m'étais flatté d'autres espérances à Gourin, rn'a-t-on écrit de cette maison, le cours d'Humanités et de Rhétorique sont simultanées et j'avais presqu'espéré faire en une seule année ces deux cours. De mon côté rien ne s'y opposait : une santé, i-râce à Dieu, des plus robustes me permet un travail assidu. D'ailleurs j'ai une volonté bien déterminée, bien forte. Rien, ce semble, ne me coûterait pour atteindre plus tôt ce but que je me propose. D'ailleurs ne me faudrait-il faire qu'humanités cette année, il me paraît que bientôt je serais au niveau de mes futurs condisciples. Voilà deux mois que je suis rentré et je présume qu'à Gourin l'année scolaire n'a commencé qu'à la Toussaint.

Mais, Monsieur le Directeur, ces motifs que je livre à votre examen ne seraient point les plus pressants. J'ai lu la notice que vous avez eu l'obligeance de m'envoyer, elle a encore enflammé mon désir et mon ardeur, elle n'a fait que confirmer un dessein depuis longtemps formé. J'y suis déterminé, je veux quitter le monde pour me donner tout entier à Dieu, pour procurer si gloire par tous les moyens possibles ; chaque instant qui me sépare de l'exécution de mon dessein me paraît bien pénible, il retarde mon bonheur ! Attendre un an encore, c'est bien long pour un cœur qui, comme le mien brûle d'impatience et de désir. Ah! Monsieur le Directeur, je vous en prie, s'il est possible, que j'aille maintenant, dites-le moi, ou plutôt faites que cela soit possible. Un mot favorable de vous, et puis je prends mes derniers arrangements et je pars aussitôt pour le lieu que vous m'indiquerez.

Toutefois, Monsieur le Directeur, qu'il soit fait selon ce que vous voudrez. Vous voyez mon désir, mais je me soumettrai à votre volonté et à votre décision. Puisse-t-elle m'être favorable cette décision que je veux attendre avec tant d'anxiété.

Dans cet espoir, je suis, Monsieur le Directeur, avec un filial et respectueux dévouement, votre humble et dévoué serviteur.

Le Père Jésuite directeur du collège apostilla cette lettre de la note suivante : "Mr Barthet (Magloire) a suivi l'an dernier dans notre établissement le cours supérieur de grammaire et durant deux mois cette année le cours d'humanités. Il a fait œuvre d'intelligence et je pense qu'il pourra se rendre utile pour la gloire de Dieu."

L'année suivante, pour la première fois, son nom apparaissait dans le Bulletin Général de la Congrégation : "Les prix d'honneur ont été remportés dans le cours d'humanités par MM. Barthet et Hoeringer." (B.G. 1, 160) - Les années de scolasticat se déroulèrent sans incident. Novice à Mons-Ivry en 1861, prêtre et profès à Paris en 1862,il fut affecté dans les Indes Orientales à la colonie française de Chandernagor.

Dès son arrivée, il adressait à ses confrères de France une longue relation de son voyage, dont voici quelques extraits :

"Je me rappelle que lorsque j'étais au scolasticat et au noviciat je reprochais aux nouveaux profès partis pour les Missions l'oubli dans lequel ils semblaient laisser leurs jeunes frères de France. Aussi, soit pour tenir à la parole que je vous avais donnée en partant, soit pour ne pas m'exposer à encourir le même reproche dont je gratifiais autrefois si libéralement nos aînés, je m'empresse de profiter du premier départ des messageries impériales pour vous donner quelques détails sur notre voyage qui, grâce à Dieu, a été des plus heureux .

... Comme vous le savez, chers confrères, nous nous sommes embarqués à Marseille le 19 octobre à 4 h de l'après midi. Le 21 nous arrivâmes à Messine vers 4h du soir. Jusque-là nous étions cinq prêtres à bord : 3 Jésuites, dont deux allaient au Maduré et un autre à Calcutta, puis un Carme, et votre serviteur. Il y avait aussi avec nous un frère des écoles chrétiennes qui se rendait à Singapour et six sœurs du Bon Pasteur qui allaient au Bangalore. A Messine nous eûmes encore un renfort d'ecclésiastiques : un ex-vicaire apostolique de Chine qui allait à Jérusalem et un autre P. Carme qui allait au Mont Carmel. Tous les deux devaient nous quitter à Alexandrie. Comme les PP. Jésuites avaient une chapelle portative, nous pûmes dire la Ste messe les jours où la mer était la plus belle. J'eus le bonheur de la dire 4 à 5 fois pendant la traversée.

Nous arrivâmes à Alexandrie le 25 octobre à 6 h du matin. Ce fut là que pour la première fois je sentis que j'avais quitté la France. L'ardeur du soleil, les groupes d'arabes presque nus qui étaient assis à terre, les jambes croisées à la manière des tailleurs, et dont l'unique occupation était de nous regarder en fumant le calumet (car pour les arabes, leur plus grand bonheur est celui de ne rien faire), tout nous disait que nous étions loin de notre chère France.

Vers 4 h on nous transporta du navire au chemin de fer. Le vent brûlant qui pénétrait dans les wagons nous laissait à peine la force de respirer. A 9 h le sifflet donna le signal du départ et nous roulâmes vers le Caire, où nous arrivions vers 3 h du soir. A peine étions-nous descendus de voiture qu'une foule d'arabes se précipitait vers nous, en nous offrant les uns des voitures, d'autres des ânes bien harnachés dont ils nous ventaient la valeur en disant : "Bon baudet Monsieur. Bon baudet parle français." Vous pensez quelle envie de rire dut nous prendre ! Nous prîmes une voiture qui nous conduisit chez les frères des écoles chrétiennes qui ont là un magnifique établissement évalué à un million. On nous y reçut avec un accueil vraiment fraternel.

Après avoir pris quelques rafraîchissements, les frères nous proposèrent une promenade dans le Caire. Nous acceptâmes avec joie. Il fallut cette fois-ci se résigner à monter en baudet. Nous voilà donc tous, nouveaux cavaliers improvises, a parcourir au galop les routes du Caire. Nous visitâmes la mosquée de Méhémet Ali, où l'on nous fit très religieusement déposer nos souliers à l'enli-ée de l'édifice. Nous pouvions voir de là deux des fameuses pyramides. Puis, la nuit nous ayant surpris, nous fûmes obligés de repartir au galop. Le lendemain, à 9 h du matin nous reprîmes le chemin de fer, pour arriver à Suez vers une heure de l'après-midi. L'Impératrice, notre nouveau bateau, ne leva l'ancre que le lendemain soir. Nous passâmes alors six jours sur la mer rouge. Nous vîmes une montagne que l'on nous dit être le Sinaï, sans pouvoir cependant nous en assurer.

Le 3 novembre nous arrivâmes à Aden. Il y a un préfet apostolique dont la juridiction s'étend sur toute l'Arabie. C'est un P. Franciscain. Un des pères Jésuites qui était descendu est allé le voir. Il fut très bien reçu. Le Préfet lui donna tous les renseignements qu'il lui demanda sur le pays. La population européenne est, comme à Suez, un ramassis de gens de toutes les nations, de sorte que le bon franciscain est obligé de prêcher en 5 ou 6 langues différentes : anglais, français, italien, grec, syrien, portugais ou espagnol. - Nous repartîmes le soir vers 6 heures et nous fîmes voile vers la Pointe de Galle (au sud de Ceylan) où nous ne devions arriver que dix jours après. Ce fut le 13 novembre.

Nous quittions alors l'Impératrice pour passer sur l'Erymanthe qui devait nous conduire à Calcutta. Comme nous ne devions partir que le lendemain, nous descendîmes à terre pour visiter Galle. La pluie, à quoi nous ne nous étions pas attendu, nous surprit en chemin et nous obligea à prendre une voiture qui nous conduisit à l'église catholique. A peine avions-nous mis le pied à terre pour entrer dans cette pauvre chapelle que nous fûmes témoins d'une scène digne des premiers siècles de l'Église. Ce fut une foule d'enfants qui se précipitèrent à notre rencontre et nous saluèrent avec des marques de respect et de vénération auxquelles nous ne nous étions pas attendu : les uns nous baisaient les mains, les autres se prosternaient à genoux à terre, les mains jointes, et tous nous demandaient des objets de dévotion. Comme nous étions très mal pourvus nous ne leur donnâmes que ce que nous avions, quelques médailles et petites images. Quelqu'un de nous voulut leur offrir de l'argent et des fruits, mais ils les refusèrent. - L'église, c'était une pauvre masure, la moitié de la toiture était enlevée, et tout était en désordre. Le missionnaire était absent, mais nous trouvâmes l'instituteur qui parlait assez bien le français et qui nous donna tous les renseignements que nous lui demandions. Après avoir rendu nos hommages à N.S. dans son pauvre sanctuaire, nous parcourûmes un peu la ville qui n'a rien de bien intéressant. Puis nous remontâmes sur le navire qui fit voile le lendemain vers Pondichéry.

A l'escale, j'allais bien vite à l'église, où je trouvai Mr l'abbé Brunie, Préfet apostolique, ainsi que MM. Costmuller et Dongo qui me pressèrent d'une foule de questions. Je n'eus guère le temps (le rester avec eux. Je visitai leur église qui est magnifique, puis je passait chez les sœurs qui demeurent tout près de la cure. Je remontais en barque avec un certain nombre de passagers pour Madras et Chandernagor Nous levâmes l'ancre vers 7 h du soir, et le lendemain nous arrivions à Madras dès deux heures du soir. Je ne descendis point à cause du peu de temps que nous avions, car nous repartîmes vers 6 heures. Dès lors nous eûmes un temps charmant qui nous accompagna jusqu'à Calcutta, où nous eûmes l'avantage de trouver le fr. Alphonse que le R.P. Fritsch avait eu l'heureuse idée de l'envoyer à notre rencontre.

Vous comprenez combien fut grande notre joie de pouvoir fouler le sol Indien qui allait devenir notre nouvelle patrie, surtout après 34 jours de traversée. A 5 h 1/2 du soir nous primes le chemin de fer qui nous transporta en une heure à une demie lieue de Chandernagor, de sorte que vers 7 h 1/2 nous étions dans notre nouvelle communauté, bénissant Dieu de l'heureuse traversée qu'il nous avait accordée.

Je ne vous parlerai pas encore de Chandernagor pour une bonne raison : c'est que je ne la connais pas encore assez. Tout ce titre je puis vous dire c'est que le français n'y est parlé que par sept à huit familles. Toute la population européenne parle l'anglais et les Indiens le bengali, de sorte que jusqu'à ce que nous soyons à même de parler ces deux langues notre ministère se réduira à bien peu de chose. Priez donc, bien chers confrères, afin que Dieu nous accorde le don des langues, au moins qu'il nous aide à surmonter les difficultés que nous rencontrerons dans leur étude, afin que nous soyons bientôt à même de travailler à la glorification de Dieu par la conversion des peuples au milieu desquels nous sommes.

Adieu, chers confrères, priez pour nous et n'oubliez pas de nous faire part des progrès du noviciat. Je vous embrasse tous dans le T.S. Cœur de Marie.
Votre confrère : Barthet Magloire, C.s.sp. et S.C.de Marie.

Le Père Barthet vicaire de la paroisse.

Le P. Fritsch, arrivé à Chandernagor quelques mois auparavant, dirigeait la paroisse. Sans attendre, il s'était mis au travail. Profitant de la fête de St Louis patron de la paroisse et de la Nativité de Marie, il ranimait la piété des fidèles en donnant aux cérémonies une solennité à laquelle ils n'étaient plus habitués.

Le P. Barthet, son vicaire, fut chargé de l'école. Mais il lui fallait tout d'abord se mettre à l'étude de l'anglais et du bengali.

Les 96 hectares du comptoir français de Chandernagor, situés à 33 kilomètres au nord de Calcutta, s'étendaient sur 4 kilomètres le long du Gange. La petite ville européenne et les deux grands quartiers indiens, comptaient 35.000 habitants. L'administrateur du territoire était assisté de plusieurs fonctionnaires dont un médecin et un lieutenant d'infanterie de marine, plusieurs magistrats assuraient la justice. Les quartiers indiens fournissaient des travailleurs à Calcutta, tandis que les familles issues d'européens, la plupart de langue anglaise et de religion protestante, s'adonnaient à la direction du commerce.

La petite chrétienté comptait une centaine d'européens et quelque deux cents métis dits portugais. Le ministère était assez difficile : les messes du dimanche peu fréquentées et les enterrements plus fréquents que les baptêmes. Comment animer ce petit espace français, sans ressources naturelles et sans guère d'avenir, perdu au milieu d'un immense territoire soumis à la domination anglaise ? Les cinq Établissements français de l'Inde : Pondichéry, Chandernagor, Karikal, Yanaon et Mahé, étaient disséminés sur les côtes de ce très grand pays et relevaient d'un Gouverneur résidant à Pondichéry. Le comptoir de Pondichéry comprenait une ville de 20.000 résidents, dont 800 européens, et quatre communes totalisant près de 200.000 indiens. Mais plus de 1.500 kilomètres séparaient Chandernagor de Pondichéry.

Dans ces conditions, la seule possibilité d'action pour la petite paroisse de Chandernagor était le soin apporté aux cérémonies du culte et l'éducation des enfants. Le Père Barthet va donc s'adonner à la direction de l'école.

L'école, dont quatre Frères spiritains sont les instituteurs, est inaugurée avec trois sections, bientôt réduites à deux : une vingtaine d'élèves catholiques, une trentaine de protestants, et une centaine d'écoliers bengalis, externes ou internes, qu'il fallut aller chercher chez eux, puis habituer à être assidus malgré les nombreuses fêtes hindoues, occasions renouvelées d'absences. L'enseignement se donne le plus souvent en anglais. De ces enfants nombreux et divers, le Père réussit assez rapidement à dégager une petite élite, conquise par l'enseignement de la vie chrétienne, de la piété personnelle, puis par la formation de groupes d'enfants de chœur et d'une chorale. On voit même bientôt des petits bengalis apporter leur obole à l'œuvre de la Sainte Enfance. De nombreuses réunions avec les parents consolident les résultats obtenus avec les enfants. Encouragé par le succès de son école, le P. Barthet aide, en 1866, les Sœurs de St Joseph de Cluny, présentes sur la paroisse, à ouvrir, elles aussi, une école pour les filles, élément indispensable à la formation de la femme plus tard.

Entre temps, fatigué par le climat humide et chaud du pays, le Père Fritsch était rentré en France à sa demande. Le Père Barthet devenait alors responsable de la communauté.

Le Père Barthet supérieur de la Mission.

Pour animer l'école et intéresser parents et étrangers, les Pères et les Frères organisent en certaines circonstances, des séances publiques de récitations et des pièces de théâtre, où très vite excellent les élèves. C'est aussi l'occasion d'organiser des loteries, jeux de hasard très appréciés de la population, et fort utiles pour subvenir aux problèmes financiers du personnel enseignant et de leurs salles de classe. Le nombre des élèves ne cessant d'augmenter, il fallut pour eux, en 1867, louer un deuxième bâtiment. - Le Père en profita pour agrandir aussi le presbytère, que passagers et hôtes de marque ne dédaignaient pas de fréquenter.

Des progrès semblables sont enregistrés dans l'assiduité et le nombre des paroissiens aux messes du dimanche et à la fréquentation des sacrements. Le Père est maintenant si bien agréé que le Comité de Bienfaisance de Chandernagor le prie d'en assurer la présidence. Et parce qu'il a aussi toute l'estime du Gouverneur de Pondichéry, il obtient de lui des subsides pour son presbytère, pour l'école et pour le cimetière.

En janvier 1867, le Gouverneur, Monsieur Bontemps, venu en visite à Chandernagor, avait tenu le dimanche à assister à la grand-messe, où, comme il convient, le Père l'avait reçu avec les honneurs dus à son rang. Il désira le surlendemain visiter l'école. Suivi de ses principaux fonctionnaires, il pénétra dans le modeste bâtiment qui avait pris un air de fête, et, de l'estrade qui avait été préparée, il fut salué par les remerciements et les compliments des élèves qui s'étaient surpassés. Aussi tint-il à exprimer sa surprise et sa grande satisfaction. "Je ne concevais pas l'importance de votre établissement, avoua-t-il ; aussi suis-je très heureux de l'avoir visité." Et il le prouva en acceptant un projet que mûrissait depuis longtemps le Père Barthel : celui de promouvoir l'enseignement de l'anglais à la section ces natifs, afin de leur permettre de se préparer à être admis dans les emplois publics et les universités de l'Inde.

En vérité, pour loger ses écoles de plus en plus nombreux, les classes se trouvaient disséminées un peu partout : écoliers européens d'un côté, écoliers natif; là où pouvait se tenir une classe. Aussi le Père rêve-t-il d'un vaste bâtiment pouvant les recevoir tous. Les circonstances lui paraissant favorables, il en décide la réalisation. - Une nouvelle œuvre s'ajoute encore, celle d'un orphelinat pour des petits orphelins qu'on lui présente nombreux à la suite d'une terrible famine qui sévit en 1868. Une nouvelle loterie procurera ce nouveau logement.

En juillet de la même année, vicaire apostolique de Calcutta, de la société des Pères Jésuites, vient donner la confirmation à une quinzaine de jeunes et d'adules. Il accepte volontiers l'hospitalité du presbytère. Depuis deux siècles, Capucins et Jésuites évangélisent l'Inde, rapidement aidés par les Pères des Missions Étrangères de Paris, et c'est l'un de ceuxci qui est alors préfet apostolique de Pondichéry. Aux Capucins est confié le vicariat apostolique de Patna, à l'ouest de Chandernagor ; leur évêque sollicite volontiers l'aide du Père Barthet et de son confrère ; mais comment cela serait-il possible, alors qu'un troisième Père, qu'on ne recevra qu'en 1871, serait ici-nême bien nécessaire ...

La section des natifs étant maintenant autorisée à apprendre l'anglais, la municipalité de Chandernagor avait décidé, pour aider le Père, de prendre en charge les professeurs d'anglais nécessaires pour les trois cents élèves. Le Gouverneur n'approuva pas cette généreuse décision, disant qu'il était obligé de prescrire de strictes économies aux comptoirs français de l'Inde. Le Père para a cette situation en décidant le passage des élèves natifs les plus évolués dans la section des élèves européens ; ce qui fut fort bien accepté par tous.

Depuis son arrivée à Chandernagor, un projet hantait le Père Barthet : le vieux bâtiment à sel, qui sert d'église depuis 1757, tombe en ruine malgré de multiples réparations. Les paroissiens étant toujours plus nombreux et assidus, une véritable église lui paraît indispensable ; aussi, malgré l'interdiction de faire connaître toute importante loterie par les journaux locaux, il n'hésite pas à en lancer une de 50.000 billets à 5 francs, encouragé par la générosité d'une charitable paroissienne qui, pour les religieuses, fait restaurer une petite chapelle construite en 1720 par les Pères Capucins. Peu auparavant, muni de l'autorisation du Gouverneur et grâce à des subsides de la ville, il avait déjà pu acquérir le terrain nécessaire. Malgré toutes ses occupations, il trouve le temps, en 1872, de publier une grammaire français-bengali et de préparer un dictionnaire français-bengali et bengali-français, ainsi que la traduction en bengali d'une Histoire Sainte.

De tant d'activité et tant de dévouement, la paroisse et l'école lui sont profondément reconnaissantes. Pour ses dix ans de présence à Chandernagor les paroissiens lui offrent un beau calice.

En 1873, il a la satisfaction d'inaugurer la grande école de Sainte Marie. Dans la grande pièce de 34 mètres sur 8, qui servira de dortoir, devant une nombreuse assistance présidée par l'administrateur de Chandernagor, sont distribués les prix de fin d'année scolaire ; comme d'habitude, discours, chants, courtes scènes de théâtre, mettent en valeur les élèves et réjouissent parents et amis.

Depuis douze ans, le Père est à pied d'œuvre dans le climat tropical de Chandernagor. Un séjour en France lui est nécessaire, d'autant qu'il lui faut consulter ses supérieurs pour les besoins de son œuvre. En France il demeurera quelques mois, prenant le temps de visiter plusieurs diocèses pour y parler de la présence et de la mission de l'Église en Inde.

Il aura la joie d'être reçu à Rome par le Pape Pie IX, dans l'intimité d'un tête à tête, entretenant longuement le saint Père de la chrétienté de Chandernagor, des autres comptoirs français et de la vie chrétienne de l'Inde, recevant encouragements, assurance de prière et bénédiction assortie d'une belle médaille de la sainte Vierge.

Avant son départ, il avait terminé la traduction en bengali de l'Histoire Sainte ; le livre maintenant imprimé connaît le succès : les autres comptoirs et même les pères jésuites de Calcutta lui passent commande dès son retour. Il reçoit aussi, approuvé par le Gouverneur de Pondichéry, le plan de son église et l'autorisation de commencer les travaux. La première pierre est aussitôt posée le jour de la fête de saint Joseph, le 19 mars 1875. A l'école des natifs, la dernière classe est désormais composée de jeunes de vingt ans qui réclament une conférence religieuse chaque semaine. L'espoir d'être reçus aux examens de l'université, maintenant qu'on pousse plus loin l'étude de la langue anglaise, ne cesse d'attirer de nouveaux élèves.

Mais le Père Barthet doit de nouveau regagner la France dans les premiers jours de 1876. Les supérieurs de Paris s'inquiètent des bruits qui ne cessent de courir sur la suppression possible du comptoir, et des demandes fréquentes de missionnaires spiritains par les vicariats apostoliques proches de Chandernagor. Pour traiter de ces questions et d'autres, le supérieur général, le révérend Père Schwindenhammer, réclame la présence du Père Barthet. Craignant de ne pas voir revenir un pasteur qui, par sa bonté et son zèle, a tant fait pour ramener à la pratique religieuse ceux qui s'en étaient éloignés, et qui a donné à son école un tel prestige, paroissiens et écoliers lui témoignent, avant son départ, leur profonde tristesse et lui expriment leur reconnaissance et le besoin qu'ils ont de le voir revenir.

Après six mois d'absence, il revint, chaleureusement accueilli au port de Calcutta par ses confrères, et, après le parcours en chemin de fer, par une très importante délégation de paroissiens et d'écoliers, les plus grands venus à cheval.

Durant son séjour en France, le Père avait longuement entretenu son supérieur général de l'élargissement souhaitable, hors du petit comptoir, de l'activité missionnaire des confrères spiritains. Plus que jamais, maintenant, il avait l'impression de piétiner dans un petit cercle, alors que tant de besoins, tant d'urgences, sont manifestes au-delà. La grande province du Bengale qui entoure Chandernagor ne dispose, dans ses deux vicariats apostoliques de Calcutta et de Patna, que de quelques jésuites et capucins qui demandent son aide. Nous pourrions, estime le Père, y exercer un ministère très efficace. Les quelques conversions sérieuses qu'il a pu obtenir auprès des grands écoliers hindous et protestants, ainsi que les bons résultats à la paroisse et dans le n-ùlieu scolaire le portent à vouloir élargir son activité. Mais à ses sollicitations, la Maison-Mère répond : l'urgence en Afrique mobilise tout notre personnel.

L'administration française de Pondichéry, jusque-là favorable et compréhensive, se montre parfois réticente. C'est, sans doute, la réaction imposée par notre nouveau ministre républicain, Jules Ferry. Par contre on a la joie d'apprendre que nos confrères spiritains récemment arrivés à Pondichéry comptent parmi eux le nouveau préfet apostolique, le Père Corbet. Peu après, leur parvient, en avril 1881, l'annonce du décès du Père Schwindenhammer, à qui succède le Père Levavasseur qui disparaît lui-même après quelques mois. Autre épreuve, à la suite de fortes pluies, un mur du bâtiment des Sœurs s'écroule, tuant deux natives, en blessant 9 autres. Rendu responsable de l'accident, le Père est rapidement acquitté par le Tribunal de Chandernagor, mais il doit aller se justifier à Pondichéry où, malgré l'hostilité de certains magistrats, son innocence finit par être reconnue.

A son retour, il a la satisfaction d'apprendre que l'usage du français est désormais accepté comme seconde langue dans les examens d'entrée à l'Université. Pour cette raison, le Conseil de Chandernagor sollicite pour lui du Gouvernement un cinquième Frère instituteur: son école ayant 430 élèves en 1883.

Il lui faut maintenant assurer la construction de son église, mais il a tant abusé des loteries que le gouvernement lui refuse celle qu'il demande. Faute de loterie, il obtient l'aide de la municipalité et du Conseil Général, si bien que, le 27 janvier 1884, devant une foule de chrétiens et de natifs hindous, il peut faire bénir son église dédiée au Sacré-Cœur par l'archevêque de Calcutta et le vicaire apostolique du Bengale. Le préfet apostolique de Pondichéry a été évidemment invité. Relatant la cérémonie, plusieurs journaux de Calcutta parleront de l'église comme une des plus belles de l'Inde.

Peu de temps après, le Père Barthet aura la joie de recevoir l'abjuration de plusieurs familles protestantes et de voir venir à lui une importante délégation de jeunes des quartiers hindous lui demandant d'ouvrir, chez eux, une école pour les filles, même dirigée par une chrétienne. - Pour le moment, il lui faut agrandir l'hôpital pour lequel le gouvernement accepte de rétribuer deux religieuses. Il en profite pour demander l'autorisation de transformer l'ancienne église en salles de classe.

Les premiers jours de 1885 sont marqués par une visite à laquelle le Père ne s'attendait pas : celle du vice-roi des Indes accompagné de son épouse et d'une suite nombreuse. L'avant-veille, il avait été invité à Calcutta au banquet officiel offert aux illustres visiteurs. A Chandernagor, le vice-roi ne cache pas son admiration devant l'église, il s'intéresse longuement à la petite chrétienté et félicite le Père de son école aux 500 élèves. A la fin de l'année, autre visite, celle du gouverneur de Pondichéry, coincidant malheureusement avec les fêtes de la grande déesse Douga, provoquant de nombreuses absences des élèves. Cela ne l'empêche pas d'exprimer sa satisfaction devant ce qu'il voit : "Seul, avoue-t-il au Père, vous avez fait ici plus que l'administration." Avant de partir, le gouverneur accepte enfin la création d'une école professionnelle pour les orphelins.

Débarquant au Port de Dakar, qui recevait depuis peu les paquebots jaugeant six mètres l’évêque est accueilli officiellement par une délégation de hauts fonctionnaires, par les trois Pères de la paroisse, les Frères de Ploërrnel dirigeant l'école des garçons, les religieuses de l'Immaculée Conception de Castres chargées de l'hôpital et de l'école des filles, et par de nombreux chrétiens. La ville, voulue par Faidherbe en 1859, est en pleine élaboration, implantant ses immeubles et ses résidences sur la déclivité qui descend vers le port. La mission qu'il gagne, est un peu à l'écart, devant un terrain plat où il aperçoit une petite église surmontée d'un clocheton.

La ville de Dakar ne compte encore que 5.000 habitants dont 800 européens. Après une brève inspection des œuvres de la Paroisse, des écoles des garçons et des filles, du dispensaire tenu par deux religieuses et une longue visite où il vénère les tombes de trois de ses prédécesseurs, il lui faut, trois jours plus tard, gagner la capitale, Saint-Louis, où il veut saluer le Gouverneur, Mr Clément Thomas, qu'il a eu le plaisir de bien connaître aux Indes. Il s'y rend par la voie ferrée de construction recente. (1) Pour comprendre la situation administrative de Dakar et de Saint-Louis, rappelons que le Gouverneur du Sénégal résida à St-Louis jusqu'en 1957 ; tandis que Dakar devint capitale de l'A.O.F. et résidence du Gouverneur général en 1902 ; la résidence du Gouverneur du Sénégal l’y suivit en 1957, très peu d'années avant l'indépendance du Pays.

Fréquentée déjà au XVème siècle par les Portugais, l'île de Saint-Louis, près de l'embouchure du fleuve Sénégal, devint sous Richelieu, avec l'Île de Gorée, le principal comptoir de la Compagnie commerciale française du Sénégal, des aumôniers y accompagnant les commerçants. Sous Louis XV, Saint-Louis, Gorée et Dépendances sont réunis sous le nom de Préfecture Apostolique de Saint-Louis, qui reçut, en 1819, les religieuses de St Joseph de Cluny sous la conduite de la Mère Javouhey.

Les chrétiens de ces lieux devinrent des paroisses munies d'hôpitaux et d'écoles où commencèrent à se former trois prêtres sénégalais sortis, en 1843, du séminaire du St-Esprit de Paris. En 1841, les Frères de Ploërmel vinrent y tenir les écoles des garçons. En la personne de Mgr Barthet, la ville de Saint-Louis recevait avec grand plaisir son nouveau Préfet Apostolique.

La ville, qui s'étend sur les deux rives du fleuve, est peuplée de 20.000 habitants dont 4.000 européens, y compris les troupes. A St-Louis, l'évêque trouve une paroisse florissante avec sa conférence de St-Vincent de Paul, ses trois missionnaires dont l'un, le Père Guérin, est présent depuis plus de vingt ans, avec les Frères de Ploërmel et les religieuses de St-Joseph de Cluny. Les œuvres des garçons et des filles sont prospères, peuplées de petits européens, de sénégalais et de métis. Il visite longuement les écoles et l'hôpital, s'intéresse aux petites succursales du fleuve, qu'évangélisent les missionnaires, et gagne la rive gauche, où dans le quartier de Sor, il rend hommage dans sa grotte à la statue de Notre Dame de Lourdes. Il y bénit la première pierre de la chapelle. Au nord du pays, la province du Oualo est, elle, entièrement islamisée.

Revenant à Dakar par la province du Cayor, elle aussi très islamisée, il s'arrête à la gare de Thiès, ville récente où trois Pères et des Frères spiritains évangélisent les villages encore animistes des environs ; ils y dirigent une vaste exploitation agricole où ils éduquent une quarantaine d'orphelins.

Il poursuit ensuite jusqu'au vieux port, jadis Portugais, de Rufisque, centre principal de la traite de l'arachide, fortune du pays. L'activité y est intense. La ville de 8.000 habitants, dont 800 catholiques, est soumise à un dur travail même le dimanche matin. A la paroisse, deux Pères et quatre Frères de Ploërmel assurent le ministère et tiennent l'école communale des garçons que le maire de la ville, bien que se disant franc-maçon, leur a confiée, après les avoir fait venir. Il en est de même de l'école des filles dont les religieuses de Castres ont reçu la charge. Le chemin de fer draine sur Rufisque les arachides cultivées tout le long de la voie ferrée. L'évêque admire, reliant la gare au port, le réseau de Décauville, établi par les maisons de commerce, se diffusant vers le ponton central et sur les deux wharfs, d'où les chalands conduisent leurs marchandises vers les navires stationnés au large. Avec les Pères il rend visite au maire, et célèbre un office solennel dans l'église dont la longue nef, déjà dotée de vitraux et d'électricité, vient d'être inaugurée. Il en admire la voûte constellée d'étoiles.

De retour à Dakar, il gagne l'île de Gorée, jadis ville importante, qui perd maintenant ses habitants au profit de Dakar. Trois prêtres assez âgés président aux activités des deux mille résidents très fidèles à leur foi chrétienne. Cinq frères ont la charge de l'école des garçons, neuf religieuses de St-Joseph de Cluny dirigent l'hôpital et l'école des filles. La ville vient d'être éprouvée par la fièvre jaune qui a emporté quarante victimes dont trois frères et trois religeuses. Au maire, ami de la mission, l'évêque rend visite. "Nos chrétiens très fervents, lui confie le Père supérieur, sont particulièrement fidèles à la dévotion des premiers vendredis du mois et au Sacré-Cœur ; mais, depuis que Jules Ferry est au pouvoir, il, est malheureusement de bon ton de se dire franc-maçon."

L'évêque doit maintenant se rendre dans les missions dites de la Petite Côte, au sud de Dakar, dans les régions du Sine et du Saloum, encore peu atteintes par l'Islam. Ce parcours, il le fera par mer, sur le "Sainte Anne", petit cotre de la mission. Il s'arrête tout d'abord au village de Poponguine, que son prédécesseur, Mgr Picarda, a doté en 1888 d'un sanctuaire marial consacré à Notre Dame de la Délivrande. Les petites falaises bordant la côte de Poponguine avaient rappelé à cet évêque celles de la côte normande de Caen où se vénère, depuis le Xlème siècle, la statue miraculeuse de la Vierge Marie. Une petite chapelle provisoire exposant une copie de la statue, avait été construite et les premiers pèlerinages avaient commencé. Admirant lui aussi le site, Mgr Barthet décide de continuer I'œuvre de son prédécesseur, de revenir poser et bénir la première pierre du sanctuaire définitif lors du prochain pèlerinage. La nef sera, en effet, inaugurée au pèlerinage suivant.

Tout proche de Poponguine se trouve le grand centre de Ngasobil, créé par le second évêque de Dakar, Mgr Kobès. Dès son arrivée au Sénégal en 1849, ce dernier avait estimé que sa jeune chrétienté ne se développerait que loin de toute influence islamique. Sur de nombreux hectares, dans un lieu assez désert, il avait créé une grande exploitation agricole de cotonniers, qui devint rapidement un important centre missionnaire avec plusieurs pères et frères, les premiers rayonnant dans les villages encore animistes des environs et y plaçant des catéchistes, tandis que les frères formaient à la vie chrétienne les travailleurs de la plantation. Avec de petits esclaves rachetés, il avait ouvert une école de garçons et même un petit séminaire, qui donna naissance, lors de son long épiscopat, à un grand séminaire d'où étaient déjà sortis plusieurs prêtres sénégalais. Sous la direction de religieuses de St-Joseph de Cluny, il avait même suscité une petite congrégation de religieuses sénégalaises, les Filles du Saint-Cceur de Marie, y ayant postulat et noviciat. Plusieurs villages des environs, Mbodienne, Ndianda, Nianning, étaient déjà devenus chrétiens.

Pour visiter ces différentes œuvres, encourager les 150 élèves des deux écoles, les séminaristes, les catéchumènes, les postulantes et novices, pour recevoir les délégations des villages voisins venues à cheval et déchargeant devant lui à grand bruit leurs fusils de traite, pour partager la joie de tous, l'évêque tint à prolonger sa visite, disant sa satisfaction d'y trouver même une imprimerie fournissant catéchismes et livres de prières en langues du pays, volof et sérère.

Poursuivant sa visite, il s'arrête à Joal, petit port que fréquentaient jadis les Portugais et leurs aumôniers. Il y trouve une fervente chrétienté animée depuis près de quarante ans par le même pasteur, le Père Lamoise, qui y passera toute sa vie de prêtre sans rentrer en France : son visage étant couvert en partie par une tâche de vin, il avait été ordonne pour rester en Afrique ! Peuplé de 2.000 âmes, son village, très légèrement islamisé, possède une bonne moitié de fervents chrétiens. Lui-même, intrépide missionnaire et cavalier courageux, n'hésite pas à entreprendre de grandes tournées à cheval qui le mènent dans le Sine, à Foundiougne et Kaolak où il place des catéchistes, poussant jusqu'à Fatick, pour s'entretenir de religion avec le Bour, le roi du Saloum.

Près de Joal, il gagne le village de Fadiout, île de 1.500 habitants, pêcheurs très laborieux encore infidèles, mais très fiers de leur catéchiste qu'y a placé le Père Lamoise. Assez curieusement, ("e qui les empêche de l'écouter et de le suivre, c'est que de tout temps, dans l'île, les jours de congé sont le lundi et le jeudi, et il n'est pas question d'y déroger. Autre curiosité, dans le cimetière 1es tombes sont coiffées du toit de la case du défunt, toit lui-même disparaissant sous une couche de coquillages.

A son retour à Dakar, écrivant à l'évêque de St-Claude, Mgr Barthet lui confiera : "Si je disposais de quarante missionnaires en plus, et des ressources suffisantes, je pourrais les envoyer au milieu de populations qui les désirent. Les royaumes du Baol, du Sine et du Saloum nous recevraient avec empressement. "

L'évêque a encore à visiter, dans le sud de son Vicariat apostolique, la Casamance, ancienne possession portugaise, qui vient d'être cédée au Sénégal. Son accès est difficile, car elle est séparée du Saloum et de la Petite Côte par l'enclave anglaise de la Gambie Pour s'y rendre, l'évêque profite d'un bateau qui part de Dakar. Sur le fleuve qui a donné son nom à la province de la Casamance, l'ancienne mission de Sédhiou vient d'être abandonnée ; ce secteur étant envahi par l'Islam, missionnaires et chrétiens se sont repliés sur Carabane et Ziguinchor. Dans l'île de Carabane, l'évêque trouve une belle chrétienté de 900 fidèles, de nombreux catéchumènes, et une école où enseignent des religieuses. Un Père et un prêtre sénégalais, l'abbé Gigue Dione, ne cessent, avec leurs catéchistes, de rayonner dans les villages des environs encore soustraits à l'Islam : Diembéring, Cap Roxo, Pointe St-Georges. Cette petite chrétienté lui semble une des plus belles de son vicariat. Au contraire, Ziguinchor déçoit l'évêque qui n'y trouve que 800 habitants, tous baptisés sans doute, mais dont la moitié est polygame. Les deux missionnaires résident dans une mauvaise case en terre au milieu des marécages ; aussi leur donne-t-il la consigne de rechercher au plus vite un emplacement plus sain sur la terre ferme.

A son vicariat est également rattachée la Gambie où, lors de la suppression de l'esclavage, les Anglais avaient rapatrié un certain nombre d'esclaves libérés. Dans la ville de Bathurst, Mgr Kobès, en 1850, avait installé une mission dotée de prêtres, d'église et de religieuses de l'Immaculée Conception. Trois Pères, deux Frères et 5 religieuses reçoivent l'évêque dans leurs résidences bien construites. D'une population de 8.000 habitants, en majorité protestants, la paroisse compte plus de 2.000 catholiques et l'école la plus prisée de la ville. Pour cette raison, et parce que le dévouement de la mission est reconnue de tous, le Gouverneur se montre très favorable. L'évêque va le saluer.

Après la visite du Sénégal et de la Gambie, Mgr Barthet devait encore prendre contact avec la partie la plus lointaine de son vicariat, celle du Soudan français. Son immédiat prédécesseur, Mgr Picarda, l'avait acceptée à la demande du Commandant supérieur, malgré l'emprise de l'Islam. Quatre Pères et deux Frères avaient été envoyés en 1888 jusqu'à la ville de Kita, à 1.200 kilomètres de StLouis. Dans le village de Bangassi, proche de Kita, ils avaient créé, sur un terrain de six hectares, un internat pour fils de chefs et un orphelinat pour enfants rachetés. Le Soudan demande maintenant à Mgr Barthet l'aide de la mission pour l'hôpital de l'importante ville administrative de Kayes. Il y enverra, en 1892, deux missionnaires et plusieurs religieuses de Cluny. Il créera aussi à Dinguira, près ce Kayes, avec l'aide de la Société Anti-esclavagiste, une œuvre pour de jeunes esclaves libérés, garçons et filles, d'où sortiront des catéchistes.

Peu de temps auparavant, la mission de Thiès avait été alertée par un événement tragique qui s'était déroulé dans son voisinage. Non loin vivent des villages païens, Nones Diobas, groupant une population d'environ 7 000 habitants. Indépendants et farouches depuis toujours ; protégés qu'ils sont par de profonds ravins et de hautes broussailles, ils rie cessent de razzier leurs voisins. Le gouvernement chargea un chef musulman de les pacifier. Dès qu'il se présenta, son armée fut mise en déroute, laissant dans les deux camps de nombreux blessés. Les missionnaires de Thiès accoururent et les soignèrent tous, avec un total dévouement. "Votre cœur est meilleur que le nôtre" reconnaissent les Diobas ... qui ouvrent leurs villages aux missionnaires. Apprenant ce revirement des Diobas, il faut mettre, pense l'évêque, ces villages sous la protection de la Vierge Marie vénérée au Mont Roland ; elle attirera les bénéficions du ciel sui ces païens qui s'ouvrent à nous. Il en écrit à l'évêque de Saint-Claude, aussitôt favorable. Dans son diocèse, le collège de Dole, ou précisément Mgr Barthet avait fait ses études secondaires, vérérait une statue miraculeuse de la vierge, datant disait-on du IVème siècle, devant laquelle, au VIIIème siècle avait prié le chevalier Roland, le preux de Charlemagne. Depuis, la statue s'appelait Notre-Dame du Mont Roland.

Mgr Barthet écrit alors au Père Edmond de Gigord, directeur du collège de Dole : "Je vais m'occuper de faire explorer le pays des Diobas afin d'y découvrir une colline qui rappelle un peu la vôtre ; puis j'irai déterminer l'emplacement de la future chapelle où, je l'espère, N.D.du Mont Roland aura un jour ses pèlerinages."

En vue d'uniformiser l'activité de tous ceux qui, dans un diocèse, sont chargés du ministère, Rome demande aux évêques de tenir de temps en temps des synodes où sont codifiées les prescriptions, les habitudes, les façons de faire, propres à chaque entité religieuse. "Le moment est venu, écrit l'évêque le 24 novembre 1892 à ses missionnaires, d'écouter les prescriptions de Rome et d'uniformiser pour le bien des chrétiens - ils sont près de 30.000 dans le vicariat et la préfecture - l'apostolat missionnaire." Leur soumettant ses réflexions, le synode, précise-t-il, se tiendra à Dakar du 16 au 18 janvier 1893. A la date fixée, 32 des 43 missionnaires se répartissaient, sous sa présidence, en commissions particulières et générales, et élaboraient une vaste série d'ordonnances, qui parurent en un volume de 230 pages à l'imprimerie de Ngasobil.

Cette même année, au chœur du sanctuaire de Poponguine, il ajoutait la nef et le clocher. - Pendant que dans les premiers mois de l'année, il reprenait sa tournée de confirmations dans les missions de la Petite Côte, un événement exceptionnel, et très heureux pour la paroisse de Joal s'y déroulait. Une éclipse de lune y était prévue pour le 16 avril. Pour l'observer scientifiquement des astronomes de Paris étaient venus y planter leurs tentes et leurs lunettes, annonçant à l'avance ce qui allait se passer, et le moment venu, faisant observer l'éclipse, en particulier par les marabouts, les empêchant ainsi, à la satisfaction du Père Lamoise, de faire croire, comme les fois précédentes, que leurs prières avaient empêché un monstre de dévorer la lune, récoltant alors force poules, moutons, et prestige.

L'évêque eut aussi la joie de recevoir la visite d'un confrère qui deviendra célèbre, Mgr Le Roy, évêque du Gabon. Avec le petit cotre, il visite ces mêmes missions, s'arrêtant longuement à Ngasobil et à Fadiout. Artiste dessinateur, Mgr Le Roy reproduit sur son calepin ces tombes àcoquillages d'un genre très nouveau.

Le mouvement de conversions se continuant dans les environs de Thiès, Mgr Barthet pense le moment venu de réaliser le projet du pèlerinage de N.D. du Mont Roland et de le placer dans la région de Ndoute très peuplée. Sur la colline de Trévigne, qui ne tardera pas à s'appeler Mont Roland, il obtient dix hectares de l'administrateur du Cayor. Une loterie organisée par les élèves du collège de Dole permet les premières constructions. (2) Parmi les souscripteurs, permettez-nous de citer quelques noms de familles : de Broissia, Delacroix, Gros, Brun, Rossigneux, Bonnefoy, de Guiseuil, Marmot, Lebeau, Simonot, Guichard, Chevassus, Vuillermez, Senger, Grapinet, Cretin, Bourgeois, Pernet, Lançon, . ... mais la liste complète serait beaucoup plus longue.

Dans les premiers jours de 1894, une chapelle y reçoit la statue en fonte de N.D. du Sacré-Cœur, réplique de celle de Dole, donnant l'occasion de nombreux baptêmes.(3) Cette statue a été offerte par Melle de Froissard, fille du marquis Fr. de Bersaillin.

L'année suivante, l'évêque aura la satisfaction d'écrire à celui de Saint-Claude : "J'ai ordonné prêtre, aux quatre temps de carême, l'abbé Louis César du séminaire de Ngasobil, et d'admettre à la vie religieuse deux novices des Sœurs indigènes. Les provinces du Baol, du Diéghem, du Sine, du Saloum, nous demandent chez elles. Il nous faudrait des ouvriers apostoliques. La mission continue sa marche en avant. Dans deux ans j'espère ordonner l'abbé Antoine Pellegrin. "Le commerce de l'arachide se développant en Casamance, les 900 chrétiens de l'île de Carabane se construisent une vaste église au fronton orné d'une belle rosace.

Pour la même raison, le port de Ziguinchor prend une grande importance. Du temps des Portugais, les baptêmes avaient été multipliés sans grand souci de la formation religieuse. Résidant maintenant dans une belle communauté un peu à l'écart du port, parlant couramment le créole portugais, les Pères ont multiplié les séances le catéchisme et obtenu une fréquentation assidue aux sacrements ; ils visitent aussi régulièrement les villages qui s'échelonnent le long du fleuve.

L'évêque compte maintenant 36 années de mission, aux Indes et en Afrique. Le ler juin 1898, il écrit à son supérieur général : "Nous avons eu hier le pèlerinage annuel de N.D. de la Délivrande à Poponguine. Il a été plus imposant que jamais ; c'est dans un jour comme celui-là qu'on constate le progrès accompli grâce aux peines, aux sueurs et aux fatigues des missionnaires. J'ai officié ponfificalement tout la journée."

Peu après, il devait malheureusement ajouter : "Mes ennuis de bronchite, qui me paralysaient déjà parfois aux Indes, me reprennent de plus en plus, gênant mes déplacements indispensables à travers mon vaste vicariat." Pour le soulager, Rome confiait la préfecture de Saint-Louis à son vicaire général, le Père Pascal. Les difficultés de santé redoublant, l'évêque offrait sa démission qui était acceptée en juin 1899. Avant de quitter le Sénégal, dans sa dernière lettre pastorale datée du 21 du même mois, il communiquait aux Pères et aux chrétiens l'encyclique du Pape Léon XIII consacrant le genre humain au Sacré-Cœur.

Rentré en France, Mgr Barthet prit sa retraite à Pierroton, maison de repos, dans les pins, à 30 kilomètres de Bordeaux sur la route du Cap Ferret. Entouré de soins assidus et de vénération profonde, le convalescent apprécia ce climat bénéfique à sa santé. Heureux de pouvoir bientôt rendre quelques services, il demanda à rejoindre la communauté spiritaine de Bordeaux, elle-même honorée de l'accueillir.

Il n'oubliait pas ses chers sénégalais et souvent, tandis qu'il était assis devant sa table de travail, ses yeux se levaient vers une carte de l'Afrique occidentale et ses pensées allaient à ceux qu'il avait évangélisés et à ceux qui continuaient si courageusement sa tâche inachevée.

Mais l'énergique prélat supportait mal l'inactivité extérieure aussi le vit-on souvent répondre avec joie aux appels que lui adressaient les évêques de France, et faire des tournées de confirmations dans les diocèses de Limoges, Périgueux, Versailles, Troyes, Bourges, d'autres encore. On sait aussi avec quel empressement il accomplissait les fonctions d'évêque auxiliaire dans l'archidiocèse de Bordeaux. Pour répondre aux désirs qui étaient manifestés, il se multipliait. Il aurait voulu pouvoir faire davantage encore pour rendre moins pénibles les charges pastorales du cardinal Lecot et du cardinal Andrieu.

Mais les fonctions épiscopales ne l'absorbaient pas tout entier. Il s'intéressait à toutes les œuvres bordelaises, surtout à celles qui s'adressaient aux ouvriers. N'était-il pas président d'honneur de l'association des cheminots catholiques, dont il présidait la fête annuelle à Libourne ? Les associations d'adolescents et d'étudiants l'appelaient si souvent qu'on le surnommait parfois l'évêque des jeunes. - Les nombreuses relations qu'il avait conservées en Afrique lui permettaient aussi de rendre de réels services soit à des colons, soit aux maisons de commerce de Bordeaux, soit aux jeunes qui partaient au-delà des mers. Dieu seul sait tout le bien que faisait à ses compatriotes le vieil évêque missionnaire.

L'année 1912 était celle du 50ème anniversaire de son ordination sacerdotale. Après avoir reçu la bénédiction de S.S. Pie X, il disait : "Je travaillerai encore, si Dieu le veut." Mais le 31 octobre devait être le jour de sa naissance au ciel.

Par une lettre circulaire le cardinal Andrieu annonçait sa mort et ses funérailles : "Nous venons vous communiquer un deuil qui sera vivement senti, non seulement par les prêtres, mais par les fidèles du diocèse. Le vénérable évêque d'abder, Mgr Barthet, si connu et si aimé dans notre Gironde, s'est éteint doucement mercredi . ... Mgr Barthet est mort comme les patriarches, plein de jours et de mérites. La Providence s'était montrée généreuse à son égard. Elle lui avait donné une nature droite, un caractère énergique, un cœur sensible, un foi vive, une piété profonde, un zèle capable de tous les sacrifices, car il était soutenu par un grand amour de Dieu, de l'Église et des âmes."

L'office funèbre se déroula majestueux dans le cadre grandiose de la cathédrale ; la vaste nef fut bientôt remplie et beaucoup de personnes ne purent pénétrer. Le cardinal Andrieu célébra pontificalement la messe de requiem. Cinq absoutes ont été successivement données. Puis lentement le cortège s'est rendu au cimetière de la Chartreuse, salué au passage par la foule qui forme des haies épaisses des deux côtés des voies suivies.

Quelques semaines plus tard, une lettre du curé de Chandemagor arrivait à Bordeaux: "La nouvelle de son décès a ému toute la ville de Chandernagor, Européens et Bengalis, catholiques et Indiens, tant le Père Barthet avait laissé un si bon souvenir. Aussitôt les catholiques de la ville ont formé un comité pour lancer une souscription afin de faire célébrer pour le repos de son âme un service solennel, et aussi pour lui élever un mémorial afin de perpétuer son nom, dans la très belle église dont il a doté Chandernagor. "

Comme nous terminions cette notice biographique, le Père Emir Gaulard, originaire du Jura, nous révélait le jumelage de Thiès et de Saint-Claude, en nous communiquant la semaine religieuse qui publie la lettre de Mgr Jacques Sarr à Mgr Gilbert Duchêne. Ainsi N.D. du Mont Roland continue de veiller sur la collaboration de ceux qu'elle a fait se rencontrer il y a un siècle par l'entremise de Mgr Barthet. Dieu soit loué. Alleluia!
Jean Delcourt curé de Gorée de 1971 à 1988.

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